. LE MONDE | 27.02.02 | 15h47
CARNET DE ROUTE
Le tourisme israélien sauvé par la communauté baha'i à Haïfa
Haïfa (Israël) de notre envoyée spéciale
Prosterné, le front posé sur un tapis persan, l'homme prie. Puis il se relève
lentement, tout à son recueillement. Le regard rivé sur le "saint des saints", il sort à
reculons du mausolée. Le jeune Occidental se rechausse alors et gagne les jardins qui, surplombant
le port de Haïfa, au nord d'Israël, servent d'écrin à la tombe du Bab (la
porte, en arabe). De son vrai nom Siyyid Ali-Muhammad, l'un des fondateurs de la foi baha'i est
enterré sur les flancs du mont Carmel depuis 1909. La montagne, où le prophète Elie
aurait défait les prêtres de Baal, est depuis devenue le lieu de pèlerinage le plus
important au monde pour les cinq millions d'adeptes revendiqués par cette religion, apparue en
Iran en 1844.
Fondée sur l'universalisme et la croyance en un créateur unique, prônant
"l'égalité entre les sexes, l'éducation obligatoire, le progrès
social", la foi baha'i défend aussi l'idée que les religions qui l'ont
précédée ne constituaient qu'une préparation à son avènement.
"Descendant de l'islamisme comme la chrétienté descend du judaïsme", selon
la formule consacrée de ses adeptes, la foi baha'i a fait l'objet de persécutions
dès sa création.
Aujourd'hui encore en Iran, 300 000 baha'i souffrent de discriminations. Le Bab,
lui, en est mort, exécuté en 1850 à Tabriz, tout comme plusieurs milliers de ses
fidèles. Son successeur spirituel, Baha'u'llah (la gloire de Dieu) fut emprisonné,
puis exilé à Bagdad et Constantinople, avant d'être assigné à
résidence à Saint-Jean-d'Acre, colonie pénitentiaire de l'Empire ottoman, en
1868. Durant cet exil, la deuxième autorité de la foi baha'i décréta que le
mont Carmel, situé près de Saint-Jean-d'Acre, était prédestiné pour
accueillir la sépulture du Bab.
Au début du XXe siècle, un mausolée en pierres dorées fut donc bâti
pour abriter ses restes. Puis le site fut progressivement embelli. En 1953, un imposant édifice,
surplombé d'un dôme en or, vint chapeauter le tombeau original. La communauté
baha'i y établit aussi son centre mondial et édifia un bâtiment dans le plus pur
style grec classique, où sont conservés les écrits du Bab.
Mais ce ne sont ni les commandements du Bab ni les audaces architecturales du site qui attirent
chaque année des centaines de milliers de personnes sur les versants du mont Carmel. En un
demi-siècle, les baha'i ont transformé la montagne caillouteuse en un jardin à la
française qui dévale la pente en une succession de dix-neuf terrasses impeccablement
entretenues. Sur un kilomètre de dénivelé, le gazon anglais rivalise de verdeur avec les
allées de graviers rouges et de galets blancs ; des fontaines chuchotantes jalonnent une
promenade entre les arbres exotiques, les oliviers centenaires et les innombrables rosiers.
Inaugurées au printemps 2001, les neuf nouvelles terrasses qui coiffent le tombeau ont
renouvelé l'intérêt des Israéliens pour l'endroit. Alors que les touristes
se comptent désormais sur les doigts d'une main, 800 000 personnes ont, depuis
juin 2001, arpenté gratuitement les jardins. Selon le directeur américain du centre,
Douglas Samimi-Moore, ils devraient accueillir 1,5 million de visiteurs par an, parmi lesquels
quelques centaines seulement de croyants. "Les baha'i ne pratiquent pas le
prosélytisme ; en Terre sainte, cela a même été formellement proscrit par le
Bab, précise-t-il. Chacun doit atteindre sa propre vérité." Les
autorités israéliennes laissent donc vivre comme bon leur semble les 700 volontaires
baha'i, installés à Haïfa.
Loin des considérations religieuses, la municipalité a compris l'intérêt
qu'elle pouvait tirer de la manne drainée par les visiteurs. Sa stratégie touristique
évoque certes les activités liées à la mer et la réhabilitation d'un
quartier fondé par les templiers allemands au XIXe siècle, mais elle s'appuie
surtout sur le caractère exceptionnel du site baha'i. Enthousiaste, le maire n'hésite
pas à qualifier les jardins de "huitième merveille du monde". Le pari semble
payer : alors qu'à travers tout le pays le tourisme est en berne, les hôtels de
Haïfa sont avec ceux d'Eilat, la cité balnéaire de la mer Rouge, les seuls à
avoir connu une fréquentation en hausse en 2001. "La mairie est plutôt
coopérative", reconnaît sobrement M. Samimi-Moore. Pour construire le pont
nécessaire au passage entre le tombeau du Bab et les terrasses supérieures, la ville a
accepté d'abaisser de 5 mètres l'une des artères les plus passantes de la
ville. En devenant un haut lieu du tourisme israélien, la communauté baha'i a mis toutes
les chances de son côté pour demeurer dans le pays un havre de paix, hors du temps et du
conflit.
Stéphanie Le Bars
©Copyright 2002, Le Monde (France)
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