Reportage à Abingdon, où David Kelly rejoignait une communauté de croyants.
Abingdon (Oxfordshire) de notre envoyé spécial
"David était un homme généreux, intègre, dépourvu de la moindre arrogance, qui ne se poussait jamais du col. Il n'en avait
pas besoin. Il ne montrait jamais qu'il était un génie.
Il était totalement dépourvu de prétention" : la voix de Samii Manoocher est blanche, mais bien
posée, seuls les yeux brillants disent l'émotion contenue.
Responsable de la cellule bahaïe de la petite ville d'Abingdon, ce Britannique de souche iranienne a bien connu le scientifique, qui
s'était converti à cette confession en 1999, "de sa propre volonté par le truchement d'amis à New York, car notre foi interdit
toute forme de prosélytisme".
La maison mitoyenne étriquée de cet ingénieur expert de l'Internet borde une ruelle de la périphérie d'Abingdon, charmante
petite ville à une heure de route de Londres. Dans le salon minuscule trône un imposant poste de télévision posé sur un tapis
élimé multicolore. Outre les inévitables portraits de famille et quelques babioles, la bibliothèque comprend des récits de voyage,
l'atlas du Times, des dictionnaires et des romans de poche. Rien, ici, dans cette maison modeste, qui trahisse la moindre adhésion à la
foi bahaïe. A l'exception d'une revue aux pages jaunies, intitulée "A Profile of The Baha'i Faith", négligemment
"oubliée" sur une petite table, aux côtés d'une assiette de biscuits au chocolat amer. L'éditorial proclame : "Le
thème principal de notre fondateur est l'unité. Il n'y a qu'un Dieu et toutes les religions représentent une croyance en Dieu,
éternelle et immuable. L'humanité n'est qu'une seule race destinée à vivre en paix et harmonie."
A peine arrivé avec la tasse de café noir, notre hôte, petit, alerte, portant un T-shirt et un jean fatigué, ne se fait pas prier pour
narrer la saga du Dr Kelly : "C'est cela que David aimait, cet ordre nouveau planétaire légué par Baha'u'llah qui n'a
rien à voir avec celui de Bush ou de Blair." L'absence de divinités, de clergé, d'hymnes ou de sacrements, le dépouillement du
rite limité aux prières quotidiennes - la simplicité de ce culte avait attiré le savant à l'allure monacale.
Ce Gallois qui n'avait jamais oublié ses racines ouvrières des vallées minières appréciait l'élection à bulletin
secret par les 6 000 bahaïs britanniques de l'instance suprême, l'assemblée spirituelle nationale.
Illustrée par l'interdiction de l'alcool, la chasteté en dehors du mariage et la pratique du jeûne islamique (ramadan),
l'hygiène de vie prêchée convenait à cet ascète qui dévorait plus facilement un ouvrage technique qu'un repas
gastronomique.
UNE CORDE SENSIBLE
Enfin, la lutte contre les préjugés de tout genre, en particulier religieux et politiques, touchait une corde sensible chez ce pacifiste dans
l'âme, nourri de la Bible. Les persécutions dont les bahaïs, considérés par l'islam rigoriste comme des hérétiques,
sont l'objet dans le monde arabe et en Iran l'horripilaient. Ainsi, après la révolution khomeiniste de 1978, Samii, alors âgé de
six ans, avait fui avec sa famille en Grande-Bretagne. Dignitaire bahaï, son père avait été menacé de mort par les extrémistes
chiites. Il se montre aujourd'hui peu disert sur la situation des bahaïs au Proche-Orient, "pour ne pas les mettre en danger dans un environnement
difficile".
A écouter le chef de "l'assemblée spirituelle locale d'Abingdon" - c'est son titre officiel -, David Kelly était
totalement inséré dans ce cénacle d'une quinzaine d'adeptes.
Reste qu'en raison de son agenda surchargé et de ses voyages, on le voyait peu à la seule obligation religieuse bahaïe. Tous les dix-neuf
jours, la communauté doit se réunir pour la célébration en commun du "festin". Cette assemblée, qui se tient au domicile de
l'un des fidèles, consiste en lectures de prières et de textes sacrés ainsi qu'en discussions sur les questions administratives ou
financières intéressant la communauté. Le tout est couronné par un petit repas.
David Kelly n'avait jamais reçu ses coreligionnaires dans sa demeure patricienne du XVIIIe siècle. Par respect, dit-on, envers
sa femme Janice et ses filles, qui ne se sont pas converties. Aussi peut-être en raison d'un mode de vie plus bourgeois symbolisé par son grand
cottage niché à Southmoore, riche village situé à une dizaine de kilomètres d'Abingdon. A l'évidence, l'universalisme
bahaï n'a pas eu raison des divisions de classe qui demeurent aiguës dans la calme campagne des "shires".
D'après M. Manoocher, la question des ADM n'avait jamais été évoquée en présence de l'expert, qui était
un "scientifique pur, sans mission politique. David avait mis ses énormes connaissances au service de la paix, pas de la guerre". Le sourire se
fige, le ton de la voix devient toutefois plus grave, presque sentencieux quand le visiteur mentionne la pression médiatique qui s'était
déchaînée sur ce quinquagénaire réservé : "Confronté à un tel supplice, je suppose qu'il a prié et
trouvé le réconfort en se soumettant à la volonté divine."
Marc Roche
Persécutés en Iran, réfugiés en Occident
La foi bahaïe est née en Iran d'une dissidence au sein de l'islam au XIXe siècle, à l'initiative d'un
marchand de Chiraz, appelé de son nom mystique Bab, préconisant l'égalité entre les hommes et les femmes, l'éducation des
filles, la réduction des écarts sociaux. Poursuivi comme révolutionnaire, Bab est fusillé à Tabriz, le 9 juillet 1850. Fils de
notable, Hossein Ali Nouri (1817-1892), appelé Baha'u'llah (la gloire de Dieu), prend la relève et devient "messager divin
universel".
La foi bahaïe croit au Dieu unique et défend la promotion de la femme, refuse toute discrimination, respecte l'écologie, encourage le
dialogue des religions. Malgré les protestations internationales, ses fidèles sont persécutés en Iran, où l'islam chiite ne
conçoit pas une Révélation postérieure à la sienne, s'inquiète de leur mixité et de leur absence de clergé. Les
bahaïs ont fui en Europe et aux Etats-Unis. Ils sont 6 millions dans le monde (dont 2 000 en France), et leur centre principal est à
Haïfa (Israël), où est vénéré le tombeau du Bab.