LES RELIGIONS ET LES PHILOSOPHES DANS L'ASIE CENTRALE
CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES
Tout ce que nous pensons et toutes les manières dont
nous pensons ont leur origine en Asie. Il est donc inté-
ressant de savoir ce que l'Asie pense encore et comment
elle le fait; une curiosité de ce genre se trouve déjà assez
justifiée par les motifs que j'en allègue, du moins pour
les hommes qui aiment à ne pas perdre de vue les traces
de l'histoire. Mais si l'on réfléchit que nos rapports de
toute nature avec les peuples qui occupent les parties
orientales de notre globe deviennent chaque jour plus
nombreux, plus féconds, et que nos intérêts, les matériels
comme les politiques, les plus relevés comme beaucoup
de ceux qui le sont moins, sont engagés et le deviendront
chaque jour davantage dans de telles questions, on ad-
mettra tout à fait, non plus seulement l'opportunité, mais
bien l'utilité directe et pratique de connaître du mieux
possible la conscience intellectuelle et morale de ces
2 CARACTERE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
peuples, que, bon gré mal gré, nous voulons instituer nos
associés.
Avoir affaire aux nations sans les connaître, sans les
comprendre, c'est bon pour des conquérants; moins bon
pour des alliés et même pour des protecteurs; et rien
n'est plus détestable et plus insensé pour des civilisateurs,
ce que nous avons la prétention d'être.
Je ne crois donc pas me placer en dehors des nécessités
générales de ce temps, ni faire un livre de pure spécula-
tion en venant analyser d'aussi près et aussi bien que je
le pourrai les notions religieuses, philosophiques, mo-
rales et même les habitudes littéraires actuelles des habi-
tants de l'Asie Centrale. Peut-être les résultats que je vais
présenter et les considérations auxquelles ees résultats
donneront lieu pourront-ils fournir l'explication de beau-
coup de faits qui, jusqu'à présent, semblent être impar-
faitement compris, en admettant même qu'ils le soient un
peu.
Ce qui importe avant tout, dans cette étude, c'est de
considérer la vraie nature du génie asiatique.
Lorsqu'un Européen embrasse une doctrine, son intel-
ligence se porte assez naturellement à renoncer à tout ce
qui n'y appartient pas, ou du moins à ce qui produirait
un contraste trop marqué. Ce n'est pas qu'une telle opé-
ration soit chose facile ni simple. Si l'on parvient assez
aisément à reconnaître que le noir et le blanc sont incom-
patibles et que, pour conserver l'une ou l'autre de ces
couleurs dans un état désirable de pureté, il importe de
l'isoler et de supprimer sa rivale, l'esprit possède rare-
ment l'énergie suffisante pour rendre la séparation aussi
absolue qu'elle devrait être, et il conserve le plus sou-
vent un peu de l'opinion qu'il n'a plus, ou même encore
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DKS ASIATIQUES. 3
de l'opinion qu'il n'a pas. 11 est possible dans des décla-
rations claires, nettes, de rejeter tels ou tels dogmes, mais
il ne Test pas autant de se soustraire à telles ou telles
conséquences de ces mêmes dogmes, à des notions qui
n'existeraient pas sans eux : en un mot, le nombre des
consciences résolument blanches ou noires est rare par-
tout ; ce sont les grises qui se rencontrent le plus fréquem-
ment.
Toutefois, je le répète, il faut convenir que, de tous les
peuples qui furent jamais, ceux de notre partie du monde,
je dis nos contemporains, sont encore ceux qui ont
réussi davantage à se donner des croyances d'apparence
homogène. Il n'en va pas de même des Asiatiques. Ils
sont tellement loin d'un pareil résultat, qu'ils n'en con-
çoivent même pas l'utilité; ils lui tournent le dos et
leur préoccupation est moins de chercher^ ainsi que
nous, un état de vérité bien circonscrit, bien déterminé,
clos de murs, garni de sauts de loups infranchissables à
Terreur, que de ne pas laisser échapper une seule forme,
une seule idée, un seul atome de forme ou d'idée percep-
tible à l'intelligence; voilà ce qu'ils estiment être la
vérité; les antinomies ne les effarouchent pas^ l'immeu-
sité des terrains les ravit, le vague des délimitations ou
plutôt l'absence de bornes leur semble de première obliga-
tion, si bien que, quelle que soit la thèse soutenue devant
eux, cette thèse sera importante et digne de leur sym-
pathie, non pas suivant la mesure de l'élan qu'on y re-
marquera vers l'exactitude, mais suivant la minutie de la
recherche attachée à quelque point négligé jusqu'alors,
et que sa subtilité permet de faire, sinon même entrevoir,
au moins rêver.
C'est l'usage immodéré de la méthode inductive qui a
4 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
amené celte disposition morale. Elle a aiguisé les intelli-
gences très finement, mais, en même temps, elle les a
trempées d'une sorte de scepticisme inconscient qui
résulte du besoin même de ne pas mettre de bornes à la
curiosité métaphysique. Elle a montré tant de choses
diverses, elle promène si bien les imaginations au milieu
des paysages les plus variés, elle est toujours si disposée
à les conduire au fond des abîmes après les avoir fait
planer au plus éthéré des hauteurs^ qu'il ne reste plus
ni Tenvie, ni le besoin, ni le temps de s^attacher défini-
tivement à aucun des résultats qu'elle présente. On se
laisse bercer dans cette vague atmosphère, ou mieux, l'on
éprouve sans cesse le sentiment qui fait marcher avec
joie les voyageurs dans certaines contrées de montagnes;
le chemin est étroit, sans horizon, la route invisible ;
les rochers s'élèvent à droite et à gauche, menaçant de
dérober la vue du dernier lambeau d'azur qui domine
leur sommet; on ne sait comment on sortira; on avance
pourtant, et enfin le passage se montre; puis nouveaux
doutes, nouvelle issue, et bientôt Ton ne marche plus
pour avancer, mais seulement pour le plaisir de dénouer
la perpétuelle énigme de la route.
Ainsi des Orientaux et de leurs horizons philosophi-
ques. Nous dirions, et non sans justesse, que l'habitude oii
est leur jugement de se livrer sans fin ni trêve à une
gymnastique aussi exagérée a dû le disloquer. C'est la
vérité pure; ils sont pleins de feu et d'une facilité d'in-
tuition la plus alerte et la plus adroite du monde ; ils
excellent, comme on dit, à fendre un cheveu en quatre^ et
de ces quatre intangibles ils feront un pont qui portera
voiture; ils verront matière à des méditations sans li-
mites, non sans valeur, sur la notion la plus minuscule;
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 5
mais il est certain, en même temps, que cette faculté
morale que nous appelons le bon sens et qui, soit dit en
passant, nous déprime pour le moins aussi souvent
qu'elle nous guide, n'est pas chez eux en équilibre par-
fait avec leur puissance Imaginative et leur rapidité de
conception ; à vrai dire, le bon sens manque chez eux ;
aussi n'en aperçoit-on guère la trace dans leurs affaires de
quelque ordre que ce soit. Tout ce qui les mène et les
pousse y est généralement étranger. Leur vie entière s'é-
coule à n'en faire presque aucun usage. Les grandes
choses, peu communes partout, leur sont cependant plus
accessibles et plus familières que les choses raisonnables.
Certes, rien n'est fâcheux dans la conduite des affaires
positives comme ce vacillement perpétuel du jugement.
Aussi voit-on, dans les siècles actuels, les Orientaux, qui
ne manquent, assurément, pas plus de courage et de réso-
lution que d'esprit, devenir, à tous les degrés, les vic-
times d'aventuriers européens coulés dans un métal bien
inférieur au leur, mais plus rigide. Ce qui n'est pas moins
digne de remarque, c^'est que cette infériorité, si fâcheuse
pour eux^ à notre avis, ne les affecte pas autant que nous
serions portés à le supposer. Ce n'est pas dans les avan-
tages de la vie matérielle, de la vie sociale ou politique
que les Asiatiques ont placé l'idéal du souverain bien.
La première de toutes les affaires, à leur sens, et je parle
ici de la disposition générale parmi eux, c'est de con-
naître le plus possible et avec le plus de détails possible
les choses supernaturelles. Toutes les nouvelles qu'on
leur en apporte, quelle qu'en soit la source, ont du prix
à leurs yeux. Pour peu qu'ils aient acquis en vous un
certain degré de confiance, les Asiatiques sont disposés à
vous livrer ce qu'ils savent de cet objet de leur souci en
6 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
échange de ce que vous savez vous-mêmes. Ils ont be-
soin du monde qu'on ne voit pas ; ils le sentent peser
sur eux ; ils se débattent contre l'impression perpétuelle
du mystère ; ils cherchent quelque chose au-dessus de la
vie courante et, dans une agitation, dans une attente,
dans un désir, dans une fièvre qui ne se calme pas, on
les voit en alerte, leurs yeux cherchant à s'ouvrir sans
mesure, regardant en Tair et partout, inquiets de la vie à
venir bien plus que de tout ce qui est au monde. Ils ont
peur de manquer Dieu ou même que Dieu les manque.
Si certaines classes de leur société étaient seules ainsi
disposées, ce ne serait pas une grande merveille. Mais,
encore une fois, le trait important, c*est que toutes les
classes sont livrées au mê me démon, et on le sent aussi
vif chez le dernier des muletiers que chez le premier des
mouUas. Chacun, à vrai dire, en Asie, a l'esprit ecclésias-
tique ; chacun aime à exposer, à démontrer, à prêcher et
à entendre prêcher. Il n'est là personne, pas même tel
mauvais garnement qui, à certains moments, ne sache
prendre, non pas tant pour tromper autrui que pour s'édi-
fier lui-même, un ton de nez fort dévot et déduire des
considérations dogmatiques dont on ne se serait pas
attendu à trouver même l'instinct le plus superficiel uni
à cette chemise déchirée au cabaret, à ce poignard fan-
faron et à ce bonnet de travers. Il ne faut pas non plus
méconnaître qu'il ne s'agit pas ici de tels ou tels reli-
gionnaires, mais bien de tous les Asiatiques : les obser-
vations qui précèdent s'appliquent à la généralité, sans
distinction de culte. Voilà donc que ces cultes, sans dis-
tinction, je le répète, sont rapprochés les uns des autres,
en dépit de leurs divergences, par ces trois premières
causes de sympathie : usage commun des méthodes in-
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 7
ductives poussées à l'excès, curiosité exagérée des faits
théologiques, habitude de divaguer.
Il n'est de vraiment haineuse que l'opinion qui, pétri-
fiée en elle-même, ne parle pas. Les Indépendants de
Cromwell, les Puritains de la Grande Rébellion étaient
fort dangereux pour les catholiques, parce qu'aucune con-
sidération n'aurait pu amener ces sectaires à raisonner
avec des gens condamnés une fois pour toutes. Mais quand
on dispute, on discute et, quand on discute, on cause, et
c'est ici le cas de répéter après le Maréchal de Montluc
que ville qui parlemente et femme qui écoute sont près
de se rendre. La passion des Orientaux pour les entre-
tiens de philosophie et de religion les a accoutumés à
tout entendre, et quand il est arrivé deux fois que le
moulla le plus disposé à l'intolérance s'est rencontré avec
des juifs, des chrétiens ou des guèbres, voire même avec
des Banians hindous, il se sent disposé à un certain calme,
d'autant qu'avec la mobilité naturelle de son esprit il n*a
pas manqué de conserver en sa mémoire une partie des
arguments contraires à son opinion qu'il a entendu four-
nir, et il les garde moins pour réfléchir sur leur perver-
sité ou leur débilité que pour chercher à en tirer quelque
quintessence qu'il puisse mêler aux notions qu'il possède
déjà. Ces sortes de combinaisons constituent un arrange-
ment des plus usités. Les musulmans albanais se font
un devoir de brûler des cierges à saint Nicolas. Les chré-
tiens mirdites consultent avec respect les derviches. Les
femmes de Khosrova, en Chaldée, font des offrandes à
Notre-Dame pour obtenir des enfants et, si leur vœu a
réussi, elles ne manquent pas de se présenter à l'église,
afin de remercier, et elles prennent soin de s'informer
des rites qu'il leur faut accomplir afin de faire leurs
8 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
prières à la mode chrétienne, ce qui, suivant elles,
montre mieux leur déférence et leur bonne volonté. A
Pondichéry, le territoire n'étant pas très étendu, la con-
ciliation est allée encore au delà ; non seulement les mu-
sulmans ont adopté des Hindous et des chrétiens l'usage
des processions, qui leur est primitivement étranger et
qu'ils ont pourtant rattaché tant bien que mal au culte
parfaitement hétérodoxe de leurs saints, mais de plus les
trois communions se font un devoir et un mérite d'ob-
server leurs fêtes en commun et d'assister avec un égal
recueillement à leurs solennités mutuelles. Dans le goût
qui les rapproche, les communautés n'ont pas borné leur
éclectisme à la pompe de processions absolument sem-
blables. Les catholiques ont ajouté à leurs rites la repré-
sentation de drames religieux interminables qui, par le
système dramatique dans lequel ils sont composés, ne
permettent pas de méconnaître des copies des taziehs
shyytes et surtout des représentations brahmaniques.
Toutefois^ ce que j'ai vu de plus complet, en fait de mé-
langes de dogmes, s'est présenté à moi au temple du feu,
à Bakou. Ce sanctuaire, soit dit en passant, n'est nulle-
ment ancien comme on le suppose généralement. Il ne
remonte pas au delà du xvn« siècle, époque à laquelle
de nombreux marchands indiens fréquentaient les cours
des khans tatares de Derbent, de Goundjeh, de Shamakhy
et de Bakou. Ce sont ces négociants qui se sont avisés de
créer là des lieux de dévotion à leur usage. Les pénitents
par lesquels ces lieux sont habités aujourd'hui n'ont plus
aucune notion de religion positive. Tout s'est fondu, pour
eux, dans la pratique d'une complète insouciance ascé-
tique résultant d'un syncrétisme plus sceptique que
croyant. Je retrouvai là un ancien ami que j'avais connu
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 9
plusieurs années auparavant, parcourant en pèlerin des
contrées assez distantes. Mostanshah me fit assister à une
sorte de service divin qui fut célébré dans une des cel-
lules du temple avec accompagnement des petites cym-
bales guèbres ; sur l'autel, à côté des divinités sivaïques,
se montraient des vases appartenant au culte parsy, des
images russes de saint Nicolas et de la Vierge et des cru-
cifix catholiques; ces reliques si diverses étaient traitées
avec un respect égal. Les pénitents, tous tant qu'ils étaient
dans le temple, à cause de la chaleur des feux de naphle,
se promenaient à peu près nus, bien qu'on fût à la fin de
décembre. Mais leurs corps maigres ou plutôt décharnés
ne paraissaient pas plus sensibles aux influences physi-
ques que les âmes qu'ils renfermaient aux suggestions du
sens commun. Mon ami ne me cacha pas que la qualifica-
tion qui lui convenait, ainsi qu'à ses compagnons, était
celle de padri, qu'il m'assura être le mot anglais signi-
fiant « brahmane. » Il regrettait seulement que, depuis plu-
sieurs années, il ne fût pas venu à Bakou un homme
versé dans la science pratique des austérités, ce qui
m'expliquait pourquoi je n'apercevais pas de martyrs
volontaires. Du reste, il en prenait son parti comme de
tout au monde. Son langage était devenu aussi bigarré
que sa foi. Depuis que nous ne nous étions vus, il ne se
contentait plus de parler persan avec un mélange de plu-
sieurs dialectes hindous, il y avait ajouté un peu d'an-
glais_, un peu de français, un peu de russe et beaucoup
d'allemand, que lui avait appris un ouvrier livonien au-
quel il avait loué la moitié de sa chambre dans le temple,
car il y a en face une fabrique de bougies dont les ascètes
ne se montrent ni scandalisés ni importunés. On jurerait
qu'ils ne l'aperçoivent pas.
10 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
Dans les classes plus lettrées que celles auxquelles
appartiennent les exemples que je viens de citer, les
mélanges d'idées sont, sans doute, d'une nature moins
franche, mais ils y sont portés jusqu'à la complication la
plus illimitée. C'est là que l'on entre dans un véritable
pandémonium oii tout pénètre, s'embrasse, se mélange,
s'accepte, et n'expulse rien que le doute philosophique ;
il y a des natures de scepticisme qui s'en passent. L'his-
toire portant témoignage que, dès les âges les plus reculés,
l'Asie a ouvert l'oreille à toutes les assertions du super-
naturalisme, on peut comprendre quelle richesse effroyable
de théories s'y est produite, combien elle en a mariées et
que de générations de systèmes mixtes sont sorties de
pareilles alliances ; et rien de tout cela n'a été oublié, rien
perdu. Des transformations, moins importantes qu'on ne
saurait le supposer, ont à peine travesti les plus antiques
théories. C'est ce que j'ai montré déjà dans un autre
ouvrage^; on en verra dans ce livre la preuve la plus
éclatante, et sans cesse, à côté de ces ancêtres, sont venus
et viennent se placer leurs enfants et les enfants de leurs
enfants.
Si toutes ces doctrines et nuances de doctrines s'étaient
isolées, renfermées en des cercles définis de croyants,
il n'y aurait, dans un tel milieu, ni religions dominantes
ni religions d'État possibles. Telle est leur multitude que
le tableau en présenterait une série de petits groupes
insignifiants, au point de vue du nombre des sectateurs.
Mais ce n'est pas ainsi qu'il faut les concevoir et Ton peut
établir comme un fait incontestable que chaque tête
d'homme contient et fait vivre, en suffisante harmonie,
* Traité des Écritures cunéiformes, Didot, 1864.
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. H
une troupe plus ou moius considérable de conceptions
contendantes et que, au fond d'un même esprit, ces con-
ceptions, toujours en mouvement, toujours en procès,
dominent tour à tour ou s'éliminent les unes les autres,
de telle sorte que, pendant le cours de sa vie, leur ingé-
nieux appréciateur parcourt une gamme fort étendue de
croyances peu compatibles et souvent directement oppo-
sées.
Ceci n'empêche point que chacun possède en propre
une religion positive. On est musulman, juif, chrétien,
guèbre, Hindou, et tel on est né, tel on meurt. Les con-
versions proprement dites, d'une foi à une autre, sont
des plus rares el tellement onéreuses au petit nombre de
ceux qui s'y laissent aller que l'on voit généralement
leurs enfants, sinon eux-mêmes, revenir à la religion des
aïeux. On peut citer à cette occasion l'exemple de beau-
coup de juifs de Perse devenus musulmans, dont les uns
ont fait retour purement et simplement au mosaïsme,
tandis que les autres y ont ramené leurs enfants, tout en
restant dans leur foi nouvelle, et, ce qui est digne de
remarque^ c'est qu'il n'en est résulté, pour ces apostats,
aucune querelle avec les autorités du pays, bien que le
Koran édicté des peines mortelles contre un pareil crime.
Mais les raisons politiques qui ont amené le Prophète,
sans beaucoup de succès, à ne vouloir que des musul-
mans dans l'Arabie, et qui ont, de même, porté les Turcs
à se montrer sans pitié pour ce qui constitue chez eux
une désertion civile, n'existent pas ailleurs. La tolérance
pratique des idées l'emporte donc et on laisse chacun
libre de faire ce qu'il entend, à moins que des causes
toutes mondaines ne s'y opposent. Ainsi, il faut consi-
dérer, en général, la conscience d'un Asiatique comme
12 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
composée des ingrédients religieux et philosophiques
suivants :
1° Un titre à peu près nu de religionnaire ;
2° Une foi plus ou moins vive dans certains des pré-
ceptes du culte avoué ;
3° Une opposition résolue à beaucoup de ces préceptes,
fussent-ils des plus essentiels ;
4*" Un fonds d'idées tenant à des théories complètement
étrangères et qui prend plus ou moins de place ;
5° Une disposition constante à favoriser la pérégrina-
tion de ces idées et de ces théories et à remplacer les
anciennes par des nouvelles.
Le remplacement est d'autant plus assuré que théories
et idées auront davantage la saveur du contraste. Alors
l'heureux penseur suppose qu'il vient de s^ouvrir sur
l'infini une porte inaperçue jusque-là par lui et par les
autres.
Pareille organisation, ou, si on le préfère, pareille
désorganisation intellectuelle serait impossible chez nous,
et par plusieurs causes. D'abord, la méthode expérimen-
tale en laquelle les Européens ont une confiance absolue
et de routine laisse subsister un si faible goût pour le
supernaturalisme que la plupart des esprits l'excluent
absolument ou du moins n'en admettent que la plus pe-
tite dose. En outre, la discussion, chez nous, est ferme,
un peu brutale, et la plupart du temps sans réticences
essentielles, de sorte que le partisan d'une idée, à moins
de la garder pour lui seul, ce qui constitue un tête-à-tête
de difficile durée, est contraint de la risquer au milieu
du combat, et, par conséquent, de veiller à ce qu'elle
donne peu de prise sur elle. Il sera forcé souvent, bien
loin de lui permettre trop de licence, de la traiter en
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 1
chien de basse-cour, lui coupant la queue et les oreilles
pour laisser moins de prise à l'assaillant. C'est en cet
état qu'il la présente, et le résultat inévitable de ce
genre d'armement en guerre, c'est que le promoteur
d'une théorie, contraint d'avance à examiner ce cham-
pion avec sévérité pour ne pas le voir étranglé du pre-
mier coup, le traite sans complaisance, et lui-même se
refuse, autant qu'il en est capable,, à divaguer avec lui.
Si ridée ne concorde pas assez avec les notions aux-
quelles il est attaché, avant de la produire il Taura répu-
diée. Ces motifs de sévérité, ces garanties, ces barrières
n'existent pas pour l'Asiatique ; on peut dire, tout au
contraire, qu'il s'est arrangé de façon à ce que rien ne
pût gêner l'essor de sa fantaisie, et rien, en effet, ne le
gêne.
C'est une règle de sa sagesse antique, comme de celle
des philosophes de la Grèce, que toute opinion sur les
entités supérieures doit être environnée de mystère. En
premier lieu, le respect qu^on doit aux choses saintes
l'exige. Il n'est pas raisonnable (je parle ici le langage
des gens que j'observe) de jeter des vérités élevées devant
des esprits indignes de les concevoir^ et l'indignité résulte
tout aussi bien de la non-préparation et de la seule igno-
rance que de l'hostilité et du mauvais vouloir. Pour
mériter la participation à une doctrine quelconque, il faut
une initiation dont le caractère et les épreuves varient
suivant les bonnes ou mauvaises dispositions, connues
ou supposées, du néophyte. Quant à la divulgation in-
discrète, l'antiquité, par les accusations si fréquentes de
profanation des mystères dont elle a poursuivi plusieurs
de ses grands hommes, nous a fait assez voir combien
elle en était révoltée. Cette façon de penser, venue
14 CARACTÈRK MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
d'Asie, s'y est conservée tout entière. C'est une des
causes latentes, mais certaines, qui justifient la répu-
gnance des musulmans à laisser les chrétiens ou les juifs
entrer dans leurs temples. Il en est de même pour ceux-
ci quant à leurs lieux de prières, et pour les guèbres
quant à leurs ateshgâhs. Chez tous, la raison de la dé-
fense est la même que chez le prêtre de la grande Diane
des Ephésiens.
Ensuite, il n'est pas bon d'exposer sa foi à l'insulte des
incrédules, attendu que l'on peut rencontrer un sophiste
qui profitera de sa supériorité d'adresse pour ébranler
chez le fidèle des idées, en elles-mêmes incontestables,
mais que leur partisan ne saura pas défendre. De sorte
que le malheureux, frappé par son imprudence, déchu
des augustes prérogatives du croyant, se trouvera dans
la même position qu'un voyageur dépouillé de son or
par des bandits. L'or et la foi n'auront rien perdu de
leur valeur; mais, dans les deux cas, la victime n'y sera
plus participante. Il est donc de prudence élémentaire de
ne pas affronter des argumentateurs trop retors ; et, dès
lors il est nécessaire de ne pas avouer ce qu'on pense et
de cacher avec soin ce qu'on croit.
En outre, une raison forte, bien que d'un tout autre
ordre, milite dans le même sens. Le possesseur de la
vérité ne doit pas exposer sa personne, ses biens ou sa
considération à l'aveuglement, à la folie, à la perversité
de ceux qu'il a plu à Dieu de placer et de maintenir dans
Terreur. En tant que sage et marchant dans la bonne
direction, il est précieux à Dieu; sa prospérité, son salut
importent au monde. Parler à la légère ne pourrait ja-
mais produire d'avantages; car Dieu sait ce qu'il veut,
et s'il lui convient que l'infidèle ou l'égaré trouve la vraie
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 13
ioiiLt% il n'a besoin de personne pour opérer ce miracle.
Il faut donc considérer le silence comme utile, et savoir
que parler, en exposant la personne du croyant et sou-
vent la religion même, est inopportun et devient quel-
quefois impie.
Pourtant il est des cas où le silence ne suffit plus, où
il peut passer pour un aveu. Alors on ne doit pas hési-
ter. Non seulement il faut alors renoncer à sa véritable
opinion, mais il est commandé d'accumuler toutes les ruses
pour que l'adversaire prenne le change. On prononcera
toutes les professions de foi qui peuvent lui plaire, on
exécutera tous les rites que l'on reconnaît pour les plus
vains, on faussera ses propres livres, on épuisera tous
les moyens de tromper. Ainsi seront acquis la satisfaction
et le mérite multiples de s'être mis à couvert ainsi que
les siens, de n'avoir pas exposé une foi vénérable au
contact horrible de l'infidèle, et enfin, d'avoir, en abu-
sant ce dernier et en le confirmant dans son erreur,
imposé sur lui la honte et la misère spirituelles qu'il
mérite.
C'est là ce que la philosophie asiatique de tous les
âges et de toutes les sectes connaît et pratique, et que
l'on appelle le Ketmân. Un Européen serait porté à voir
dans ce système, qui ne rend pas seulement la réticence
indispensable, mais qui détermine l'emploi du mensonge
sur la plus vaste échelle, il y verrait, dis-je, une situa-
lion humiliante. L'Asiatique, au rebours, la trouve glo-
rieuse. Le Ketmân enorgueillit celui qui le met en prati-
que. Un croyant se hausse, par ce fait, en état permanent
de supériorité sur celui qu'il trompe, et fût ce der-
nier un ministre ou un roi puissant, n'importe; pour
rhomme qui emploie le Ketmân à son égard, il est, avant
16 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
tout, un misérable aveugle auquel on ferme la droite
voie, qui ne la soupçonne pas; tandis que vous, dégue-
nillé et mourant de faim, tremblant extérieurement aux
pieds de la force abusée, vos yeux sont pleins de lumière;
vous marchez dans la clarté devant vos ennemis. C'est
un être inintelligent que vous bafouez; c'est une bête
dangereuse que vous désarmez. Que de jouissances à la
fois!
Voilà le système. Mais il ne faudrait pas ici se tromper.
L'Asiatique n'a en lui ni l'énergie active^ ni surtout l'im-
perturbable suite dans les idées qui lui seraient indis-
pensables pour appliquer le Ketmân dans toute sa ri-
gueur. Je viens de tracer la théorie; la pratique ne se
pique point de la suivre pas à pas.
Il existe aux environs de Trébizonde et d'Erzeroum des
communautés de religionnaires qui professent extérieure-
ment, disent-ils, l'islamisme sunnite. Dans leurs villages
ils ont des mosquées qu'ils fréquentent le vendredi; ils
entretiennent des moullas pour leur lire le Koran et
leur commenter les traditions du Prophète. Et, cependant,
ajoutent-ils tout bas, nous ne sommes pas musulmans;
nous allons aux églises, nous entendons la messe, con-
fessons la divinité de Jésus-Christ et vénérons les images
des saints.
Tout cela est rigoureusement vrai et, à force de le dire
en confidence à quelques personnes sûres, personne ne
l'ignore en Anatolie, et c'est aussi public que le son des
cloches. Il semblerait dès lors que la feinte est inutile :
nullement. A Toccasion, ces hommes paraissent devant
les kadys, et on ne leur dispute pas les prérogatives des
musulmans fidèles. Ils prêtent serment sur le Livre de
Dieu; leur serment est aussi valable que celui du shérif
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. il
de la Mecque. Chacun sait quelle est leur opinion; mais
chacun feint d'ajouter foi à leur mensonge. Il a tous les
eflets civils qu'on peut s'en promettre, et, en réalité,
l'injustice n'est pas trop forte ; car ces paysans sont
beaucoup moins fourbes qu'ils ne le croient eux-mêmes.
Voulussent-ils demain se débarrasser de leur hypocrisie,
ils ne pourraient plus abandonner des croyances qui sont
devenues des leurs, par cela seul qu'ils en ont fait la co-
médie, et, à la fois musulmans et chrétiens^ la mosquée
ne leur est guère devenue moins indispensable que
Tégiise.
En Perse, les Nossayrys, qui ne croient pas au Dieu
individuel ni à la détermination fixe des existences, se
donnent aussi pour musulmans, sont admis sans diffi-
culté à tous les droits des croyants, sont reçus dans les
mosquées et peuvent, en même temps, sans qu'on les in-
quiète, user de leurs droits d'incrédules pour rompre
assez publiquement le jeûne du ramazan. Ces Nossayrys,
avec une apparence beaucoup plus musulmane que les
chrétiens dont je parlais tout à l'heure, se tiennent ce-
pendant plus loin de l'islam pour lequel ils n'éprouvent
qu'antipathie. D'ordinaire, outre qu'ils sont Nossayrys,
ils sont soufys. Une des inconséquences remarquables
qu'on peut relever en eux, c'est leur attachement à la
circoncision. Ils n'ont pas, dans leur magasin propre
d'idées et de notions^ une seule raison pour justifier celte
pratique, et ils conviennent qu'elle est parfaitement inu-
tile. Néanmoins tous sont circoncis, et ils ne manquent
pas de circoncire leurs esclaves noirs, même quand ils
les achètent à Tâge adulte ou même plus tard. Les femmes
surtout attachent une grande importance à l'observation
de cet antique usage. Un Nossayry, fort intelligent, pressé
2
18 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
sur ce sujet, avouait que c'était l'influence conjugale qui
le contraignait à faire circoncire ses enfants. Au fond,
l'habitude impose cette inconséquence; elle est en Asie
non moins puissante qu'ailleurs, sinon plus.
Les guèbres assurent que l'auteur de leur religion,
Zerdusht, n'était autre que le patriarche Abraham ; ils
veulent ainsi que leurs livres sacrés, provenant d'un des
prophètes reconnus par Fislam, soient admis par les
musulmans comme saints. Au moyen de cette inter-
prétation, ils seraient classés parmi les gens des livres,
et jouiraient des avantages assurés par Mahomet aux juifs
et aux chrétiens. Personne n^ignore que la prétention des
guèbres est fausse et qu'eux-mêmes n^en sont nullement
dupes. Cependant, on l'accepte officiellement, et j'ai en-
tendu des musulmans, affectant une grande rigidité, m'ex-
primer, sans y croire, l'opinion la plus flatteuse sur son
Altesse Zerdusht, en m'assurant que c'était un des noms
d'Abraham. Les guèbres tendent, du reste, fortement, en
dehors de toute autre considération, aux méthodes isla-
miques, et, à force de chercher à se concilier l'estime
des docteurs unitaires, ils ont souscrit à des concessions
telles qu'on peut considérer aujourd'hui ces dualistes
comme des espèces de déistes superstitieux. Leur ancienne
foi proprement dite est bien malade dans leurs esprits.
Ce n'est, du reste, pas si nouveau qu'on pourrait le croire.
Dès avant le temps de la réforme sassanide, arrivée sous
Shapour, l'esprit unitaire était insufflé par l'araméisme
dans le sein des prêtres zoroastriens.
On pourrait multiplier indéfiniment les exemples de
Ketmân en matière religieuse ; il n'est pas une commu-
nion, pas une secte qui ne s'en donne la gloire ou le
plaisir, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, sur
CARACTÈRE MORAL ET I5ELIG1EUX DES ASIATIQUES. 19
Tensemble ou sur les détails. Mais^ précisément pour
cette cause, je serai si souvent ramené à parler du Ket-
mân et à en montrer l'action et les effets, qu'il est inutile
d'y insister ici davantage. En ce qui concerne les opi-
nions philosophiques, on conçoit aussi que ce principe a
mille occasions de s'appliquer.
D'abord, la disposition de tout le monde à changer fré-
quemment d'avis et à accoupler les opinions les plus
adverses rend le Ketmân particulièrement commode.
Quand on cache ce qu'on pense, on n^a pas l'inconvé-
nient d'avoir à s'expliquer nettement vis-à-vis de soi-
même, et quand on ne livre que par petits morceaux et
avec des réticences ou des déguisements ce qu'on admet,
on n'est pas aisément pris en flagrant délit de contradic-
tion. Or, c'est ainsi que les Asiatiques se communiquent
leurs idées. On devine, sans doute, la direction générale
de la pensée de quelqu'un que l'on connaît bien; mais on
n'est jamais sûr que cette direction ne soit pas modifiée
par l'action de quelque croyance nouvelle ou ancienne
dont il ne nous a jamais été fait confidence, et si, par
hasard, une déviation se révèle et qu'on la signale,
l'ami, par crainte^ par fausse honte^ par caprice, par or-
gueil ou par moins que tout cela, par un sentiment qu'il
ne s'explique pas à lui-même, s'empresse de vous prou-
ver que vous vous trompez, en vous démontrant que
l'idée que vous lui supposez est absurde, inadmissible,
coupable au premier chef^ et en vous avouant que sa
vraie façon de voir y est diamétralement opposée. Un
mois après il aura oublié sa belle défense, et, de lui-
même, vous exposera dans tous ses détails le sentiment
contre lequel il s'était tant révolté.
Car, avec les Orientaux, nul secret n'est gardé long-
20 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
temps. Un des faits qui étonnent davantage quand on vit
au milieu d'eux, c'est de s'apercevoir que cette grande af-
fectation de mystère qui entoure la vie de chacun n'est
qu'un voile suspendu par en haut, non attaché par en
bas, voile léger, que le moindre souffle d'air dérange et
qui s'écarle à chaque instant pour laisser voir même les
choses les moins nécessaires à rendre accessibles au pu-
blic. Du temps de Felh-Aly-Shah, les scènes de son ha-
rem défrayaient de leurs détails un peu singuliers toutes
les «conversations des bazars, et l'on se disait publique-
ment, librement, le nom du marchand géorgien^ du bril-
lant cavalier nomade ou de l'élégant mirza qui avait
trouvé, la veille au soir, l'accès libre et de quelle façon
il était entré. Si ces indiscrétions se commettent avec un
laisser-aller bien étrange en matière si délicate, on peut
aisément croire que la chronique scandaleuse des parti-
culiers n'est pas plus soustraite aux commérages. En effet,
rindiscrélion va loin sur ce chapitre, et l'on est forcé
de conclure bien vite que la clôture des maisons et la voi-
lure des femmes ont, pour conserver les secrets, juste-
ment TefTet contraire à celui que l'on suppose d'abord.
Puisque les Asiatiques parlent avec tant d'ingénuité de
choses qui les touchent de si près, il n'y a pas à s'étonner
qu'ils aient autant d'intempérance d'imagination et de
langue dans le domaine des idées. Le Ketmân leur sert
plus à en faire un carnaval perpétuel, à se rendre insai-
sissables à force de déguisements et de mobilité, qu'à dis-
simuler réellement leur pensée, Un musulman soufy,
très avancé, me confiait que la Perse, à son avis, ne con-
tenait pas un seul musulman absolu. Je suis tenté de
croire que la proposition doit s'étendre et se transformer
ainsi : L'Asie Centrale ne contient pas un seul religion-
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 21
naire qui ne reconnaisse que les seuls préceptes de sa foi
et qui les admette tous.
Maintenant, on peut comprendre sans difficulté pour-
quoi j'ai affirmé dans un autre ouvrage que le fanatisme,
en tant que représentant une persuasion exclusive d'une
religion quelconque, était un phénomène antipathique à
l'esprit des Orientaux et n'existait pas chez eux'. Gomme
il n'y a pas là de foi entière, il n'y a pas non plus de
préoccupation exclusive. Gomme il n'y a pas de groupe
suffisamment considérable uni par les liens d'une doctrine
strictement acceptée, il n'y a pas non plus d'enthousiasme
collectif, ni de haine commune déterminée. Ge qui existe,
ce sont des individualités ou de petites réunions dans
lesquelles on entre et d'où l'on sort sans éclat et sans
bruit, qui se considèrent comme sachant la vérité en
toutes choses et ne voulant pas la dire, mais la laissant
échapper malgré elles, méprisantes pour ce qui ne cadre
pas avec leurs idées du moment, contribuant ainsi à pro-
pager l'esprit de secte et de personnalité égoïste, grande
raison d'être de la débilité politique des Orientaux, et ne
présentant à l'œil de l'observateur qu'un bouillonnement,
une ondulation incessante des doctrines les plus diverses,
ballottées, mélangées par des influences ambiantes, et, en
somme, beaucoup trop faibles et trop occupées de se dé-
fendre pour avoir le loisir, les grands desseins, la témé-
rité et la résolution implacable qui constituent le fana-
tisme.
' V. mon ouvrage intitulé : Trois Ans en Asie.
CHAPITRE II
L ISLAMISME PERSAN
L'islamisme, mélange à peine déguisé de religions anté-
rieures, est par sa structure très disposé à subir et même
à servir les dispositions naturelles que j'ai observées dans
les pages précédentes. Il convient donc à merveille à l'es-
prit des Orientaux et à toute nature d'intelligence qui
s'en rapproche. C'est à ce fait qu'il faut attribuer les
succès vraiment remarquables que les missionnaires ma-
hométans obtiennent aujourd'hui sur tous les points du
continent d'Afrique. Naturellement, les conversions nom-
breuses qui semblent les y attendre et qui éclatent à leurs
premières paroles, les encouragent singulièrement à se
porter vers ces régions si bien disposées pour eux. Ils y
vont en nombre assez notable. Ils offrent ainsi le spec-
tacle d'une sorte de jeunesse et d'énergie de prosélytisme
fort curieuses surtout en ce qu'elles contrastent avec la
situation de l'islam dans d'autres contrées. Yis-à-vis des
races européennes, ce culte s'est toujours trouvé dénué de
séductions. Il a du se contenter de quelques recrues alba-
naises ou bosniaques. Dans l'Inde, les conquérants arabes,
^aznévides, mongols, afghans n'ont réussi qu'avec beau-
24 L'ISLAMISME PERSAN.
coup do peine à se créer un certain nombre de coreligion-
naires parmi leurs sujets. Pour amener ce nombre au chiffre
respectable qu'il montre aujourd'hui, il a fallu infiniment
de violences, de temps et aussi d'immigrations. En Chine,
il semble que tous les musulmans indigènes descendent
des artilleurs persans de Djynghyz et de Koubilay, et
que la population locale proprement dite n'a jamais
beaucoup goûté leurs enseignements. Partout ailleurs,
rislam est resté à peu de chose près ce qu'on Ta vu au
x° siècle, et il ne paraît pas avoir fait aucune conquête
qui, du moins, soit de quelque marque.
Si l'on sépare la doctrine religieuse de la nécessité po-
litique qui souvent a parlé et agi en son nom, il n'est
pas de religion plus tolérante, on pourrait presque dire
plus indifférente sur la foi des hommes que l'islam. Cette
disposition organique est si forte qu'en dehors des cas
oii la raison d'Etat mise en jeu a porté les gouvernements
musulmans à se faire arme de tout pour tendre à l'unité
de foi, la tolérance la plus complète a été la règle fournie
par le dogme. Qu'enseigne le Koran? Que la reconnais-
sance de la vérité ne dépend en aucune façon de la vo-
lonté de l'homme ; c'est Dieu qui, à son gré et sans que
nul puisse apprécier ses motifs, accorde ou refuse la lu-
mière à l'esprit de sa créature. Tel personnage est élu
dans les plus profondes ténèbres. Tout lui est révélé. Tel
autre, non seulement ne voit pas la vérité posée devant
lui, il ne l'apercevra jamais, et cette vérité l'aveugle, on
pourrait dire avec malice, et c'est ce que déclare le Koran
quand il affirme que la ruse de Dieu est supérieure à
toutes les ruses. Ainsi cet homme né pour être croyant,
mais ainsi repoussé, Dieu le mène d'erreurs en erreurs
jusqu'au but marqué d'avance, c'est-à-dire jusqu'à la
L'ISLAMISME PERSAN. 25
damnation éternelle. Toutes les prédications du monde
n'y peuvent rien faire, et, en conséquence, il est inutile
de se jeter en travers du droit et des voies de la Provi-
dence en cherchant à amener à elle un néophyte dont,
sans doute, elle ne se soucie pas, puisqu'elle ne l'a pas
marqué de son sceau. Aussi a-t-il toujours été de règle
dogmatique que les chrétiens et les juifs ne peuvent être
contraints à changer de religion. Si on leur demande un
tribut particulier, c/est que, n'étant pas musulmans, ne
prenant point part aux charges générales de TÉtat,
comme, par exemple, le service militaire, il est cepen-
dant juste qu'ils contribuent en quelque chose au service
public. Pour ce qui est des idolâtres, le Prophète a été
plus dur en théorie; mais, dans la pratique, la loi s'est
immédiatement adoucie et a accepté ce qu'elle prétendait
vouloir détruire sans rémission. Qu'on ne s'arrête pas
aux violences, aux cruautés commises dans une occasion
ou dans une autre. Si on y regarde de près, on ne tar-
dera pas à y découvrir des causes toutes politiques ou
toutes de passion humaine et de tempérament chez le
souverain ou dans les populations. Le fait religieux n'y
est invoqué que comme prétexte et, en réalité, il reste en
dehors. Ce que l'islam a eu en vue, presque uniquement,
c'est de recommander la notion d'un Dieu unique, se
révélant par des prophètes. Voilà l'alpha et l'oméga de
sa théologie. Pourvu qu'on reconnaisse ces deux points,
l'islam est satisfait et la plus grande liberté est laissée à
la conscience de l'homme qui les a confessés; cet homme
eùt-il d'ailleurs les opinions les plus différentes de
celles des autres musulmans, il est toujours considéré
comme fidèle, tant qu'il n'abjure pas officiellement. La
conséquence de ce principe a été double et considérable :
26 L'ISLAMISME PERSAN.
d'abord, l'acceptation facile, rapide du culte nouveau par
un très grand nombre de gens appartenant aux autres re-
ligions et qui ne trouvaient pas que ce fût payer bien cher
l'honneur et le profit de faire partie d'une nation conqué-
rante que de prononcer une formule de foi compatible
avec leur façon de voir antérieure; ensuite, second résul-
tat : sous la garde de ce voile très léger, les opinions, les
doctrines, les théories anciennes se sont très aisément
maintenues et n'ont absolument rien perdu ni de leur
force ni de leur crédit*, et de plus, toutes les opérations
intellectuelles tendant à créer de nouvelles combinaisons
philosophiques ont été plutôt favorisées que desservies.
L'islam n'a pas arraché une seule des plantes vénéneuses
ou utiles qu'il a trouvées en floraison avant lui; il n'en
a empêché aucune de naître après son avènement. La
preuve en est que si les hérésies ont commencé de bonne
heure pour le christianisme, elles ont été plus précoces
encore pour l'islam ; Mahomet lui-même les a vues se
produire et elles se sont montrées bien fécondes.
Il est difficile de partager l'opinion de ceux qui veu-
lent montrer dans le dogme mahométan un empêchement
direct au développement intellectuel. Le contraire sem-
blerait plus soutenable. Une religion qui a prononcé cette
formule : « L'encre des savants est plus précieuse que le
sang des martyrs, » qui assure que chaque homme, au
jugement dernier, sera examiné sévèrement sur l'usage
qu'il aura fait de l'intelligence à lui départie, qui a vu
depuis sa naissance au vii° siècle jusqu'à la fin du xvi%
pour ne pas descendre plus bas, une telle prospérité ma-
térielle soutenue et entretenue par un tel état scienti-
* Traité des Écritures cunéiformes, t. 11, p. 327,
• L'ISLAMISME PERSAN. 27
fique et littéraire dont nous ne connaissons en réalité
pas tout, cette religion ne saurait passer avec justice
pour contraire aux labeurs de l'esprit. Que si, depuis la
dernière date que j'indique, l'Asie Centrale a souvent
été déclinant, ce phénomène s'explique assez sans qu'on
ait besoin de s'en prendre à Tislani. Qu'on suppose,
dans un pays européen quelconque, la prédominance
absolue de la discipline militaire et administrative, pen-
dant une période de deux cent cinquante ans, comme
cela a eu lieu en Turquie ; qu'on y conçoive quelque chose
de pareil à l'anarchie guerrière de l'Egypte sous une
conscription d'esclaves étrangers, Circassiens, Géorgiens,
Turks, Albanais; qu'on s'y figure, comme dans la Perse
postérieurement à Tannée 1730, une invasion afghane, la
tyrannie soldatesque de Nadôr-Shah, les cruautés et les
ravages qui ont marqué l'avènement de la dynastie ac-
tuelle des Kadjars; que l'on réunisse cet ensemble de
circonstances, avec le concert de causes secondaires qu'il
amène tout naturellement, on concevra alors ce que le
pays européen que j'imagine, tout européen qu'il sera,
aura pu devenir, et je ne trouve pas nécessaire de cher-
cher d'autre explication à la ruine des pays orientaux ni
de charger l'islam d'une responsabilité injuste. Je me re-
fuse tout à fait à accuser d'obscurantisme une foi religieuse
à laquelle on pourrait ^beaucoup mieux reprocher de res-
sembler plutôt à une philosophie assez vague qu'à une
observance définie, et qui, d'ailleurs, soit dit encore une
fois, a, sinon créé, du moins laissé créer d'assez belles
périodes d'intelligence pour qu'on lui épargne des repro-
ches que les faits démentent. Je ne suppose pas nécessaire
d'élaborer ici une apologie pour expliquer l'existence
d'un nombre quelconque de moullas plus ou moins igno-
28 L'ISLAMISME PERSAN.
rants et grossiers. Il en est, sans cloute, et des plus gro-
tesques, mais il faut avouer de même qu'il a existé de
tout temps, partout, et même en Europe, des philosophes
et des savants qui n'étaient pas des modèles de raison
et de bons sentiments, ce qui n'est pas plus à la charge
de la science que les sottises de prêtres ineptes ne sau-
raient l'être à celle de l'islam.
Ce qui reste certain, c'est que l'esprit de critique, de
recherche et de discussion suscité, dès les premiers jours,
par Mahomet lui-même, ne s'est jamais perdu. C'est là
de la vie plus ou moins bien employée, mais c'est de la
vie. On en voit aujourd'hui, en Perse, des manifesta-
tions fort accusées dans les contestations des trois partis
principaux qui se divisent le clergé et les iidèles, et se
partagent l'orthodoxie shyyte. Il s'agit des Akhbarys, des
Moushtehedys et des Sheykhys, discuteurs de trois opi-
nions nouvelles, au moins quant à la forme qu'on leur
voit 'actuellement et qui leur est imposée par les ten-
dances, les besoins ou les résistances du milieu social
dans lequel elles se produisent.
Les Akhbarys acceptent, à titre également authentique,
toutes les traditions courantes soit des prophètes, soit des
Imams. Cette théorie, respectueuse en apparence et
beaucoup moins en réalité pour les sources de l'islam,
permet à ceux qui la suivent d'admettre, sous couleur
d'opinions professées par Aly et ses onze successeurs, une
quantité notable d'idées et de principes qui, bien évi-
demment, n'ont rien de commun avec les doctrines du
Koran. Mais du moment qu'on réussit à placer ces idées
et ces principes sous le patronage d'un nom révéré, on
se tient pour dispensé de les comparer avec des prescrip-
tions définies qui, sans nul doute, les repousseraient. Il
L'ISLAMISME PERSAN. 29
suffit de les justifier par un hadySy une tradition venue
juste à point au moment où un secours était nécessaire.
Cette tradition ipso facto devient authentique de plein
droit et l'opinion qu'elle appuie se trouve du même coup
orthodoxe.
C'est une façon de procéder un peu large sans doute ;
je ne crois pas, cependant, qu'on puisse, à proprement
parler, accuser les Akhbarys de mauvaise foi déclarée et
encore moins d'avoir inventé la masse énorme de docu-
ments dont ils se piquent de disposer. On en trouverait
rétoiïe, sinon toujours la forme, dans les Acjoual aU
Eoukkema ou « Dires des philosophes, » « formules, » qui
sont presque absolument d'origine sassanide ou perse,
mais traduites, retraduites et remaniées. Je ne cite ici que
la principale source ; sans aucun doute on doit en indi-
quer d'autres^ comme, par exemple, les doctrines judaï-
ques et une dérivation notable des enseignements indiens.
A la faveur de ces autorités si variées, toutes ramenées,
quand il le faut , à n'être que l'opinion officiellement
exprimée de quelqu'un des Imams, les Akhbarys se don-
nent comme les plus purs des Shyytes, parce qu'ils dé-
montrent sans peine qu'ils sont les plus éloignés d'ac-
cepter les notions rigoureuses des Arabes et des Turks
sunnites sur la critique de la tradition. En conséquence,
ils se vantent d'être les hommes de la religion nationale
par excellence, ce qui implique, suivant nos façons de
parler, la prétention à un patriotisme plus exalté que
celui de leurs contradicteurs.
Ainsi, se proposant de haut à la sympathie publique,
les Akhbarys croient pouvoir entretenir et professent,
en toute sécurité de conscience, des maximes peu mu-
sulmanes. Ils n'acceptent pas la résurrection effective
30 L'ISLAMISME PERSAN.
des corps et assurent qu'après le dernier jugement les
hommes revêtiront de pures apparences. Rien qui ne
soit complètement immatériel ne subsistera ni dans les
élus ni dans les damnés. Les jouissances des uns, les
souffrances des autres seront d'une nature purement
idéale.
Les Akhbarys se montrent faciles à vivre et ils comp-
tent parmi leurs sectateurs un grand nombre d'hommes
du peuple et de petits fonctionnaires; c'est à peu près
l'opinion bourgeoise. Pourvu qu'une idée soit placée
sous le couvert du nom d'un des Imams, elle est assurée
de leur plaire et accueillie sans qu'on l'examine de plus
près. Ce système ne s'accorde pas avec une érudition un
peu sévère. Si, pourtant, les théologiens sérieux, surtout
dans le haut clergé, surtout à Téhéran, réprouvent les
Akhbarys et se font gloire de réfuter leurs doctrines, il
est cependant des villes, comme Hamadan, par exemple,
oii la majeure partie du clergé et son chef, Tlmam-Djumê
lui-même, sont des Akhbarys déclarés.
Les Sheykhys ont bien un point de contact avec les
opinions que je viens d'indiquer. Bien que ne repoussant
pas tout à fait l'idée de la résurrection des corps, ils ont
repris une ancienne opinion d'Avicenne au sujet de l'en-
lèvement au ciel de Mahomet et du miracle que le Pro-
phète accomplit lorsqu'il fendit la lune en deux avec son
doigt, le shekk el-Kamar, Ils prétendent que, dans ces
deux cas, comme lorsqu'il s'agit des nombreux miracles
inconnus au Koran, mais prêtés à Mahomet par le
shyysme, il ne faut pas songer à l'admission d'une réa-
lité matérielle, mais, au contraire, recourir à un sens
figuré. Ainsi, pour le premier fait, ils proposent l'hypo-
thèse d'une vision ; pour le second, celui d'une interpré-
1/lSLAMiSME PERSAN. 31
talion parabolique, el do même, dans chacun des autres
faits de ce genre, l'explication rationnelle la plus conve-
nablement indiquée par le sujet lui-même.
Hadjy-Sheykh-Ahmed, qui passe pour l'auteur de cette
théorie, était un Arabe de Bahreyn. Il professait, il y a
une quarantaine d'années, à Tebryz et est mort à Ker-
bela. Bien qu'il ait laissé plusieurs ouvrages -de théo-
logie, il n'a jamais avancé ouvertement dans ces livres,
de l'aveu même de ses disciples les plus passionnés, rien
qui puisse mettre sur la voie des idées qu'on lui prête
aujourd'hui. Mais tout le monde assure qu'il pratiquait
le Ketmân et que, dans l'intimité, il était d'une extrême
hardiesse et d'une grande précision dans l'ordre de doc-
trines qui porte aujourd'hui son nom. Ce qui est cer-
tain, c'est que la croyance sheykhye compte de nombreux
partisans parmi les personnages les plus instruits du
clergé. Ce sont les principaux adversaires des Akhbarys.
Ils s'élèvent avec force contre le nombre immodéré de
traditions et le peu de critique ou plutôt l'absence com-
plète de critique avec laquelle on les adopte. Ils ne
manquent pas de rappeler à l'observation des règles
prescrites par les anciens exégètes et qui sont, en effet,
sévères; bref, ils se rapprochent,, à cet égard, de la façon
de raisonner et d'agir des Sunnites. Ils n'accepteraient
cependant pas ceci comme un compliment, car ils se
piquent, à leur tour, d'être les plus zélés comme les
plus scrupuleux des Shyytes. Se tenant dans une position
moyenne entre le puritanisme des Sunnites et le laisser-
aller un peu fantasque des Akhbarys, ils ne ressemblent
^, pas mal aux Puséytes anglais, d'autant plus hostiles au
catholicisme qu'ils s'en rapprochent davantage. Les Shey-
khys, généralement savants, sont un peu pharisiens.
32 L'ISLAMISME PERSAN.
L'orgueil scholastique est leur grand péché. Quant aux
Moushtehedys, ils s'arrangent de façon à se faire tout à
tous.
Ils n'approuvent pas la légèreté des Akhbarys en ma-
tière de traditions et reconnaissent volontiers qu'un
document de cette nature, pour être authentique ou du
moins considéré comme tel, doit avoir subi victorieuse-
ment l'épreuve des quatre ordres de témoignages indi-
qués dans les écoles. Sur ce point ils ne faiblissent pas,
quant à la théorie; mais, dans la pratique, ils s'humani-
sent. Leur cœur se fend à refuser ce qu'on leur offre
comme venant de l'héritage des Imans, et, alors^ sans se
faire trop prier, ils ferment les yeux sur les démonstra-
tions qu'on ne leur donne pas. Sur le point des miracles
du Prophète et des Imans, ils se montrent surtout pleins
de laisser-aller et de bon vouloir. Ils n'acceptent pas les
interprétations latitudinaires des Sheykhys et préfèrent
s'en tenir au fait brut. L'examen porté sur de pareils su-
jets leur semble d'un exemple mauvais et de conséquences
fort dangereuses. Ils entrevoient au bout quelque chose
comme la ruine de la religion et comme un rationalisme
qui, pour être rigoriste d'apparence, n'en est pas moins
au fond très hostile à la foi. Puis, en tant qu'Asiatiques,
ils tiennent aux miracles. En général, les Moushtehedys
se recrutent parmi les mondains, les ecclésiastiques qui
s'accupent plus d'affaires judiciaires ou administratives
que de questions théologiques, les grands officiers de
l'État, les hommes importants de l'administration.
Il ne faut pas perdre de vue que si l'on peut, approxi-
mativement, classer les trois opinions ainsi que je le
fais, il est nécessaire pourtant d'ajouter qu'il est rare
que, dans le cours de sa vie, un Persan n'ait point passé
L'ISLAMISME PERSAN. 33
de Tune à l'autre et ne les ait point toutes les trois pro-
fessées.
Je laisse ici de côté les fractions et les nuances et m'en
tiens à ces trois grandes divisions du shyysme. L'opinion
sunnite, bien plus partagée encore en elle-même, existe
peu en Perse, oi:i le sentiment national la repousse. De-
puis les Seféwys, l'horreur un peu exagérée que l'on
professe pour elle a toujours été en augmentant; mais la
religion a moins à faire dans cette querelle que la poli-
tique. Je n'en parlerai donc pas; ce qui suffit, c'est de
montrer que, de toutes les religions existantes, l'islam est
certainement la plus morcelée, et cela de deux manières :
d'abord, par le nombre infini de ses sectes reconnues;
ensuite, par l'habitude de tous ses fidèles, habitude que
je m'efforce d'exposer et de faire comprendre, d'entre-
tenir toujours dans les esprits, à côté des préceptes du
Koran, un certain nombre de notions qui viennent des
points de l'horizon les plus opposés. La cause de celte
extraordinaire liberté critique, c'est^ sans doute, ainsi
que je l'ai montré, le vague et la pauvreté originelle
de la formule : « Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet
est le prophète de Dieu, » formule qui, pourtant, au
point de vue théorique comme au point de vue pratique,
contient tout l'islam. Mais pourquoi ce vague ? pourquoi
cette pauvreté ? C'est ce qu'on ne saurait comprendre
qu'en sortant de l'islam et en remontant à ses origines.
Dans la première partie de son existence^ le Prophète,
singulièrement tourmenté de questions philosophiques
et religieuses, n'était pas une exception parmi ses com-
patriotes. C'était un homme de tribu, mais non un no-
made. Issu d'un sang très noble, bien que de la branche
la plus pauvre d'une grande famille, il était imarchand et
3
34 L'ISLAMISME PERSAN.
avait nécessairement la nature de sentiments ordinaire à
sa caste dans toute l'Asie. Qui dit là marchand, dit pen-
seur, personnage dévot, occupé des problèmes supérieurs.
Mahomet était donc, nativement, dans cette voie. Quatre
séries d'idées se présentaient comme éléments de solu-
tion pour toutes les questions qu'il pouvait agiter en lui-
même : les pratiques de son peuple ; le judaïsme, pro-
fessé par un nombre considérable d'Arabes ; le christia-
nisme qui comptait aussi suffisamment de sectateurs ;
enfin le chaldaïsme, ou pour me servir de l'expression
même du Prophète, le sabysme.
Les pratiques de son peuple s'offraient à lui comme
dignes de considération, en général, mais inadmissibles
sur certains points et insuffisantes sur d'autres. Le Pro-
phète respectait le temple de sa ville natale, acceptait la
vénération dans laquelle il avait été nourri pour la Pierre-
Noire, le puits de Zemzem, etc. ; mais, comme chacun sa-
vait que les idoles dont on avait rempli l'enceinte sacrée
étaient là assez nouvellement; que, d'ailleurs, leur pré-
sence s'unissait à des règles superstitieuses, grossières et
répugnantes pour des natures un peu relevées, Mahomet
trouvait à réformer dans les institutions qui avaient en-
touré sa jeunesse. Cependant, il n'éprouvait aucun désir de
supprimer l'essentiel de cette foi ancienne, même quant
à la partie purement cérémonielle, et, en effet, il n'a
rien tenté de semblable. Ainsi donc, vis-à-vis du culte
ancien, Mahomet n'est qu'un réformateur, et encore un
réformateur timide, modéré ; lui-même ne se donne pas
pour autre chose.
Comme moyen de reconnaître les côtés faibles du culte
existant, comme instrument de critique, il est évident
par le Koran que Mahomet eut recours au judaïsme, et
L'ISLAMISME PERSAN. 35
qu'il lui accorda une grande confiance pour établir son
exégèse et appuyer sa polémique. Mais, en même temps,
il n'est pas moins certain que ce judaïsme n'était point
celui de la Bible, et que Mahomet n'a jamais vu ce livre.
Toutes les sources oii le Prophète a puisé se retrouvent
dans la Gemara et le Talmud, et peut-être plus bas en-
core, c'est-à-dire dans les anecdotes traditionnelles cir-
culant parmi les docteurs israélites ou forgées par les
ouailles de ceux-ci au moyen de récits mal transmis ou
mal compris. Mahomet avait acquis sa science plus par
voie orale que par lecture, bien qu'il ne fût nullement
resté étranger à ce mode d'études. Il avait beaucoup en-
tendu, et de toutes sortes de personnes, les unes réelle-
ment savantes dans la littérature, talmudique, les autres
moins et se contentant des traditions populaires. Il a
admis le tout,, à titre égal, comme opinion des juifs sur
eux-mêmes. S'il n'a pas consulté la Thora, les livres
essentiels et originaux de la foi israélit^, il ne semble
pas qu'il l'en faille accuser. Les juifs avec lesquels il
était en rapport devaient être hors d'état de les lui mon-
trer, car, avec un respect profond pour l'Ancien Testa-
ment, les juifs d'xsie^ à cette époque, ne le négligeaient
pas moins qu'ils ne le font aujourd'hui, où les traditions
des docteurs, les dires des savants et les sentences des
saints personnages absorbent la totalité de leur atten-
tion. Pour nous, qui ne connaissons aujourd'hui l'histoire
des patriarches que par la Bible, la façon dont Mahomet
la rapporte, le point de vue souvent si bizarre sous le-
quel il envisage les faits bibliques qu'il raconte, nous
causent un extrême étonnement; mais il faut observer que
c'est précisément ainsi que les juifs d'Asie racontent et
comprennent les mêmes faits et les modifient et les am-
36 L'ISLAMISME PERSAN.
plifient et les changent. Mahomet ne mérite aucunement
le reproche qu'on lui a fait d'avoir hrodé sur le texte
biblique et inventé des choses inconnues avant lui. D'a-
bord, il y a peu de vraisemblance à ce qu'il ait pu en
agir ainsi, parce que la contradiction eût été trop as-
surée, trop certainement victorieuse. Les juifs remplis-
saient les villes et les campements de l'Arabie, et singu-
lièrement Yatrib, la ville du Prophète, Medinet-Enneby.
Ensuite, on ne voit pas quelle eût été Futilité d'un sys-
tème aussi grossier. Les passages où Mahomet se sert des
traditions bibliques seraient tout aussi bons pour sa doc-
trine s'ils étaient tirés directement de la Bible que cor-
rompus comme on les voit. D'ailleurs, le fait seul que la
plus grande partie de ces versions apocryphes se retrouve
dans les livres talmudiques tranche la difficulté. Du petit
nombre de ceux qu'on n'y voit pas, une certaine partie
est cependant admise par les juifs comme vraie. Un faible
reliquat reste, dont l'origine paraît perdue, mais cela ne
valait pas la peine d'être inventé, et, j'en suis convaincu,
ne l'a pas été plus que le reste. Les motifs qui ont porté
Mahomet à se préoccuper de la tradition biblique devaient
nécessairement l'obliger à prendre cette tradition là où la
science de son époque la cherchait de préférence. Il lui
fallait agir sur les savants de son pays, il fallait leur faire
voir ce que c'étaient que les hommes du Vieux Testament,
et comment Dieu leur avait parlé, ce qu'il leur avait dit,
ce qu'il leur avait commandé. Assurément il ne pouvait
remplir cette tâche que suivant les moyens avoués par
la science d^alors. Prétendre retourner à la Thora, que
personne ne connaissait et qu'on avait embaumée dans
la vénération et dans l'oubli, c'eût été vouloir créer une
science nouvelle, vouloir beaucoup étonner tout le monde
L'ISLAMISME PERSAN. 37
et se mettre sur les bras nombre d'affaires qui n'étaient
pas les siennes, qui n'étaient surtout pas celles d'un pro-
phète. Mahomet a donc suivi la seule voie ouverte, et,
incontestablement, il l'a fait d'instinct, sans nulle idée
qu'il aurait pu ou dû agir autrement, afin d'éviter les re-
proches que les critiques chrétiens ne lui ont pas mé-
nagés, et qu'en bonne foi il ne pouvait pas prévoir.
On doit le défendre de même sur ses connaissances en
matière de doctrine chrétienne. Je lui sais un certain gré,
je l'avouC;, d'avoir posé en principe que les chrétiens de
son temps corrompaient l'Évangile, reproche, du reste,
qu'il adressait aussi aux juifs par rapport à leurs livres
saints. Probablement, si on lui avait demandé de prouver
cette allégation, il l'aurait spécifiée en la faisant tom-
ber sur certains dogmes que nous reconnaissons comme
fort authentiques; mais il n'en est pas moins vrai que
dans la forme générale donnée par lui à son accusation,
il a raison : les chrétiens de sa connaissance avaient fal-
sifié les Évangiles.
On ne voit pas que Mahomet ait jamais été en relation,,
du moins en relation suivie, ni qu'il ait pu l'être, avec des
catholiques. Au moment oii il vint remplir sa mission^
TArabie et les provinces environnantes n'en comptaient
plus guère. Les hérésies aujourd'hui existantes dans ces
contrées, appuyées d'autres hérésies désormais dispa-
rues, y dominaient absolument, et les livres dont on se
servait n'étaient autre chose que des commentaires sur
les Écritures, infectés des hérésies de leurs auteurs et se
réclamant de quelques-uns de ces nombreux évangiles ou
actes apocryphes par lesquels l'Orient, dans les premiers
siècles de l'Église, s'est rendu si célèbre. Toutes les fois
que Mahomet cite le Nouveau Testament^ il le fait à faux.
38 L'ISLAMISME PERSAÎS.
suivant nous ; mais il cite très juste d'après un apocryphe
quelconque, et en envisageant ainsi les choses, on peut
mettre de côté; sur ce point encore, les accusations de
supposition d'écrits.
Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'appuyé sur des do-
cuments hébreux et chrétiens également erronés, et s'ex-
posant ainsi à faire pénétrer toutes les faussetés dont ces
documents étaient chargés au sein de sa propre doctrine,
Mahomet professe pour les deux religions qu'il appelle à
son aide un respect profond et sincère. Il dénonce avec
indignation ceux de leurs sectateurs qui les vicient ou les
pratiquent mal; il proclame son estime pour leurs saints;
il se fait leur champion, et, les prenant l'une et l'autre
par la main, il les propose aux Arabes comme deux en-
voyées célestes, comme deux manifestations divines, dont
les ordres doivent être écoutés, qui, ayant fixé succes-
sivement et possédant la tradition, doivent donner les
moyens de la retrouver toute pure, et c'est pour accom-
plir cette tâche que lui, Mahomet, a été suscité. Il n'est
pas Dieu, il n'est même pas, comme Moïse, l'instrument
direct de Dieu. Il n'a pas, comme le Christ, le don des
miracles; mais il est l'homme ignorant et faible qu'il a
plu à Dieu de choisir pour recevoir ses commandements
par l'intermédiaire de Gabriel. Ces commandements, l'ar-
change les lui apporte tout rédigés; ils ne contiennent
aucune parole qui soit de lui, il donne tout « sans aug-
mentation ni diminution; » en un mot, le livre est divin
et le prophète ne l'est pas, et ce livre divin est le complé-
ment nécessaire et la correction des livres juifs et chré-
tiens corrompus par leurs sectateurs.
Ainsi, au moyen de ces trois livres, la Thora, que le
Prophète n'a pas lue, les Évangiles qu'il reconnaît pour
L'ISLAMISME PERSAN. 39
falsifiés, mais qu'il semble avoir pratiqués directement,
enfin le Koran, apporté par Gabriel, que veut Mahomet? Pas
autre chose que retrouver et rétablir dans sa pureté pri-
mitive la foi des anciens Arabes, des anciens prophètes,
des anciens patriarches, d'Abraham, de Noé, d'Adam et
d'Eve. Pas d'innovation, rien qui accuse dans son esprit
ridée de temps révolus amenant une ère plus heureuse
pour rhumanité; il prétend revenir au passé le plus loin-
tain, à la croyance de TEden bien purifiée et dégagée de
tout ce que la série des siècles y avait ajouté de scories et
mêlé de cendres. Or, le noyau de cette foi, ce n'était ni
dans l'Evangile^ ni dans la Thora qu'il le cherchait et
Tapercevait encore, puisque ces deux livres ne sont pour
lui que des instruments de critique et de théologie com-
parées; il est dans son point de départ môme, dans l'objet
de ses plus vives préoccupations, dans la foi des Arabes,
abstraction faite de l'idolâtrie qui s'y est mêlée. Considé-
rons donc avec lui ce que c'est que la foi des Arabes.
CHAPITRE III
LA FOI DES ARABES
ORIGINE ET DÉVELOPPEMENT DU SHYYSME
La foi des Arabes, c'est une branche fort maigre et
très sèche du chaldaïsme. On comprend sans peine que,
dans les siècles reculés, les hommes du désert n'avaient
ni le loisir, ni le goût de se jeter dans toutes les recher-
ches philosophiques des écoles do la Mésopotamie, mais
ils n'avaient pas non plus la puissance intellectuelle de
chercher ailleurs que là leurs opinions religieuses. Par le
commerce, par les caravanes, par la politique, par les dé-
prédations même, les Bédouins d'alors, tout comme ceux
du Bas-Empire, tout comme ceux d'aujourd'hui, étaient
en relations trop suivies avec les peuples les plus cul-
tivés de leur sang et de leur race pour avoir pu s'en
isoler, et ils ne l'avaient pas fait ni .voulu faire. Leurs
mœurs étaient nécessairement différentes des mœurs des
villes assyriennes ou babyloniennes, différentes dans le
sens d'une austérité que la pauvreté et l'habitude guer-
rière soutenaient; mais, parlant un dialecte des mêmes
langues, voyant les faits des mêmes yeux, souvent tribu-
taire des mêmes rois, l'Arabe du désert qui voulait croire
à quelque chose avait dû se renseigner dans les grandes
42 LA FOI DES ARABES.
villes auprès des prêtres et des savants, et cela dès la
plus haute antiquité.
Aussi lui en voit-on les principales doctrines. Il ne
connaît pas tous les raffinements des philosophes, mais
il connaît les principes premiers, et, ce qu'il n'ignore pas
davantage, ce qu'il sait peut-être mieux encore, ce sont
les superstitions que professent les basses classes ou
même les classes élevées dans les pays qui l'ont instruit.
Il croit à l'unité divine, stricte, rigoureuse, sans mo-
ralité définie, voulant le mal aussi souvent que le bien,
et mettant sa justice dans le fait seul de sa volonté. Cette
unité est respectable, assurément, parce qu'elle est toute-
puissante, mais elle l'est encore bien plus parce qu'elle
est toujours agissante, et que, toujours prête à frapper,
elle peut atteindre partout. Se répandant dans le monde
sous toutes sortes de formes, elle existe majestueuse
dans les planètes; elle est aussi à reconnaître dans les
autres manifestations cosmiques. Celles-ci sont fortes,
celles-là sont faibles. Il s'agit de vénérer le tout, de ne
pas se faire d'ennemis dans ces forces émanées de la
force unique. Mais l'esprit de l'homme, malheureuse-
ment, ne se prête pas à suivre avec aisance, dans toutes
ses' diversités, un système aussi complexe; il aime à se
r:xer. Le Bédouin Unira donc par vénérer théoriquement
a force unique, ce qui n'a jamais cessé d'avoir lieu, et
par se choisir, pratiquement, des protecteurs beaucoup
plus souvent implorés parmi les forces émanées. C'est
ce qui arrive à tout moment dans la vie mondaine aux
solliciteurs de grâces. Ils estiment plus fructueux d'ob-
tenir la bienveillance de quelques autorités subalternes
que de rechercher celle d'un maître suprême. Ainsi les
Arabes s'occupaient à discerner quelle était la divinité
LA FOI DES ARABES. 43
secondaire qui leur offrait le plus d'avantages, et ils s'at-
tachaient presque uniquement à elle, sans nier le moins
du monde le caractère auguste des autres. De là ces dis-
cussions dont la Bible a gardé et transmis plus d'un sou-
venir, où un dieu est opposé en mérite à un autre dieu.
Ce genre de culte était renforcé par toutes les pratiques
de la divination et de la magie, apprises aussi dans les
villes syriennes avec le culte des planètes : celui de Hobal
apporté de Belka, celui d'Asâf et de Nayelâh^ celui de
Mény, de toute l'armée céleste, enlin. Naturellement, à
cet ordre de notions se rattachait^ jusqu'à l'infmiment
petite la longue série des superstitions domestiques*.
Il est vrai que les Arabes du désert ont l'esprit moins
tourné à cette sorte de recherche ténébreuse que les
Arabes des villes, cependant ils n'en pratiquaient pas
moins, dans bien des cas, l'immolation des enfants devant
les idoles, à la manière des Ghananéens. En somme, tou-
tefois, à l'exemple des autres peuples sémitiques, l'unita-
risme en religion a toujours été pour eux une tendance
assez forte, et qu'ils n'ont jamais perdue de vue entière-
ment, même quand ils ont cédé à des influences diffé-
renteSa Les allures indépendantes, qui leur sont chères dans
la vie de ce monde, leur inspirent assez de propension à
une critique négative ou du moins fort restrictive dans les
choses de l'autre. C'est ainsi qu^ils ont contrarié absolu-
ment le vœu de Mahomet et ses efforts pour faire de
l'Arabie une terre d'une orthodoxie irréprochable. Même
de son temps, et sous ses premiers et habiles successeurs,
il fut impossible de gagner ce point. Aujourd'hui, il
n'existe pas dans tout l'islam un seul pays qui soit moins
* Traité des Écritures cunéiformes, t. II, pass.
44 LA FOI DES ARABES.
musulman. Certainement, les mêmes tendances à l'op-
position existaient avant Mahomet contre la religion
existante, et il ne fut pas le premier à s^'élever avec
passion contre les idoles et contre les pratiques su-
perstitieuses que leur culte entraînait. Le désir géné-
ral était de trouver une forme de doctrine ramenant vers
l'unitarisme, par des chemins agréables au genre d'esprit
de la nation. On ne trouvait pas le judaïsme assez arabe;
on ne voulait pas se soumettre à ses théories trop Israé-
lites, précisément parce qu'on était porté, comme lui et
par identité de sang, à faire ce qu'il avait fait, en voyant
dans la famille arabe le centre du monde. On ne voulait
pas non plus du christianisme, comme trop compliqué.
Le dogme de la Trinité sonnait mal aux oreilles des lo-
giciens du désert.
En réalité, le passé qu'on regrettait était encore ap-
préciable à tous les souvenirs, si, même, çà et là, il n'en
restait pas de fortes traces, ce qui est le plus probable.
C'étaient les débris des doctrines les plus élevées des
écoles mésopotamiques, que l'on pouvait apercevoir au
milieu de la littérature philosophique, théologique, as-
trologique, médicale de^ Syriens, des Juifs, des Perses'.
D'importantes universités étaient en possession sécu-
laire de répandre et d'augmenter l'éclat de cette littéra-
ture, plus certainement de corrompre la masse énorme de
notions qui s'étaient concentrées dans les diverses scien-
ces qu'elle embrassait. C'étaient Néhardéa, Bumbedita,
Rishihr, d'autres villes encore. Là, affluaient des troupes
nombreuses d'étudiants de toutes les races et de toutes
les croyances, des chrétiens aussi bien que d'autres. Si
* Traité des Écritures cunéiformes^ t. II, pass.
LA FOI DES ARABES. 45
célèbres que pussent être les écoles d'Antioche oud'Edesse
pour l'enseignement de la foi catholique, il ne faut pas se
dissimuler que leur éclat était loin d'effacer celui de ces
centres scientifiques, et tout ce qu'il pouvait, c'était de
soutenir^ sans trop pâlir, le rayonnement rival. La meil-
leure preuve qu'on en peut donner, c'est que les disciples
chrétiens qui allaient étudier les sciences sémitiques ne
manquaient pas» lorsqu'ils continuaient à rester dans la
foi^ triomphe assez rare, de rapporter avec eux un butin
fâcheusement hétérodoxe, et qui aboutissait à étendre, à
consolider, à animer d'une nouvelle ardeur ces innombra-
bles sectes gnostiques presque jumelles de l'Eglise, et que
l'esprit occidental a seul à peu près réussi à étouffer.
Tant d'écoles célèbres que je viens de nommer exer-
çaient donc une influence immense sur tout l'Orient.
Elles représentaient, pour lui, et même en dehors de lui,
la science par excellence. Elles se vantaient, et non sans
raison, d'avoir recueilli l'héritage de cette érudition an-
tique, nourrice des premiers philosophes de la Grèce,
et qui, après avoir fourni des notions premières à Thaïes,
à Pythagore et à leurs émules, n'avait pas été moins gé-
néreuse pour Platon. Enfin, ce n'était l'objet d'aucun
doute, que les doctes critiques d'Alexandrie, que les
néoplatoniciens, dans toutes leurs nuances, s'étaient trou-
vés en communion beaucoup plus étroite encore avec
les écoles mésopotamiques, et n^itaient autre chose que
des disciples restés plus ou moins fidèles dans la forme,
mais, en tous cas, des disciples avoués de la doctrine
sémitique. On conviendra qu'une science qui pouvait
se parer de tels souvenirs et invoquer de tels témoi-
gnages, non seulement n'était pas à mépriser, mais devait
encore compter sur une vénération universelle. Il était
46 LA FOI DES ARABES.
difficile que sa répulalion n'eût pas pénétré dans les
camps des tribus arabes, dont le contact avec les popula-
tions urbaines était, en définitive, si fréquent; mais il
serait plus extraordinaire encore qu'à la Mecque, oii ve-
naient et revenaient tant de voyageurs et de gens curieux
et même instruits, on n'eût pas su ce qui, depuis des
siècles, faisait l'objet de la vénération enthousiaste de
toute l'Asie. Surtout, il serait radicalement impossible
que Mahomet, enfant d'une grande maison en possession
de la grande charge de Gardien du temple de la Kaaba^
et où se devaient agiter souvent des questions religieuses,
que Mahomet, marchand et voyageur^ ayant fréquenté
les villes de Syrie et conversé avec tant de gens, que
Mahomet, enfin, plein de curiosité pour apprendre et
plein de zèle pour comprendre, et plein d'ardeur pour
combiner des idées, n'eût pas été, de tous ses concitoyens,
celui qui avait encore le plus de notions et la plus haute
idée de la science araméenne.
Tous ces motifs, qui semblent de poids, ne sont ce-
pendant en eux-mêmes que des inductions raisonnables
dénuées de preuves matérielles. Ils vont prendre la va-
leur qui leur appartient devant certaines observations de
fait.
La science araméenne, comme toutes les sciences du
monde, a donné naissance à une esthétique littéraire. Il
lui a été indispensable de connaître, à son point de vue,
et de fixer les règles et les conditions du beau en matière
de compositions écrites. Les différentes sociétés civilisées
ont vu se produire un phénomène analogue, et le ré-
sultat obtenu pour elles par l'intelligence locale a été
conforme aux conditions d'existence de la langue et du
goût, ainsi qu'à l'expérience que cette intelligence avait pu
LA FOI DES ARABES. 47
acquérir. Il n'en a pas été autrement, dans les pays de
langage sémitique, qu'en Grèce et en Italie. Seulement les
conditions linguistiques se sont trouvées telles que la
beauté littéraire s'est produite là d'une façon toute spé-
ciale, et que le goût aussi bien que le genre des connais-
sances ont rendu ce qui a passé pour être la perfection du
style absolument inséparable des puissantes vertus se-
crètes attribuées aux écrits. Ainsi un document bien
composé, bien rédigé, suivant toutes les règles, n'a pas
seulement eu le mérite d'être beau suivant les idées sé-
mitiques; il a encore, par cette cause même, possédé une
énergie mystérieuse qui, en l'assimilant aux forces de la
nature, en a fait un redoutable instrument d'action ma-
gique. Telle est la composition littéraire comme on la
comprenait dans les universités fameuses que j'ai nom-
mées tout à l'heure. Un docteur, un sage concevait et
exécutait son œuvre de telle façon que, dans quelque di-
rection qu'on en lût les lignes, il en devait sortir un sens
religieux et théologique; en outre, en changeant, d'après
des règles fixes, la valeur des lettres, de nouveaux sens
également continus, se présentaient; ensuite, il fallait
que toutes les lettres fussent allitérées les unes avec les
autres; enfin, il ne suffisait pas que des sens multiples se
rencontrassent dans le texte, il fallait encore que certains
de ces sens fussent d'une nature favorable, certains au-
tres d'une nature néfaste. De pareils tours de force n'é-
taient assurément pas faciles à exécuter, et, par consé-
quent, leur nombre n'était pas infini; mais il n'y a pas de
doute que rien ne devait être plus glorieux que de trou-
ver une Combinaison nouvelle dans ce genre; ce devait
être le plus grand succès de la vie d'un savant, et l'œuvre
la plus considérable que le temps pût enfanter. En effet, ces
48 LA FOI DES ARABES.
textes qui, à les lire, ne présentent guère que des com-
binaisons de noms divins, renferment, ipso facto^ toute
l'énergie de ces différents noms, en tant qu'ils manifes-
tent tels ou tels attributs de la puissance divine. Ils exer-
cent sur la nature une influence irrésistible; ce sont des
formules médicales d'une force extrême; et, quanta la
philosophie, que pourrait-elle trouver de plus profond et
de plus auguste que ces écrits qui^ sous la couverture
étroite d'un mot bi-syllabique ou même d'une seule
lettre, offrent à la méditation du savant les secrets les plus
variés et cela à l'infini? C'est ainsi que la science sémiti-
que aboutissait à la production des talismans. Les talis-
mans, maîtres de toutes les imaginations, se fabriquaient,
à la vérité, en Asie, mais couraient le monde occidental
tout entier. Les Mecquois avaient des talismans, ainsi
que tout le monde, et n'en pouvaient ignorer le mode de
production. Ainsi Mahomet devait savoir, et il savait
aussi bien que personne, que l'unitarisme sémitique au-
quel il voulait faire revenir son peuple n'allait pas sans
cette certaine science, de certaine nature, qui en était
déjà sortie et qui était la plus célèbre du monde d'alors,
chez les Asiatiques, chez les Grecs, chez les Romains,
et que cette science, pour être vraiment auguste, ne
pouvait s'exprimer qu'au moyen d'un certain style qui
faisait ressembler les œuvres de toute l'école aux talis-
mans que l'on avait l'habitude séculaire de tant redou-
ter et vénérer.
Le Koran fut écrit suivant ce système. Il a plu au Pro-
phète de se taxer lui-même d'ignorance, afin de bien établir
qu'il aurait été incapable d'inventer la sublimité de forme
et de fond qu'on trouve dans son ouvrage. Il attache tant
de prix à la qualité de pauvre d'esprit qu'il fait remarquer
LA FOI DES ARABES. 49
plusieurs fois que Dieu seul était capable d'exécuter un
chef-d'œuvre comme celui qu'il présente, et il met au défi
ses contradicteurs de rien produire d'approchant. Sous ce
rapport, je ne crois pas qu'il ait trop présumé de la por-
tée de son argument; car, en arabe, aucune composition
ne saurait se comparer, en effet, au mérite supérieur de
la rédaction et des pensées de certaines parties du Koran;
et, soit que les circonstances n'aient jamais été si favo-
rables qu'au moment oii ce livre fut écrit, soit qu'il ne se
soit jamais rencontré un second écrivain aussi habile à
manier la langue, il est incontestable que tous les efforts
pour produire quelque chose de beau en arabe n'ont ja-
mais abouti, tant nombreux qu'on les ait vus, qu'à des
essais de qualité inférieure et toujours à des copies.
Aussi n'est-ce pas sérieusement qu'il faut discuter la qua-
lification à'ignorant que se donne Mahomet et que des
critiques chrétiens ont assez naïvement relevée pour
s'en servir contre lui, il ne faut pas accepter cette pré-
tention, sans quoi on serait obligé d'entrer avec le Pro-
phète dans l'hypothèse du livre dicté par l'archange Ga-
briel. Car, pour savant, au point de vue arabe, suivant
les possibilités du temps et du pays, savant dans les apo-
cryphes chrétiens, dans les traditionnalistes juifs, dans
la philosophie araméenne, savant et rompu au manie-
ment du style difficile de cette philosophie, savant par une
connaissance inouïe du vrai caractère de la langue arabe
et de ses ressources propres, et du genre de beautés qui
ressort de son génie particulier, le Prophète Test à un
degré supérieur et avec un génie qu'il serait puéril de
nier ou de prétendre méconnaître. Il a su, notamment
dans l'adoption du style talismanique, manier Tallitéra-
tion et accumuler les sens multiples comme personne ne
SO LA FOI DES ARABES.
l'a jamais pu faire. De même qu'au dire de kabbalistes, la
Bible renferme quarante-neuf sens purs et quarante-neuf
sens impurs, de même, sur la déclaration d^El-Djahedh,
le Koran présente d'une part la louange de Dieu, de Tau-
tre le blasphème, antinomie absolument indispensable
dans un livre sacré, suivant les idées chaldéennes. Ce ne
sont pas là de ces résultats qui s'obtiennent par inspira-
tion; il faut, pour les produire, des modèles parfaits,
l'étude, la méditation^ le travail, la patience et le temps.
Considérée sous cet aspect, la grande œuvre de Maho-
met, l'islam, est une religion qui s'est donné pour but de
remonter le cours des âges, afin de retrouver Funitarisme
absolu des ancêtres arabes, c'est-à-dire des ancêtres assy-
riens. Épurer l'arabisme de son temps, voilà donc ce que
le Prophète se propose; pour instruments, il emploie les
notions chrétiennes et juives, et il les choisit de préfé-
rence parce que ces religions lui présentent une forme de
l'unitarisme plus exacte que les productions contempo-
raines de la même idée. Seulement, par les raisons que j'ai
indiquées, il ne consent à accepter ni Tune ni l'autre reli-
gion : elles se sont séparées de l'araméisme. Il se sert aussi
et surtout de cet araméisme et avec une prédilection mar-
quée; c'est là qu'il va chercher et la forme et même beau-
coup de ses idées, sans compter ce que ce système avait
déjà en commun avec le judaïsme et les dogmes chrétiens.
L'araméisme est placé vis-à-vis de lui à peu près dans la
même situation que l'arabisme, ou plutôt c'est identique-
ment la même chose. Il y reconnaît la vraie foi, souillée
par des accumulations d'erreurs idolâtriques successives.
C'est ce terrain qu'il lui faut déblayer et sur lequel frap-
pent ses colères les plus fortes. Mais, par cela même
que c'est le terrain aimé, favorisé, celui qu'on doit ren-
LA FOI DES ARABES. 51
dre à la foi véritable, le terrain fécond où celle-ci ger-
mait jadis et prospérait, il est aussi tout naturel que le
Prophète accorde aux partisans de cette ancienne loi,
qu'il appelle les Sabys, les mêmes prérogatives qu'aux
chrétiens et aux juifs. Il voit en eux, bien qu'égarés, des
adorateurs du Dieu unique. Enfin, de cent manières, il
laisse apercevoir qu'il est au fond leur homme. Il admet
leur magie, leur astrologie, leur algèbre, leur talis-
manique, leur doctrine sur la puissance active des sons,
des lettres, des mots combinés avec l'énergie des nom-
bres; c'est là le milieu de connaissances qu'il accepte;
et, pourvu qu'il détruise Tidolâtrie qui s'y est glissée, il
ne prétend y rien changer ou bien peu de chose.
Aussi sa morale est-elle très imparfaite. Elle reste
absolument celle de Tancien sémitisme, et, en réalité,
au point de vue oii se place Mahomet, il n'en peut être
autrement. Personnellement, le Prophète était, parmi
les Arabes et même entre tous ses contemporains, un
homme de mœurs douces, graves, aimant la justice,
d'une bienveillance étendue, d'une indulgence grande
et d'un désintéressement sans bornes. Mais ce sont
là, chez lui, des questions de tempérament, et non pas
de principes. Il n'a cherché à rien changer, dogma-
tiquement, au fond de la morale connue, reçue, prati-
quée autour de lui, avant lui. Il a fait beaucoup de bien,
assurément, mais sans esprit de suite, sans système, sans
aucune notion nettement sentie, encore moins démontrée
du droit. Il s'est opposé, avec une assurance généreuse, à
la continuation des inhumations d'enfants naissants, usage
qui, dans les tribus du désert, souvent menacées de fa-
mine, remplaçait l'exposition usitée dans l'empire gréco-
romain; il a étendu l'usage des compositions pécuniaires
52 LA FOI DES ARABES.
pour meurtre ; il a rendu presque impossibles dans la pra-
tique les condamnations régulières pour adultère en exi-
geant la présence de quatre témoins oculaires; dans les
cas où il a dû subir l'action des préjugés un peu sangui-
naires de son peuple, il n'a jamais manqué de faire re-
marquer que Dieu aimait ceux qui pardonnent ; enfin, pour
ne pas trop étendre la liste de ses bienfaits très réels et
nous en tenir au principal^ il a créé la position légale des
femmes dans le mariage, et elle est loin d'être aussi dure
que nos idées nous portent à le croire. Mais, encore une
fois, cette législation, toute louable qu'elle est, surtout si
on la compare à celle qu'elle a renversée, présente de
grandes lacunes, offre de nombreuses inconséquences,
manque de sérieux, parce que c'est une œuvre du sang
et des nerfs, et que l'essentiel, les principes logiques, y
manquent^ comme à toutes les conceptions de l'esprit
sémitique, et, en effet, l'unitarisme sémitique auquel le
Prophète remonte et se rattache le plus étroitement qu'il
peut, ne possède rien de ce genre. Dans sa notion de la
nature divine, ce qui domine, c'est l'infini d'abord, la
toute-puissance ensuite, et sur ces deux attributs, comme
les rameaux d'un arbre sur les maîtresses branches, se
ramifient les autres idées que les sectateurs d'un culte
pareil se font des perfections appartenant à l'Etre souve'
rain. La justice y reste dans un état d'indéfinition com-
plet. On la compte, assurément, parmi les qualités de la
Toute-Puissance; mais qu'est-elle, cette justice? Je l'ai
déjà dit : rien autre que la volonté; et cette volonté de
l'essence infinie, constamment présentée sous un aspect
rébarbatif, contient autant le mal que le bien; elle n'a
rien de pur, rien de net.
r/est là un défaut considérable assurément, et qui
LA FOI DES ARAHES. ri3
exerce sur les esprits asiatiques la plus déplorable in-
fluence. La justice n'est pas une de ces conceptions que
les théologiens, après les fondateurs de religions, peu-
vent laisser impunément aux siècles futurs à reconnaître
et à déterminer. L'idée de mystère ne saurait s'adjoindre
à elle ; on ne saurait la vénérer à l'état voilé, comme
une Isis; il faut qu'elle se montre tout entière et toute
nue comme la vérité, parce que le monde a soif de la
justice, et il faut encore que la notion en soit si complète
qu'on ne puisse se tromper sur son caractère sans le vou-
loir. Le catholicisme a atteint sur ce point capital un de-
gré de précision qui ne laisse rien à souhaiter; et, suivant
l'exposition de saint Thomas, il a établi que, dans la défi-
nition de cet attribut, il faut d'abord la volonté pour bien
déterminer que l'acte juste est nécessairement libre; en-
suite admettre la constance et la perpétuité, pour qu'il soit
fort et bien établi. Ces points fondés, arrive la formule :
« La justice est une habitude d'après laquelle quelqu'un,
par une volonté constante et perpétuelle, rend à chacun
son droit. » On ne voit pas que les âges modernes, dans
leurs philosophies successives, aient ajouté beaucoup de
choses à l'expression de l'Ange de l'École.
Mais rislamisme n'a produit rien de semblable sur ce
point capital. Partout le vague, Tincertitude ; la crainte
infinie des jugements de Dieu, qu'il n'y a aucun moyen
de prévoir, et la déférence absolue avec laquelle on dé-
clare s'y soumettre, voilà tout ce qu'il sait dire. Encore
une fois, le Prophète n'a modifié nullement l'ancienne
conception de la morale, se bornant à adoucir les usages
autant qu'il était en lui, par bonté et douceur naturelles
plus que par un système réfléchi. En matière dog-
matique, on a vu de même qu'il n'avait voulu que retrou-
54 LA FOI DES ARABES.
ver les anciennes bases, les antiques croyances de
Taraméisme. On peut donc prononcer avec assurance
que l'originalité manque essentiellement à son dogme,
et que, s'il n'a pas fait avancer, au point de vue moral, les
populations sur lesquelles il a étendu son influence, il a
simplement voulu, au point de vue de la foi, leur faire
rebrousser un peu chemin sur la route déjà parcourue.
La conséquence de ce défaut de nouveauté a été natu-
rellement ce que nous avons déjà observé ; Tislam n'a
réussi qu'à jeter un instant d'incertitude dans les esprits
de ses sectateurs, et bientôt on a pu s'apercevoir qu'au-
cun des abus intellectuels du passé n'était vraiment dé-
truit. Seulement, comme l'islam, avec ses formules
vagues et inconsistantes, semblait inviter tout le monde
à le reconnaître sans forcer personne à abandonner
rien de ce qu'il pensait, il est devenu ce que nous le
voyons^ le manteau commode sous lequel s'abritent, en
se cachant à peine, tout le passé et les idées hybrides
qui bourgeonnent chaque jour sur un sol qui contient
tant de choses en putréfaction.
La plus grande preuve qu'on en puisse donner, c'est
l'existence môme du shyysme persan.
Lorsque les Arabes eurent renversé l'empire sassa-
nide, à la bataille de Kadessyeh, leurs succès furent ra-
pides et, au premier abord, aussi inconcevables que ceux
dont ils avaient à se réjouir du côté des provinces grec-
ques. La raison en est la similitude parfaite de décom-
position où se trouvaient les deux grands Etats qu'atta-
quait le jeune mahométisme. Sans rien ôter de l'énergie
sauvage, de l'enthousiasme belliqueux des arrivants,
sans nier leurs vertus conquérantes : dévouement, so-
briété, grandeur d'âme, intrépidité; sans méconnaître le
LA FOI DES ARABES. 55
génie de leurs chefs, il est manifeste que s'ils avaient eu
en face d'eux en Orient, comme il est arrivé en Occident,
des populations attachées à leurs maîtres et des chefs
militaires capables d'user avec discernement des res-
sources immenses que possédaient les contrées envahies,
les résultats eussent été tout différents de ceux que Ton
a vus, et les Amrou et les Khaled se fussent fait rudement
et promptement rembarrer dans leurs déserts. Mais les
contrées byzantines étaient pourries de vice, désarmées
et disloquées par les hérésies, et les territoires persans
ne Tétaient pas moins par des causes tout analogues.
Les mages, en fondant, sous l'abri de la politique sassa-
nide, une religion d'État qui prétendait ne tolérer aucune
foi dissidente à côté d'elle, faute quelesArsacides s'étaient
refusés à commettre, n'avaient pas pris garde que le sol
était d'avance miné sous leur édifice. Dans le sud et
dans tout l'ouest de la monarchie, les polythéismes grec
et assyrien, fondus ensemble par le néo-platonisme, do-
minaient chez les populations. Dans le nord, les tribus
ne voulaient reconnaître et pratiquer le parsysme que sous
les formes libres du culte primitif, qui n'admettait pas de
clergé; elles repoussaient donc les emprunts nombreux
faits par la nouvelle cléricature à Taraméisme, préten-
daient que chaque chef de famille devait rester l'unique
prêtre de l'autel domestique, et n'acceptaient pas d'autre
autel. Et, par-dessus ces résistances ou par-dessous, ou à
côté, se glissaient à travers mille fissures un groupe notable
de sectes chrétiennes, un nombre considérable de com-
munautés juives assez puissantes pour avoir leurs princes
et leurs gouvernements particuliers, déployer des éten-
dards, soudoyer des soldats, conduire des guerres pri-
vées, et d'autres associations encore, plus modestes peut-
56 LA FOI DES ARABES.
être, mais non moins obstinées dans leur foi, des boud-
dhistes, des manichéens, et aussi des brahmanistes, ces
derniers dans le Kerman et les districts d'Hormouz.
L'énerg-ie avec laquelle le parsysme renouvelé pro-
voqua, accepta, soutint la lutte, n'est pas sans mériter
quelque considération. Par le grand nombre d'emprunts
que ses promoteurs firent au judaïsme, au christianisme,
à la philosophie chaldéenne, il est clair qu'il se proposait
la tâche qui a souvent séduit de grands politiques, mais
qui n'a jamais réussi à aucun. Il voulait, en contentant tout
le monde, en acceptant quelque chose de toutes les idées
et, en remplaçant les anciens cultes par un syncrétisme
habile, faire succéder une ère de concorde universelle à
la discussion générale. Il est curieux que cette volonlé
toute philanthropique, chaque fois qu'elle s'est produite
avec une pareille netteté, n'a jamais manqué d'aboutir à
des violences. Le parsysme fut, en effet, amené à être
essentiellement persécuteur, et quand il n'en venait pas
à une tyrannie ouverte, il se montrait taquin, agressif,
oppresseur, odieux aux populations. Il Tétait d'autant
plus que l'administration politique le soutenait, et toute
la haine que celle-ci pouvait s'attirer, il ne manquait pas
de la partager avec elle.
La bataille de Kadessyeh fut un signal de délivrance
pour les dissidents, et on vient de voir qu'ils étaient nom-
breux. Les juifs, que l'on massacrait de temps en temps,
et les chrétiens, que l'on déportait, respirèrent sous l'au-
torité d'un prophète qui les déclarait vrais croyants quoi-
que incomplets et n'exigeait plus d'eux qu'un impôt en les
exonérant des obligations militaires. Les innombrables
gens de métiers que frappait une réprobation légale
fondée sur ce qu'ils souillaient le feu, l'eau, ou la terre
LA FOI DES ARABES. 57
par leurs professions et que l'on maltraitait en consé-
quence, s'empressèrent de se convertir et allèrent grossir
les rangs avides des vainqueurs. Voilà ce qui explique
assez les prompts succès, l'extension subite de l'islam
dans l'Asie Centrale.
Cependant, le gouvernement n'était pas resté pendant
plus de quatre siècles aux mains de religionnaires aussi
savants et aussi fermes que les parsys sans que l'in-
fïuence de ces derniers, impuissante à tout saisir, n'eût
réussi du moins à s'étendre beaucoup. S'ils avaient d'ail-
leurs été vaincus, c'était avec la monarchie nationale, avec
la patrie elle-même. Ils se trouvèrent, au bout de quelque
temps, quand bien des griefs furent oubliés, représenter
cette patrie opprimée. Débris des anciens pouvoirs, ils
avaient conservé richesses, honneurs, influence locale
beaucoup plus qu'on ne le croit, car on a fort exagéré les
instincts oppresseurs et surtout spoliateurs des musul-
mans. Les chefs féodaux des tribus et des villages qui
étaient parsys à l'ancienne mode, sous les Sassanides, et
odieux au clergé triomphant, devinrent parsys à la nou-
velle et chers au clergé opprimé. Quand des princes turks
ambitieux voulurent se créer des royaumes dans les do-
maines des khalifes, ils ne manquèrent pas de remarquer
ces dispositions et, tout musulmans qu'ils étaient, souvent
musulmans excessifs comme Mahmoud de Ghazny, ils les
encouragèrent. La littérature, sauf quelques réserves de
formes, se piqua d'être guèbre au fond parce qu'il lui était
commandé d'être persane. Tout le monde devenu libre de
maudire les Arabes s'en donna à cœur joie, même les
petits-fils de ceux qui les avaient tant accueillis, et les
souvenirs afl"aiblis de l'ancien mécontentement s'effacè-
rent devant les souvenirs grandioses de l'ancien sacer-
58 LA FOI DES ARABES.
doce, qui devinrent autant de regrets. Ce fut cette puis-
sance éclipsée qui devint désormais l'objet de tous les
rêves. On n'avait plus de descendants de l'ancienne dy-
nastie, mais on pouvait refaire la nationalité si l'on
réussissait à reformer un clergé semblable à celui que l'on
pleurait. A dater de ce moment, le patriotisme persan
eut pour expression la recherche d'une formule religieuse
qui lui fût propre et qui se rapprochât, autant que les
temps le pouvaient permettre, des anciennes apparences.
Car, de quitter brusquement l'islam, il n'en pouvait pas
être question. Le monde entier, alors, était musulman
pour un Oriental. C'était la puissance politique, c'était
l'éclat, c'était la civilisation. Volontiers on réduisait
l'islam à n'être qu'un mot; les philosophes y travail-
laient à leur manière, avec non moins d'ardeur que les
princes sassanides, gaznévides, bouydes, deylémites à la
leur; mais ce mot, il le fallait; il en était, absolument
comme nous^ oh les incrédules, sans tenir en aucune façon
à la messe, font cependant un si grand éclat de ces termes :
« civilisation chrétienne » — (f monde chrétien. »
C'était à l'unité du khalifat qu'on en voulait. On étouf-
fait sous cette domination unique, étendue de l'Espagne à
rinde, et les Persans aspiraient à leur autonomie. Les
Persans attaquèrent donc la légitimité des khalifes. Ils se
firent les champions du droit méconnu des Alydes et se
trouvèrent ainsi établis sur un terrain où, devenus maîtres
d'une théorie légale plus exigeante que la légalité reçue,
plus arabes que les Arabes, plus musulmans que leurs
rivaux-, ils les assaillirent au nom de principes que ceux-
ci avaient mauvaise grâce à nier et qui étaient tous contre
eux. Ce fut le commencement du shyysme et, dès les
premiers jours, cette levée de boucliers occasionna de
LA FOI DES ARABES. 59
g^rands troubles et causa de grands malheurs. Mais elle
servit au delà de toute espérance la cause nationale
et raviva merveilleusement les données morales et les
croyances de l'ancien Iran.
En apparence, il ne s'agissait que d'une opinion sur le
droit des Abbassides à occuper le trône. En réalité, des
habitudes absolument opposées aux dogmes de Mahomet
reparurent et s'établirent graduellement. Chaque ville,
de la réunion de ses docteurs, forma un clergé; ce clergé
reprit une hiérarchie, s'attacha à couvrir de ses membres
unis le pays tout entier et, avec le temps, y réussit. Il ne
pouvait pas justifier son existence par le Koran, ni même
par les traditions authentiques du Prophète, qui, au con-
traire, avait voulu que chacun des croyants restât maître
et libre dans sa foi. Il s'arma donc de maximes antiques
et, les métamorphosant en dires du Prophète et des
Imams, il établit dogmatiquement que le Koran, sous
peine d'infidélité, ne pouvait être lu et commenté que par
des moullas. Ces maximes antiques, auxquelles j'ai déjà
fait allusion plus haut, furent prises un peu partout, dans
les écrits des philosophes comme dans ceux des parsys,
mais préférablement dans les derniers, et ainsi, graduel-
lement, il arriva un jour oii la religion sassanide se trouva
virtuellement ressuscitée, à peu de chose près, dans le
shyysme. Ce jour suivit de peu l'avènement des Séfewys,
qui se trouvèrent ainsi être à leur tour des espèces de Sas-
sanides musulmans.
En allant au fond des choses, voici aujourd'hui ce
qu'est le shyysme : Dieu infini, éternel, unique, n'exerce
pas sur le monde une action directe. Il en a posé les lois,
il a établi les conditions de la damnation et du salut; on
retournera à lui. Le Prophète est invoqué plutôt pour la
60 LA FOI DES ARABES.
forme qu'en fait. Il est la plus excellente des créatures.
Est-il créature? On en peut douter, tant il se confond avec
Dieu sur bien des points. En tout cas, le Koran est in-
créé, il a existé de toute éternité dans la pensée divine.
En somme, Dieu, le Prophète, le Koran reviennent assez
bien à une unité enveloppante qui représente la notion
du Zerwanè-Akerené, le temps sans limites^ d'où le par-
sysme des derniers âges tirait tout le reste des existences
et au moyen de laquelle il prétendait donner satisfaction
à Tunitarisme araméen.
Ce qui est vraiment actif, c'est le corps des Imams.
Le monde n'est conservé, justifié, conduit directement
que par eux et leur action. En dehors d'eux, il n'y a que
ténèbres. Ne pas s'en tenir à eux, c'est courir au-devant
de la Géhenne. Avec eux, tout est salut. Ils sont douze,
mais en y regardant de près on aperçoit en eux deux faits
bien distincts : chez Aly, le rôle tout divin, tout conser-
vateur, tout sauveur d'Ormuzd, tandis que ses descen-
dants ressemblent aux Amshaspands à s'y méprendre. Si,
au contraire, on contemple l'imamat, réduit à une exis-
tence concrète, c'est encore Ormuzd que l'on retrouvera.
Quant au monde, à la matière, au Sheytan sémitique qui
y préside et qui est en contention perpétuelle avec les
Imams, on y aperçoit sans peine Aliriman et sa défaite
assurée. Il n'est pas très extraordinaire qu'un pareil
système soit odieux aux sunnites; ils n'ont pas grand
peine à le reconnaître à travers ses déguisements et
malgré ses habiletés de langage. S'ils lui donnent le nom
qui lui appartient en l'accusant de parsysme, ils n'ont
pas tort. Mais ce qu'ils méconnaissent à leur tour, c'est
qu'une religion aussi vague que la leur, aussi inconsis-
tante dans sa profession de foi, pouvait seule permettre
LA FOI DES ARABES. 61
une pareille intrusion. S'il y a scandale, c'est un scan-
dale que l'islam rendait inévitable en prenant si peu de
soin de l'écarter. En effet, l'islam, moins exigeant que
le parsysme sassanide, semble avoir plutôt voulu fonder
un empire terrestre qu'une religion proprement dite.
On pourrait l'accuser d'avoir surtout tenu à enrôler,
sous ses étendards, aux plus faciles conditions possibles,
le plus do gens, le plus d'esprits différents. Réellement,
cette foi n'est pas une foi dans l'idée d'un système bien
défini; c'est un compromis, une cocarde, un signe de
ralliement; on peut à peine y rien trouver d'obligatoire,
et c'est pourquoi, favorisant la mobilité de Tesprit asia-
tique, ne le gênant en rien, il lui est agréable en presque
tout et ne menace aucunement de tomber en ruines de la
façon dont nous l'entendons en Europe. Mais on verra
tout à l'beure qu'une transformation de plus, après toutes
colles auxquelles il s'est constamment prêté, est impos-
sible.
CHAPITRE IV
LE SOUFYSME. — LA PHILOSOPHIE
Quelque regret que j'en éprouve, on ne peut véritable-
ment citer le christianisme que pour mémoire dans une
revue des opinions vivantes de TAsie Centrale. Ne serait-
ce que pour l'honneur du nom de chrétien, on voudrait
avoir ici quelque chose de favorable à dire. Malheureuse-
ment, je ne l'ai'pas trouvé. Tous les vices des musulmans
se rencontrent chez les gens qui professent le christia-
nisme, catholiques ou schismatiques. D'une ignorance
effrayante, ils ne sauraient exercer aucune action sur leurs
compatriotes, sinon sur la partie la plus basse et par les
superstitions. Quand, par un grand hasard, il m'est arrivé
de rencontrer un prêtre chrétien indigène qui s'occupât,
outre le soin exagéré de ses intérêts temporels, de quel-
ques questions plus élevées, j'ai constaté qu'il était soufy.
Rien de plus simple. Dans le manque de contact avec les
choses de l'Europe et ne lisant jamais de livres théologi-
ques, n'en ayant même point et n'éprouvant aucun désir
d'en posséder, ces ecclésiastiques n'ont d'autre reflet de
science que ce qui leur est renvoyé par le monde musul-
man qui les entoure, et comme le soufysme est adopté à
64 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
peu près par tout le monde, ils en entendent forcément
parler, se plaisent, en tant qu'Asiatiques, à ses subtilités,
goûtent son panthéisme et le mêlent à leurs doctrines pro-
pres. J'ai même connu un prêtre élevé à Rome, renvoyé
sans ordination, consacré cependant^ par la suite, à Taide
de quelque fraude, et qui était un soufy de la plus vul-
gaire espèce.
Cette dégradation est si réelle et si générale, la morale
même, chose à peine croyable, se montre chez ces
malheureux si inférieure de tous points à celle des mu-
sulmans, qu'on ne sait comment s'expliquer des véri-
tés si tristes. Pour moi, après y avoir réfléchi long-
temps, je serais tenté de croire que la cause en est dans
la bassesse originelle des classes sociales auxquelles ap-
partiennent primitivement les chrétiens. Soit Koptes en
Egypte, soit Chaldéens en Perse, ce sont des restes de
populace urbaine ou agricole. Les classes supérieures
n'ont pas résisté longtemps aux séductions du pouvoir,
de la richesse, de la considération, et ont promptement
embrassé une religion victorieuse qui ne leur demandait
guère de sacrifices. Ce qui est demeuré chrétien, c'est ce
qui ne valait pas la peine d'être converti.
Les juifs ne méritent pas tant de dédain. La plus grande
partie, à la vérité, s'occupe uniquement de soins maté-
riels et présente ce laisser-aller extérieur, ce délabre-
ment de visage et de vêtements qui ne leur ont valu nulle
part ni beaucoup de sympathie ni beaucoup d'estime ;
mais on leur retrouve, en Asie comme ailleurs, cette
énergie morale, cet orgueil religieux qui les élève et les
fait surnager sur tant de catastrophes, et cela uni à une
préoccupation vive, chez quelques-uns d'entre eux, de
leurs dogmes, de leurs livres, de leurs sciences. Ce que
LE SOtJFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 65
les presses européennes ont surtout envoyé à l'Asie de-
puis cent ans, ce sont des livres hébreux. On rencontre
ces volumes en nombre assez considérable, et il n'est
si petite communauté, dans des villes insignifiantes, dans
des villages de l'intérieur, qui ne possède les ouvrages
essentiels en éditions de Venise ou de Livourne. On a vu
toutàFlieure qu'on ne pouvait rien dire d'analogue des
Eglises chrétiennes. Les juifs ont des docteurs dont quel-
ques-uns, en fait de connaissances talmudiques et philo-
sophiques, sont très savants. J'ai été frappé d'un étonne-
ment véritable, le jour où l'un de ces érudits m'a parlé
avec admiration de Spinoza et m'a demandé des éclaircis-
sements sur la doctrine de Kant. Ces noms, ces idées,
des lueurs d'autres idées qu'on devrait leur supposer in-
connues arrivent jusqu'à eux dans les ouvrages qu'ils
font venir surtout d'Allemagne et dont l'entrepôt est
Bagdad. Du reste, ils entretiennent des communications
les uns avec les autres sans que les distances les arrê-
tent. Pour des intérêts dogmatiques, pour des points doc-
trinaux, pour des questions de droit civil, ils se main-
tiennent en rapports constants avec le grand rabbin de
Jérusalem qui, qualifié, dans leur style officiel, de « Roi
d'Israël, » décide souverainement sur toutes les ques-
tions litigieuses. Son opinion fait loi et n'est jamais
contredite. Très au courant des noms et de la façon
de penser de leurs coreligionnaires européens les plus
puissants, les juifs sont visités dans l'Inde et en Perse par
des missionnaires ou plutôt des collecteurs qui recueillent
parmi eux, pour les juifs de Jérusalem, des aumônes qui
ne sont pas refusées. C'était par ces voyageurs qu'autre-
fois les nouvelles circulaient. Aujourd'hui les juifs se ser-
vent aussi à l'occasion des moyens de communication dont
5
66 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
disposent les Européens et qui sont plus fréquents et
plus rapides, sinon plus sûrs. Non seulement ces corres-
pondances traitent de questions d'intérêt ou de nationa-
lité, mais elles ont aussi pour objet la discussion de
points de doctrine et même l'échange de productions litté-
raires, tantôt, mais rarement, en hébreu proprement dit,
tantôt en chaldéen ou araméen, et avec des recherches
d'élégance linguistique très raffinées. Ces compositions ne
sont pas toujours d'un caractère sérieux. Il y a peu de
mois, les juifs lettrés de Téhéran étaient occupés d'une
satire en vers, déclarée par eux admirable et dont un rab-
bin de Jérusalem était l'auteur.
En aucun temps la hardiesse des spéculations philoso-
phiques n'a fait défaut aux juifs. Rien parmi eux n'est
changé sous ce rapport, et on cite principalement à
Bagdad plusieurs savants qui, par la témérité de leurs
objections, sont dignes de ce que leur nation a produit de
plus hétérodoxe. L'esprit juif est chercheur de sa nature
et aime à acquérir, dans les richesses de ce monde, aussi
bien ce qui est science que ce qui esl or. 11 faut, en
outre, observer qu'un nombre très restreint des juifs de
Perse se prévaut d'une origine hébraïque. La masse des-
cend de prosélytes, et il en résulte des prétentions à la
noblesse qui ne sont point contestées aux familles que l'on
reconnaît être venues de Terre-Sainte. Ceiles-çi , re-
gardant leurs coreligionnaires comme d'un sang moins
pur, ne s'unissent pas volontiers à eux par mariage. Mais,
de leur côté, les descendants des prosélytes doivent à
leur origine de posséder les qualités d'esprit actives et
turbulentes de leurs concitoyens persans. Ils entrent vo-
lontiers en discussion avec les musulmans et, en ce mo-
ment même, des rabbins vont faire imprimer à Téhéran
LE SOUFYSMK ET LA PHILOSOPHIE. 67
une réfulation en règle d'un moulla qui a publié, il y a
six mois, un livre contre certains points de leurs doctri-
nes. Le soufysme leur plaît et les attire; mais il me
semble à remarquer que les plus habiles d'entre eux sont
surtout séduits par la philosophie proprement dite. Ce qui
est l'objet de leurs études favorites, c'e^ la talismanique
et tout ce qui s'y rattache^ et^ sur ces points, les musul-
mans sont assez disposés à les reconnaître comme leurs
maîtres et à accorder plus de confiance aux charmes com-
posés par les juifs qu'à ceux dont ils sont eux-mêmes les
auteurs*.
En fait de doctrine courante, celle qui se fait le plus
remarquer, c'est celle des Soufys. Il est indispensable d'en
dire ici quelques mots.
En Europe, on s'est intéressé particulièrement à cette
face des idées persanes. D'habiles gens s'en sont occupés
et ont donné des traductions et des appréciations fort
exactes en soi, mais peut-être insuffisantes pour faire bien
comprendre la nature, la portée et la raison du succès de
cette philosophie.
Elle a commencé de très bonne heure sous l'islam et
en revêtant avec exagération quelques-unes de ses livrées,
en vantant jusqu'à la folie la nature et le rôle du Pro-
phète, elle s'est fait admettre, elle s'est fait même ad-
mirer là où des doctrines cependant moins dangereuses
qu'elle rencontraient l'exclusion et l'anathème . Elle
était propre à séduire et à tromper l'esprit asiatique, et
cela parce qu'elle le sert merveilleusement suivant ses
goûts. Si elle est courtisanesque pour le Prophète, elle
est, à la vérité, profondément, sincèrement unitaire. Elle
' Traité des Écritures cunéiformes^ tome II.
68 LE SOljFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
accepte avec joie tout ce que le Koran enseigne à cet
égard; seulement, et là est sa particularité, elle l'exagère
et profite du vague des formules pour aller bien au delà
de ce que Mahomet a voulu. Sous des apparences de
piété dévouée, elle pousse le principe jusqu'au pan-
théisme le plus absolu, ne reconnaît d'être, d'existence
qu'en Dieu, nie tout ce qui n'est pas Dieu, voit Dieu
partout et en tout et rejoint par toutes sortes de détours
et de faux-fuyants l'araméisme le plus condamné. Mais,
je le répète, ses allures sont d'un islamisme irrépro-
chable. Le soufysme pratique le Ketmân mieux qu'aucune
autre secte. Il excelle dans l'art de dérouter les investi-
gations menaçantes, et ce n'est que rarement qu'un de
ses adeptes enivré se compromet au point de crier en pu-
blic ce que tous les doctes pensent en secretj Dieu, c'est
moi!
Le soufysme, grâce à son Ketmân, grâce à son adresse,
séduit toutes les classes de la société orientale. Il a per-
fectionné à l'excès ses moyens d'action. Il a des chefs,
des conseils, des moines , des missionnaires et une si
grande multiplicité de degrés, qu'il est bien difficile qu'un
esprit quelconque ne rencontre pas à s'y loger. Les sages,
les ouréfas, mesurent la science à chacun suivant la force
ou la faiblesse de son esprit. S'ils s'aperçoivent qu'une
maxime scandalise leur néophyte, ils ont toujours sous la
main un double sens qui leur permet de lui démontrer
qu'il s'est récrié à tort. Si, au contraire, son estomac théo-
logique est robuste, ils lui prodiguent les aliments de la
plus difficile digestion. Les rêveurs sont communs en
Orient. Pour les rêveurs, ils tiennent prêts les plus
amples, les plus séduisants sujets de divagation, et ne se
fiant pas encore assez aux puissances naturelles de l'ima-
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 69
gination humaine surexcitée, pour aller aussi loin qu'ils
le souhaitent, ils recommandent l'usage de l'opium et du
beng, élevés ainsi à la dignité de véhicules religieux. On
peut assez supposer ce que ces pratiques seules valent de
popularité à une doctrine auprès d'un peuple qui a la pas-
sion effrénée de l'ivresse physique aussi bien que morale.
L'ivrognerie est, en effet, un vice général dans l'Asie
Centrale. On ne se douterait jamais que la religion offi-
cielle prohibe absolument l'usage même modéré des bois-
sons fermentées, ni encore moins que la loi civile, sous
cette inspiration, ait édicté et applique encore assez sou-
vent, contre les contrevenants, des peines d'une dureté,
on pourrait dire d'une férocité disproportionnée à l'objet.
Rien n'y fait, et les délits que Mahomet a voulu prévenir
sont de tous les jours, de tous les instants et de toutes les
personnes. Les prêtres aussi bien que les princes passent
les nuits à boire. Les dames de la famille royale, tout au-
tant que les filles du bazar, tombent, vers le minuit, ivres
mortes sur leurs tapis, et le thé froid, comme on appelle
par décence Tarak, l'eau-de-vie d'Europe même, remplis-
sent les théières et en coulent incessamment à flots. Ce
n'est pas le plaisir de banqueter en compagnie ni de par-
courir les degrés successifs de Texcitation et de la gaieté,
c'est encore moins le goût du breuvage en lui-même qui
amènent ces excès. Les Asiatiques n'aiment ni la saveur
du vin, ni celle des spiritueux. Quand ils boivent, ils s'ar-
ment d'un mouchoir, font, avant d'avaler, une grimace de
dégoût, s'exécutent comme un patient qui s'administre
une médecine, et s'essuient ensuite la bouche avec toutes
sortes de démonstrations d'horreur. Si quelques-uns des
grands achètent à grands frais des vins d'Europe, c'est
affaire d'ostentation et pour que leurs hôtes admirent leur
70 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
magnificence; en réalité, ils ne reconnaissent que deux
classes de boissons : celles qui enivrent lentement et celles
qui enivrent vite. Depuis quelques années, ils commen-
cent à tenir le porter en haute estime, parce qu'ils le
classent dans la seconde catégorie. Arriver le pluspromp-
temônt possible à ne plus discerner la saveur de ce qu'ils
avalent et à tomber dans la torpeur, voilà ce qui les
charme, le sommeil de l'abrutissement est l'objet de
leurs vœux. Je connais des hommes profondément ins-
truits, avides de connaissances, g-oitant avec délices les
jouissances philosophiques les plus raffinées, et qui ne
sauraient se passer d'être ivres-morts tous les soirs. Ce
qu'il faut admirer, c'est la façon dégagée dont ils portent
un pareil régime; mais je reviens aux soufys, qui pa-
raissent être, en grande partie, coupables d'avoir implanté
ces habitudes dans les populations.
Ce n'est rien dire de nouveau que de les déclarer pan-
théistes; toutefois cette qualification, exacte si l'on con-
sidère les tendances de leur doctrine, ne peut rigoureu-
sement s'appliquer en réalité qu'à certaines classes de
soufys. Les degrés inférieurs n'ont pas toujours une con-
science nette de la conséquence dernière de leurs opinions
et s'en tiennent, avec plus ou moins de discernement, à
la lettre des déclarations de leurs grands docteurs Mah-
moud Shébestéry, Djélaleddin, surnommé « le Moulla du
Roum »^ on Féryd Eddyn, « l'Epicier. » Sur la foi des ap-
parences qu'ils n'ont pas pénétrées^ ils reconnaissent le
Dieu individuel du Koran, et ne supposent pas qu'après
leur mort il leur soit réservé autre chose plus que de
l'approcher dans une intimité supérieure à celle à la-
quelle seront appelés les religionnaires qui n'ont pas le
bonheur de partager leurs doctrines. On n'est donc pas
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 71
tout à fait dans le vrai en prenant le panthéisnîe pour le
dogme essentiel des soufys. Le plus grand nombre, au
contraire, ne s'en doute pas. En réalité, le soufysme a
pour caractère dominant d'offrir un enchaînement de doc-
trine fort lâche qui place en échelons des notions de signi-
fications très différentes, si différentes qu'elles n'ont entre
elles qu'un seul et unique rapport, et ce rapport c'est un
quiétisme adapté à chacune d'elles, une disposition d'âme
passive qui entoure d'un nimbe de sentimentalité inerte
toutes les conceptions imaginables de Dieu, de Thomme et
du monde. D'union entre les soufys des différents grades,
il n'en existe pas d'autre que cette disposition générale à
tout faire passer en spectacle devant l'homme intérieur,
quel que soit cet homme et quelque jugement qu'il porte
des choses du dehors. Aussi la concorde et la bonne en-
tente ne sont-elles nullement des vertus à l'usage des dif-
férentes classes de soufys, dans leurs rapports récipro-
ques. Elles se méprisent singulièrement. Les ouréfas, les
hommes des hauts degrés, considèrent ceux des plus bas
et même ceux des degrés moyens comme à peine supé-
rieurs à la brute, et il n'y a pas de secte religieuse ou
philosophique qui réduise plus complètement en système
l'usage du mépris dogmatique. Un soufy de grade supé-
rieur, arrivé à se considérer lui-même comme Dieu, admet
sans peine et professe avec hauteur que la création au
milieu de laquelle il se trouve momentanément et impar-
faitement détenu, est tout entière digne de ses dédains.
Il parle des prophètes comme d'avortons qui avaient en-
core grand chemin à faire pour arriver jusqu'à lui. Il ne
reconnaît aucune distinction-, quant à lui, entre le bien
et le mal ; car_, au point de vue où il en est, toutes les
antinomies se résolvent dans le fait unique de son exis-
72 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
tence fintérieure. Qu'on ne suppose pas, toutefois, pour
rester juste, que cette abrogation de toute règle morale
ait de bien grandes conséquences pratiques. Les ouréfas
sont des vieillards sans force, assez ascétiques de fait,
sauf l'opium ou le beng, et qui se sont fait de longue
main une nature de l'indifférence. Ce qui les persuade
surtout de leur qualité divine et l'attribut qu'ils en pri-
sent davantage, c'est l'immobilité de leurs sensations,
Que le prototype originel de ces ouréfas des premiers de-
grés se trouvent chez les bouddhistes, c'est, je crois, ce
qu'il serait difficile de révoquer en doute. En tout cas,
on peut prononcer hardiment que la vaste association^
qui, à parler rigoureusement, n'en est pas une, dont je
viens de retracer les principaux traits, a été, est encore
excessivement funeste aux pays asiatiques par la nature de
ses influences. Le quiétisme, le beng et l'opium, l'ivrogne-
rie la plus abjecte, voilà surtout ce qu'elle a produit.
On a souvent reproché à l'islam d'avoir exagéré la
croyance au fatalisme et partant propagé les principes
délétères qui en sont la conséquence. C'est une erreur et
une injustice. Il n'est facile à la logique d^aucun culte
de faire concorder la prescience divine avec la liberté de
rhomme^ et, cependant, pas de religion positive qui ne
reconnaisse la nécessité de concilier ces deux termes^ et
ne refuse d'admettre que Tun soit sacrifié à l'autre. Ma-
homet devait avoir plus de peine que tous les autres
législateurs religieux à opérer la fusion, parce que,
préoccupé surtout du soin de déterminer, à part et d'une
façon bien distincte, la personnalité divine, afin de sortir,
une fois pour toutes, des pires conséquences du pan-
théisme araméen, il avait exagéré tant qu'il avait pu
l'expression de l'omnipotence, de l'omniscience, et de
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 73
tous les attributs propres à mettre uq abîme entre le
Créateur et la créature. Cependant, il n'avait pas méconnu
non plus le péril que cette façon de parler pouvait provo-
quer, et avait répété, en plus d'une occasion, — on le
voit dans le Koran, on le voit dans les hâdys ou tradi-
tions, — que l'homme est libre, qu'il répond de son salut
et de sa damnation ; qu'il peut être fidèle et qu'il peut
être coupable, et qu'en lui ouvrant le paradis ou l'enfer,
Dieu ne fait qu'exercer sa justice et le rémunérer d'après
ce qu'il a librement mérité.
Que l'expression de deux ordres d'idées si différents
offre ici des termes difficiles à concilier, cela, encore une
fois, est incontestable. Il serait aisé, en opposant les uns
aux autres, les passages que je rappelle, de les mettre en
contradiction tlagrante. On parviendrait, peut-être^ à dé-
montrer qu'en bonne logique l'une des thèses est plaidée
avec une force supérieure, de sorte que l'autre reste anéan-
tie ; peut-être aussi arriverait-on simplement à les détruire
Tune par l'autre, de sorte qu'il ne resterait rien des deux
propositions. Mais, en agissant de la sorte, on aurait
prouvé seulement que le prophète arabe était un dialec-
ticien assez faible qui ne connaissait pas les ressources de
l'Ecole; je ne vois pas que ce résultat vaille la peine d'être
recherché. Ce qu'il faut savoir, ce qu'il faut démêler, c'est
son intention, et elle n'est pas douteuse. 11 a voulu, incon-
testablement, sauver le libre arbitre et donner, imposer
à l'homme la responsabilité de ses actes. Les docteurs ne
s'y sont pas mépris et ils ont appuyé dans le même sens.
Aly, lui-même, a prononcé que tous ceux qui niaient le
libre arbitre étaient des hérétiques. El-Ghazzaly n'est pas
moins explicite et n'entend pas raillerie. Pour les shyytes
comme pour les sunnites, il n'y a pas le moindre doute
74 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
que c'est la doctrine orlhodoxe. Mais ceux qui Tont sapée,
ceux qui la nient, ce sont les quiétistes, ce sont les diffé-
rentes classes de soufys^ absolument comme, chez nous,
les amis de Madame Guyon et les jansénistes auraient fait
si on les avait laissés aller, absolument comme les calvi-
nistes zélés font de nos jours. Ce quiétisme, et non l'islam,
voilà la grande plaie des pays orientaux, et quand je dis
orientaux, il y faut comprendre l'Inde musulmane d'une
part et l'Afrique de l'autre, tout aussi bien que la Turquie
et rÉgypte. Le malheur a voulu qu'il y eût, pour lui
venir en aide, des secours de toutes les natures. J'en ai
nommé quelques-uns ; en voici deux autres encore : le
spectacle constant des révolutions politiques et Tattrait
de la poésie.
On ne comprend que trop avec quelle facilité devaient
se laisser glisser dans l'atonie des gens qui voyaient se
succéder sous leurs yeux, avec les dynasties différentes, la
ruine des villes, la cessation du commerce, la dispersion
des familles, le massacre des individus. Quand on a con-
templé deux ou trois fois dans sa vie le cortège d'un
prince tatare venant couper la tête à un prédécesseur
mongol, turk ou arabe qui en avait fait autant à son de-
vancier, et qu*à la suite de ces événements on a passé
par autant de situations fort diverses; quand on a été,
comme Sâdy, un grand personnage, puis un soldat, puis
le prisonnier d'un chef féodal chrétien ; qu'on a travaillé
comme terrassier aux fortifications du comte d'Antioche,
et qu'enfin on a regagné le Fars et Shyraz à pied, on
n'est pas loin de convenir que rien de ce qui existe n'est
réel ou du moins ne vaut la peine qu'on s'y attache. C'est
la solidité des attaches qui fait les deux tiers de leur prix ;
l'instabilité, à la longue, amène l'indifférence. Un scepti-
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 75
cisme immense a de bonne heure, pour ces causes, en-
vahi l'Orient tourmenté, et le quiétisme, après tout,
qu'est-ce autre chose qu'une forme du scepticisme, où
l'âme croit conserver encore assez de vigueur pour trans-
porter ce qui lui reste de foi au sein d'une abstraction?
Une fois là, ce trésor, cette foi, prend vie, s'enfle, grandit,
s'exalte, s'enfièvre dans l'impalpable, et d'autant plus
énergique qu'elle ne travaille que sur elle-même, ne re-
connaît plus la raison que dans ses rêves, et l'activité que
dans le sommeil des facultés pratiques. Je le répète, voilà
ce qu'a produit le soufysme ; et ce qu'il souffle aux Orien-
taux, ce n'est pas l'annihilation de l'homme, c'est la dé-
pravation de ses forces.
Mais la séduction n'eût pas été aussi puissante, malgré
tout ce qui l'appuyait, si, après s'être emparée de l'âme et
du cœur et avoir détourné les tendances actives de leurs
buts véritables, elle n'avait su également conquérir l'es-
prit. Elle n'y manqua pas et le pouvait d'autant mieux
que le soufysme, aux époques malheureuses, comptait
dans ses rangs la plupart des hommes d'intelligence. Ces
hommes, rebutés pab les maîtres militaires, et, en face
de la brutalité du sabre, n'ayant pas l'emploi de leurs
facultés, se sont repliés sur eux-mêmes, et ils ont produit
des œuvres littéraires qui sont souvent d'une admirable
beauté. Voilà donc la poésie qui achève de conquérir ceux
que le quiétisme ne suffisait pas à prendre. Les vers et le
désenchantement des poètes soufys sont dans toutes les
mémoires et dans toutes les bouches. On les cite dans le
bazar, dans la boutique du marchand, chez les grands,
comme dans les réunions dévotes du clergé. Il serait ex-
traordinaire que l'influence ne s'en fît pas sentir sur des
hommes qui, dès l'enfance, bercés de ces maximes délé-
76 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
tères^ sont accoutumés à en faire cas comme de la plus
sublime sagesse. A force d'ouïr répéter que le monde ne
vaut rien et même n'existe pas, que l'affection de la
femme et des enfants n a rien que de faux, que l'homme
sensé doit se renfermer en lui-même, se borner à lui-
même, ne pas compter sur des amis qui le trahiraient, et
que c'est dans son cœur seul qu'il peut trouver la féli-
cité^ la sécurité, le pardon facile de ses fautes, la plus
tendre indulgence, et finalement Dieu, il serait bien
extraordinaire que le plus grand nombre de ceux qui
reçoivent de pareilles leçons et qui les voient si uni-
versellement approuvées, ne finissent pas par accepter
comme des vertus l'égoïsme le plus naïf et toutes ses
conséquences, dont la principale est le plus entier dé-
tachement de tout ce qui se passe autour d'eux dans la
famille, dans la ville et dans la patrie.
C'est là qu'il faut chercher la source principale de ce
qui frappe d'abord dans la contemplation des populations
orientales : le dédain radical que ces nations éprouvent
pour leurs gouvernements, quels qu'ils soient, et, en
même temps, la facilité placide avec laquelle elles les ac-
ceptent et les supportent. On peut penser et dire beau-
coup de mal, en effet, du plus grand nombre des adminis-
trations asiatiques, et l'on restera encore au-dessous de
la vérité. Cependant il n'y a pas plus dans ce monde de
choses absolument mauvaises qu'il n'y en a de parfaite-
ment bonnes. Les sujets persans^ arabes, turks, hindous
sont loin d'être aussi opprimés qu'on se le figure, et si le
but de ce livre le permettait, il ne me serait pas mal aisé
de montrer que la liberté pratique leur est, au contraire,
assurée sur une grande échelle, que les spoliations sont
surtout des grapillages, et que des obstacles, résultant
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 77
du code religieux, des mœurs et de l'imperfection des
moyens gouvernementaux, arrêtent à chaque inslant
l'action môme légitime du pouvoir. Il s'en faut donc de
beaucoup que les peuples souffrent à un degré qui expli-
que leur dégoût de toute vie publique. En outre, si mau-
vaise opinion que l'on puisse avoir de la masse des
hommes qui conduisent d'ordinaire les affaires, il ne laisse
pas de s'en trouver parmi eux, et plus souvent qu'on ne
le croit, ayant à la fois capacité et bon vouloir. Règle gé-
nérale, on ne leur sait gré ni de l'un ni de l'autre, et
ce que Topinion publique est portée à leur reprocher le
plus amèrement, ce sont encore les tentatives de réfor-
mes; elle supporte ces essais plus impatiemment qu'elle
ne fait les allures surannées, rapaces et souvent insen-
sées, inhérentes aux vieux systèmes. C'est tout simple-
ment parce que cette opinion publique s^ trouve moins
dérangée dans sa somnolence. Son repos est troublé par
les efforts d'une amélioration. Les novateurs lui deman-
dent du travail, de la compréhension, un changement
d'attitude. Les gens s'en indignent; mais, comme l'intel-
ligence est vive en eux, elle s'éveille lorsque le ministre
détesté est à peine tombé depuis deux jours; on lui rend
justice, on analyse, on apprécie ses intentions, on le
porte aux nues et les éloges servent à lapider ses succes-
seurs.
Je dis que, dans cet ordre, les populations supportent
aisément le pire régime, et cela, sans aucun doute, pré-
cisément par le même motif qui les mutine contre les
réformes. Pour protester, il faudrait se lever et marcher,
s'unir, s'entendre, agir; mais rester chacun dans son iso-
lement, voilà ce qu'on est habitué à appeler sage. Un
coup reçu de temps en temps est un inconvénient dont la
78 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
douleur s'efface; quant aux coups qu'on voit distribuer
à côté de soi, la sagesse quiétiste enseigne essentielle-
ment à ne pas se mêler des affaires des autres.
Tant que le soufysme, à ses différents degrés, régnera
sur l'esprit asiatique, il n'y aura pas de ressources contre
les maux qu'il engendre. Il est bien fort, il est bien an-
cien, il est bien ancré dans les mœurs et singulière-
ment servi par le climat, tout autant que par cette vieille
expérience de la vie qu'on ne peut refuser à des sociétés
qui, datant de si loin, ont vu tant de choses. Et, cepen-
dant, comme rien n'est plus compliqué que cet esprit
asiatique, comme rien n'obéit à des ressorts plus nom-
breux, plus différents et agissant, Dieu sait comme, sous
l'empire des causes les plus diverses et pour les buts les
plus étrangers les uns aux autres, il ne faut pas mécon-
naître, tout en avouant que le soufysme est un des élé-
ments intellectuels les plus puissants et les plus géné-
ralement agissant de ces pays, qu'il n'a réussi nulle part à
supprimer, d'une façon aussi complète qu'il l'aurait voulu,
les manifestations des autres instincts. Pas de soufy qui
n'ait encore dans la tête, plus ou moins complètement,
un, deux, trois systèmes ou fragments de systèmes agis-
sant en sens inverse. De là celte agitation curieuse de
tous les esprits, ce trouble dans la nonchalance, cette
surexcitation dans la torpeur, cette passion de parler po-
litique chez des gens qui posent en principe que la poli-
tique ne doit pas les intéresser; de là, enfin, chez des
sceptiques qui voudraient être somnolents, la continua-
tion d'une recherche curieuse de la vérité ou pour mieux
dire de la nouveauté.
La religion qu'ils ont faite à leur image, le shyysme,
oii ils ont transporté et ravivé les dogmes principaux des
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 79
parsys ne donnait pas aux Persans une morale pratique
appropriée suffisamment à leurs goûts. C'est pour cela
qu'ils ont pris et développé le soufysme. Mais celui-ci ne
saurait répondre non plus à toutes les questions que le
shyysme a lui-même soulevées et laissées de côté. Il est
bon de s'être ressaisi du dualisme, mais faut-il pour cela
abandonner l'idée unitaire? Le voudrait-on, on ne le pour-
rait pas. Cette idée est trop éclatante dans le Koran et,
mieux que cela, trop inséparable des instincts sémitiques,
et ces instincts, on les a en grande partie dans les veines.
Il faut donc quelque chose d'autre que la religion de
l'Etat et que le soufysme, et voici la philosophie.
Elle est née en Asie, elle y est immortelle. Avant les
temps historiques, elle s'y établissait toute puissante, et
Ton peut bien admettre qu'elle y vivra autant que le monde.
Si, dans des circonstances particulièrement contraires, il
lui est arrivé d'y subir des éclipses, celles-ci ont été cour-
tes; elle a toujours résisté aux plus violents orages et
brûlant alors, comme une lampe abritée contre le vent,
au fond de quelques chambres de savants, elle a bientôt
remontré au monde sa flamme vacillante, diminuée, char-
bonneuse, obscurcie, jamais éteinte.
Les Mongols, au xni^ siècle, n'en purent venir à bout et,
cependant, il n'y eut jamais d'adversaires plus acharnés et
plus avides d'en finir avec elle. A leur arrivée^ ils avaient
été pris à son égard de cette haine que Tignorance lui voue
plus qu'à toutes les autres connaissances humaines. Quand
un peu calmés, ils voulurent organiser et administrer,
ils découvrirent que, faisant obstacle à la religion, elle
n'entrait pas dans leur plan et ils la livrèrent volontiers
à toutes les sévérités des moullas. Les persécutions furent
grandes et elles échouèrent. Le temps passa, ces vio-
80 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
leaces étaient usées et il vint un moment oii, dans l'im-
patience de la fatigue qu'éprouvaient le public et même
les rois de sentir trop pesamment le joug de la cléricature
shyyte, on se rappela Avicenne, on voulut le relire^ et
alors ses sectateurs,, qui n'étaient nullement morts, sor-
lirént de leurs retraites pleins de ses doctrines.
La dynastie des Séfewys commençait alors sa gloire.
Les magnifiques collèges d'Ispahan participaient à la
splendeur de l'Etat par l'activité de leurs éludes. On peut
voir encore ces édifices, bâtis vers la fin du xvii^ siècle,
et admirer leurs coupoles émaillées de bleu, leurs cel-
lules alignées autour de jardins qu'encombrent les roses
et les platanes. De nombreux et célèbres professeurs
attiraient là des auditeurs de tous les âges et de tous
les rangs, venus des différentes parties de l'Asie, et la
maison régnante témoignait d'un zèle passionné pour les
travaux de l'esprit, au point que la mère de Shah-Abbas
le Grand s'était chargée elle-même d'aller toutes les se-
maines avec ses femmes recueillir le linge des étudiants
et le remplacer par du linge neuf. Elle ne voulait pas,
disait-elle, que des préaccupations d'un ordre si misé-
rable pussent détourner l'esprit des élèves et des maîtres
des contemplations sublimes auxquelles il devait rester
uniquement attaché.
Dans une situation si favorable, au milieu des docteurs,
des littérateurs de tout genre, des hommes de guerre et
des hommes d'État, on ne tarda pas à distinguer un
moulla, natif de Shyraz, qui se nommait Mohammed, fils
d'Ibrahim. Adonné principalement aux recherches philo-
sophiques, ce personnage devint assez tôt fameux. Tout
le monde se pressa à son cours^ tout le monde voulut
l'entendre; les rois lui prodiguèrent leur estime les
LE SOUFSME ET LA PHILOSOPHIE. 81
peuples leur vénération, et c'est encore lui qui, après
avoir fourni à Fère des Séfewys, celte recrudescence phi-
losophique indispensable à toute grande époque, a main-
tenu jusqu'à nos jours son autorité sous le nom fameux
de Moulla-Sadra, ou, comme on Tappelle plus couram-
ment, Akhoiind, « le maître par excellence. »
Moulla-Sadra n'a point seulement beaucoup enseigné et
formé de nombreux élèves; il a aussi beaucoup écrit, et on
ne l'estime pas moins comme théologien que comme phi-
losophe. Son œuvre se compose d'environ une vingtaine
de volumes^ dont plusieurs sont consacrés à des commen-
taires sur différents chapitres du Koran. On lui doit encore
une dissertation sur les traditions authentiques. Il a laissé
environ cinquante traités sur la théodicée, où des recher-
ches relatives à la nature divine l'entraînent plutôt vers le
terrain philosophique qu'elles ne le soutiennent dans les
domaines propres de la théologie orthodoxe. On a de lui
quarante-quatre ouvrages sur des points obscurs de la
doctrine, composés pendant un long séjour dans les mon-
tagnes de Goûm, oii il s'était retiré pour vaquer sans dis-
traction à l'étude. Il a écrit de plus quatre livres de
voyages. Il fit sept pèlerinages à la Mecque, et, au retour
du septième, il mourut à Basra.
Son père avait été vizir du Fars et, s'étant vu longtemps
sans enfants, avait adressé à Dieu de nombreuses prières
pour en obtenir. Il eut Sadra comme récompense d'inces-
santes aumônes et nommément pour avoir distribué un
jour, à des passants, trois tomans qu'il avait sur lui. Dès
son enfance, le philosophe fut surnommé Sadra, à cause
de son mérite supérieur. Confié aux soins d'un précepteur
habile, il ne tarda pas à faire de remarquables progrès.
Un jour, son père lui ayant confié le soin et la surveil-
6
82 LE S0UFY8ME ET LA PHILOSOPHIE.
lance de la maison et ayant, ensuite, voulu se rendre
compte de la manière dont l'enfant s'acquittait de sa tâche,
il remarqua qu'une somme de trois tomans figurait inva-
riablement dans le compte de chaque jour au chapitre des
aumônes. Surpris, le vizir demanda des explications. L'en-
fant lui dit : Mon père, c'est le prix que te coûte ton fils.
Devenu plus grand, il employait tout son argent à
acheter des livres et était surtout avide d'apprendre ce
que les Grecs avaient écrit. Étant venu de Shyraz à
Ispahan, il fit connaissance, dans un bain de cette ville,
avec le séyd Aboulkasscm-Fenderesky, un des métaphy-
siciens les plus subtils de l'époque. Il n'était nullement
connu de cet érudit, qui, en se voyant saluer, lui dit :
Sans doute tu es étranger, mon enfant? — Oui, répondit
Sadra. — Et de quelle famille es-tu? De quelle ville?
Pour quel motif te trouves-tu à Ispahan?
Sadra répondit : Je suis du Fars et venu ici pour suivre
mes études.
— Et quel est celui de nos savants dont tu prétends
entendre les leçons?
— Celui-là même que Vous me désignerez.
— Si ce que tu souhaites est de dégourdir ta cervelle,
adresse-toi à Sheykh Behay; mais si tu prétends dégourdir
ta langue, prends pour maître Emyr Mohammed Bagher.
Sadra répondit : Je ne me soucie point de ma langue,
et, de ce pas, il s'en alla trouver Sheykh Behay et se mit
à étudier, sous la discipline de ce professeur, les sciences
philosophiques et théologiques, tant et si bien que celui-
ci reconnut un jour n'avoir plus rien à lui apprendre. Il
l'envoya donc, lui-même, trouver Emyr Mohammed Ba-
gher sous prétexte d'un livre à emprunter.
Sadra, sans aucun soupçon des intentions de son maître,
LE SOCFYSMË ET LA PHILOSOPHIE. 83
se présenta devant le dialecticien et s'acquitta de sa com-
missi'on. Dans ce moment même, Myr Mohammed Bagher
donnait sa leçon, de sorte que Sadra y assista.
Lorsque le jeune étudiant revint auprès de Sheykh
Behay, celui-ci lui demanda : Que faisait le professeur?
Sadra répondit : 11 enseignait.
— Ses leçons, reprit Sheykh Behay, valent mieux que
les miennes. Je n'avais nul besoin du livre que lu rap-
portes, mais je souhaitais que tu pusses juger par toi-
même du mérite de l'homme. A dater d'aujourd'hui,
quitte-moi et suis son enseignement.
Sadra obéit et, en peu d'années, il arriva à la perfec-
tion d'éloquence qu'on lui a connue.
Mais, avant de se fixer définitivement à Ispahan et d'y
devenir le maître des maîtres, le philosophe eut à tra-
verser beaucoup de peines et de fatigues. Car si, depuis
l'avènement des Séfewys, le développement philosophique
était un besoin général des esprits et le desideratum des
princes de la dynastie nouvelle, rien de solide n'avait
réellement été fait et la science se contentait encore d'as-
pirations assez stériles. Surtout elle redoutait le clergé,
et cette peur la paralysait. On a vu qu'une pression si
fâcheuse avait pris naissance à la suite des invasions
mongoles. Je ne l'ai peut-être pas assez expliqué.
Jusqu'au moment oii Djenghyz-Khan et ses succes-
seurs vinrent renverser l'établissement politique en
Perse, les grands instituteurs philosophiques avaient été
Avicenne et Mohy-Eddin. Le premier, surtout, usant lar-
gement de l'imposante situation qu'il s'était acquise, de
son influence sur l'esprit des sultans, du respect qu'inspi-
raient sa grande indépendance de fortune et sa célébrité,
n'avait pas pris beaucoup de précautions avec l'islam et^
84 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
réagissant contre tout ce que la religion enseignait depuis
quatre cents ans, s'était donné pour tâche de restaurer,
au xi'^ siècle, la philosophie chaldéenne, en la déshabil-
lant même un peu des voiles alexandrins sous lesquels
les anciens philosophes la lui livraient. 11 y eut autour
d'Avicenne une énorme éclaircie, une grande abattue
dans le dogme mahométan. Les plus anciennes théories
panthéistiques de l'Assyrie se réveillèrent.
Mais quand les Mongols furent venus, au xiri'^ siècle, ce
mouvement s'arrêta. Les conquérants voulaient de l'ordre
et de la régularité politique. C'est une observation peut-
être inattendue. On ne se fait pas, en Europe, une idée
tout à fait juste de la domination mongole proprement
dite, que l'on confond trop avec les premiers temps de
la conquête. Ces maîtres prétendaient créer une orga-
nisation civile aussi forte que possible, et quand, dans une
préoccupation toute pratique, ils eurent embrassé l'islam,
ils trouvèrent logique de soutenir fortement cette re-
ligion et se montrèrent dès lors on ne peut moins favo-
rables à la philosophie d'Avicenne et de ses continua-
teurs. Ce n'est pas qu'à ce moment ils fussent restés
insensibles aux sciences ni aux arts. Ils protégèrent
activement certaines branches de connaissances ; ils
n'eurent pas un goût exquis en littérature, peut-être,
mais ils donnèrent beaucoup d'argent et accordèrent
beaucoup d'honneurs aux poètes et aux écrivains, et
quant aux artistes, ils en firent un cas tout particulier.
Les constructions de l'époque mongole furent d'une ma-
gnificence inouïe ; les mosquées de Tebriz, de Sultanieh,
de Yéramin, en portent encore témoignage, bien qu'en
ruines; mais pour la philosophie, rien de bon. Ils n'eu-
rent à son endroit que des rigueurs et se firent forts de
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 85
l'exterminer. On a vu plus haut qu'ils n'y avaient pas
réussi. Ce n'est pas qu'à ce moment l'orthodoxie ait profité
beaucoup de ces dispositions favorables et de la chute
ou du moins de l'humiliation de sa rivale. Elle y poussa
tant qu'elle put, il est vrai, mais ce fut pour être assaillie
elle-même par un côté qu'elle ne songeait pas à défendre.
Une erreur complète, abus désastreux de sa victoire, ve-
nait d'être commise en son nom, et ici se montrait, dans
tout son jour, le génie persan. Le chaldaïsme^ vaincu
sous la forme avicenniste, garda le silence, et aussitôt ce
fut le mazdaïsme qui prit la parole et le fit avec autorité,
sous l'habit du clergé mahométan. Ce fut, en effet, pen-
dant la période écoulée du xiii® siècle à la fin du xvi*^, que
le sliyysme local, se développant de plus en plus, laissa
le plus loin ses anciennes formes, ranima, restaura le
magasin presque entier des idées, voire des habitudes guè-
bres, et leur fit prendre la place des prescriptions moham-
médiques. Ce fut alors que, sous des apparences discrètes,
on vit renaître le véritable dualisme, dont j'ai déjà parlé.
Avec le retour à ces idées fondamentales, avec la fabrica-
tion illimitée des hadys ou traditions, qui fit rentrer l'an-
cienne théologie dans le domaine que la foi arabe croyait
avoir conquis, le shyysme alla chaque jour se développant,
s'admira avec raison comme expression véritable de la
nationalité persane et, en même temps que, en dépit du
Prophète^ il rétablissait tout ce passé qu'on aurait pu
croire à jamais décédé et qui se retrouva si vivant, il res-
suscitait aussi l'institution d'un clergé hiérarchique dont
Mahomet n^aurait jamais admis les constitutions. Les cho-
ses avaient marché ainsi jusqu'à Tavènement des Séfewys.
Le premier de ces princes était de tous les soufys le plus
éloigné, non seulement de l'islam, mais même d'une reli-
86 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
gion positive quelconque. C'était un panthéiste, et il est
certain qu'il se proposa, pendant quelque temps, de
laisser choir tout rétablissement islamique. Cependant il
changea d'avis. Les dangers lui parurent trop grands et
les avantages trop frivoles, et, voyant le shyysme si to-
pique, lui et ses successeurs se prirent pour lui d'un
amour sagace. Ils activèrent ses développements, lui don-
nèrent toute l'ampleur et toute l'autorité qu'il pouvait
prétendre. Alors la religion de l'État fut fondée et elle ne
se soucia ni du véritable islam ni non plus de la philoso-
phie d'Avicenne.
Celle-ci remuait pourtant et donnait des signes d'exis-
tence. Elle trouvait un peuple disposé à Taccaeillir, car,
du moment que le shyysme était installé dans son triom-
phe, il cessait d'être une philosophie, ne procédait que
par décrets et ne satisfaisait plus à Timmortel instinct de
méditation, de spéculation, de transformation intellec-
tuelle, qui partout est le ressort principal du cerveau
humain, partout, dis-je, on Asie comme ailleurs. Les an-
ciennes théories spéculatives commencèrent de nouveau
à attirer tous les regards. Elles attirèrent ceux de Moulla-
Sadra comme ceux de la multitude, et c'étaient là des re-
gards pénétrants au delà de l'ordinaire.
Ainsi que nous l'avons vu tout à l'heure, le jeune
homme avait renoncé au monde et aux dignités pour se
consacrer entièrement à l'étude ; et comme Tétude, en
Asie, repose essentiellement sur l'enseignement oral;
que, d'ailleurs, les philosophes avicennistes étaient dis-
persés, peu nombreux, craintifs devant le clergé à demi
mage (car cette dernière restauration, à peine en jouis-
sance, était fort animée à empêcher Tavènement de Tautre),
Moulla-Sadra passa plusieurs années soit dans sa retraite
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 87
au fond des montagnes de Goûm, soit à voyager dans
toute la Perse, recueillant de bouche à oreille toutes les
scholies que l'expérience et la confiance des sages lui pou-
vaient livrer. Il commença lui-même bientôt à professer
dans les villes où il passait, et comme il n'avait pas de
rivaux ni pour l'éloquence, ni pour l'élégance de l'expres-
sion, ni pour la facilité de l'exposition, on l'écoutait avi-
dement, et il eut de nombreux auditeurs, parmi lesquels
il choisit et distingua des élèves d'une valeur hors ligne.
Mais, lui aussi, il avait peur des moullas. Exciter leur
méfiance était inévitable, mais donner un fond solide,
fournir une preuve à leurs accusations, c'eût été s'exposer
à des persécutions sans fin et compromettre du même coup
l'avenir de la restauration philosophique qu'il méditait. Il
se conforma donc aux exigences des temps et recourut au
grand et merveilleux moyen du Ketmân. Quand il arrivait
dans une ville, il prenait soin de se présenter humblement à
tous les moudjteheds ou docteurs du pays. Il s'asseyait au
bas de leur salon, de leur talar, se taisait beaucoup, par-
lait avec modestie, approuvait chaque parole échappée
de ces bouches vénérables. On l'interrogeait sur ses con-
naissances; il n'exprimait que des idées empruntées à la
théologie shyyte la plus stricte et n'indiquait par aucun
côté qu'il s'occupât de philosophie. Au bout de quelques
jours, le voyant si paisible, les moudjteheds l'engageaient
d'eux-mêmes à donner des leçons publiques. Il s'y met-
tait aussitôt, prenait pour texte la doctrine des ablutions
ou quelque point semblable et raffinait sur les prescrip-
tions et les cas de conscience des plus subtils théoriciens.
Cette façon d'agir ravissait les moullas. Ils le portaient
aux nues : ils oubliaient de le surveiller. Ils désiraient
eux-mêmes le voir promener leur imagination sur des
88 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
questions moins placides. Il ne s'y refusait pas. De la
doctrine des ablutions il passait à celle de la prière, de
celle de la prière à celle de la révélation, de la révélation
à l'unité divine, et là, avec des prodiges d'adresse, de
réticences^ de confidences aux élèves les plus avancés, de
démentis donnés à lui-même, de propositions à double
entente, de syllogismes fallacieux dont les initiés seuls
pouvaient trouver l'issue, le tout saupoudré largement de
professions de foi inattaquables, il parvenait à répandre
l'avicennisme dans toute la classe lettrée, et lorsqu'il
croyait enfin pouvoir se livrer tout à fait, il écartait les
voiles, niait l'islam et se montrait uniquement logicien,
métaphysicien et le reste.
Le soin qu'il prenait de déguiser ses discours, il était
nécessaire qu'il le prit surtout de déguiser ses livres;
c'est ce qu'il a fait, et à les lire on se ferait l'idée la plus
imparfaite de son enseignement. Je dis à les lire sans un
maître qui possède la tradition. Autrement on y pénètre
sans peine. De génération en génération, les élèves de
Moulla-Sadra ont hérité de sa pensée véritable et ils ont
la clef des expressions dont il se sert pour ne pas expri-
mer mais pour leur indiquer à eux sa pensée. C'est avec
ce correctif oral que les nombreux traités du maître
sont aujourd'hui tenus en si grande considération et que,
de son temps, ils ont fait les délices d'une société ivre dé
dialectique, âpre à l'opposition religieuse, amoureuse de
hardiesses secrètes, enthousiaste de tromperies habiles.
En réalité, Moulla-Sadra n'est pas un inventeur, ni un
créateur, c'est un restaurateur seulement, mais restaura-
teur de la grande philosophie asiatique, et son originalité
consiste à l'avoir habillée d'une telle sorte qu'elle fût
acceptable et acceptée au temps où il florissait. En Perse,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 89
on Iroiivo que le service est grand et vaut la gloire dont
il a été payé. Cependant la sympathie qu'il a excitée et
excite encore est telle qu'on ne se contente pas pour lui
de l'éloge restreint que je viens d'en faire. On assure que
l'Akhound a fait plus que de raviver la flamme d'Avi-
cenne et de la faire brûler dans une nouvelle lampe;
on prétend que, sur plusieurs points, il a exprimé une
opinion indépendante de celle du grand homme et Fa
même contredite. Il est difficile, en effet, que dans le long
cours d'une existence philosophique très active et très
savante, l'Akhound, vdvant d'ailleurs dans des temps et
dans un milieu fort différents de ceux d'Avicenne, n'ait
pas trouvé l'occasion de faire acte de personnalité doctri-
nale. Je n'ai pourtant rien vu qui impliquât des diffé-
rences bien sérieuses, et personne n'a jamais pu m'en
indiquer qui valussent la peine d'être relevées. Presque
tout ce qu'on cite ne consiste que dans des questions de
méthode ou porte sur des points secondaires. Non; le
vrai, l'incontestable mérite de Moulla-Sadra reste celui
que j'ai indiqué plus haut : c'est d'avoir ranimé, rajeuni,
pour le temps où il vivait, la philosophie antique^ en
lui conservant le moins possible de ses formes avicenni-
ques, et de l'avoir rétablie dans de telles conditions que,
non seulement elle s'est répandue dans toutes les écoles
de la Perse, les a fécondées, a fait reculer la théologie
dogmatique, a forcé celle-ci, bon gré mal gré, à lui céder
une place à côté d'elle, mais a, pour ainsi dire, réparé,
au bénéfice de la postérité^ dont les générations actuelles
font partie, toutes les ruines métaphysiques causées par
l'invasion mongole . Surtout elle a fourni les moyens
d'arriver au grand résultat que voici : depuis Moulla-
Sadra, la trace de la science n'a plus été perdue, ni
90 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
effacée; elle est constamment restée visible sur le sol,
et, malgré des circonstances qui se sont montrées très
défavoi^ables, la flamme de la torche a tenu bon; elle a
vacillé sous le vent, mais ne s'est point éteinte. Rien de
plus équitable que de conserver beaucoup d'estime et de
reconnaissance pour le grand esprit qui l'avait su si bien
allumer.
Mais il ne faudrait pas se figurer Moulla-Sadra vivant
à perpétuité en derviche et courant sans fin les villes et
les déserts. Sans doute, il garda toute sa vie cet extérieur
ascétique^ ces habitudes de détachement mondain qui
sont les marques nécessaires de la haute science en Asie ;
cependant, appelé par les rois, sollicité par eux avec res-
pect, tour à tour vénéré et suspect , il devint le profes-
seur le plus éminent du premier collège d'Ispahan, alors
capitale de l'Empire, et tint un rang considérable parmi
les grands du siècle.
Il eut pour contemporains et pour élèves une série de
philosophes plus ou moins connus aujourd'hui. Je me
contenterai de nommer ceux qui ont acquis et conservé
une certaine célébrité et dont les ouvrages sont encore
dans les mains des étudiants, x^utant que possible je ré-
duirai le nombre de ces célébrités exotiques. Pourtant je
crois d'autant moins inutile d'en présenter la dynastie
jusqu'à nos jours, qu'on n'est pas en Europe sans se faire
une opinion beaucoup trop sévère, tranchons le mot, tout à
fait inexacte, de l'état intellectuel des Asiatiques depuis
deux cents ans. On les suppose tombés dans un état d'igno-
rance qui n'est pas vrai. Voici donc la liste des philoso-
phes les plus célèbres qui ont vécu depuis Moulla-Sadra.
Il s'agit ici, bien entendu, de philosophes et non de théo-
logiens. Les traités théologiques des hommes que je vais
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 91
citer ne sont que des déguisements nécessaires et qui re-
couvrent fréquemment l'expression d'idées métaphysi-
ques fort hérétiques.
Moulla-Mohsen-Feyz, élève de Moulla-Sadra, s'occupa
particulièrement de la logique et de la métaphysique. Il a
laissé sur ces matières près de trois cents traités, qui
sont, pour la plupart, des commentaires sur différentes
parties des travaux de son maître.
Moulla-Abd-Ourrezâk a écrit des commentaires et des
annotations. Il est à remarquer en passant que certains
manuscrits portent sur les marges les scholies de Tun ou
de quelques-uns de leurs possesseurs successifs. Quand
ce possesseur est célèbre, ou seulement que ses opinions
sont goûtées, les commentaires ainsi tracés par lui sont
recueillis plus tard, forment un livre et entrent dans la
circulation scientifique, sans qu'il y ait eu, à proprement
parler, de la part de l'auteur, aucun effort pour en ame-
ner la publication. Remarquons encore qu'au moyen de
ces annotations, qui sont dans les habitudes de tous les
savants orientaux, ceux-ci ont trouvé, pour se débarrasser
du courant de leurs idées et de tout ce dont ils ne veulent
ou ne pourraient pas faire un livre, un moyen qui leur
tient lieu de ce que les revues et les journaux sont pour
les savants d'Europe. Il est cependant probable que cet
exutoire est moins épuisant et aussi moins frivole, par-
tant moins menaçant pour l'avenir de la science que celui
auquel nos érudits sacrifient aujourd'hui. Moulla-Abd-
Ourrezâk marque une phase particulière dans l'emploi du
Ketmân. Il semble que les soupçons des mouUas et leur
antipathie pour cet enseignement aient augmenté après
la mort de Moulla-Sadra. Ils firent, à cette époque, quel-
ques démonstrations contre les élèves du maître et cher-
92 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
chèrent à soulever contre eux Topinion des grands et du
peuple, en les accusant d'hérésie. Moulla-Abd-Ourrezâk
perfectionna alors l'arme ordinaire. Il multiplia les profes-
sions de foi shyytes au-delà de ce que Moulla-Sadra avait
jugé nécessaire. Il alla plus loin : il accabla d'injures
Avicenne et Mohy-Eddyn, les traitant d'hérétiques impé-
nitents et d'esprits diaboliques. Les convenances sociales
le dispensèrent heureusement d'en faire autant à l'égard
de Moulla-Sadra; on eût trouvé déplacé qu'il injuriât son
maître; pour tout concilier, cependant, il eut soin de dé-
plorer avec fracas « les erreurs de nos professeurs. » Les
moullas furent ainsi mis sur la voie du nom qu'ils devaient
supposer là-dessous. Quant aux livres nombreux du Moulla-
Abd-Ourrezâk, ils ne présentent à l'œil du lecteur le plus
curieux absolument rien qui puisse exciter le soupçon, et
il faut tomber d'accord, quand on les a lus, de leur ortho-
doxie parfaite. Cependant les disciples, aidés par la tra-
dition orale, savent à quoi s'en tenir et reconnaissent,
dans ces œuvres, la vraie doctrine de Moulla-Sadra, c'est-
à-dire d' Avicenne -
Kazy-Sayd-Goumy a laissé un renom véritable. C'était
un jurisconsulte distingué. Il est l'auteur de trois ou-
vrages philosophiques assez répandus.
Dans la génération qui succéda à Moulla-Sadra et à
son école on compte surtout :
Aga Mohammed-Bydabâdy. — Ce savant a écrit sur la
morale. Il a joui d'une grande réputation et d'un crédit
considérable sui' le peuple d'Ispahan. Sa mémoire est
encore respectée dans cette ville.
Mirza Mohammed Aly, fils de Mirza Mozaffer, s'est sur-
tout attaché à la métaphysique pure. Comme le précédent,
il a vécu surtout à Ispahan.
LE SOUFVSME ET LA PHILOSOPHIE, 93
Mirza Alboulkassem Muderrès. — Ainsi que son titre
l'indique, ce savant était attaché au collège royal à Is-
pahan. Il s'est signalé par la popularité de son enseigne-
ment et la grande variété de ses connaissances.
Moulla Moustafa, natif du village de Goumshèh, aux en-
virons d'Ispahan, et qui, de là, est appelé Goumshèhy, a
moins brillé dans la philosophie proprement dite^ qu'il en-
seignait cependant^ que dans l'étude des doctrines sou-
fystes.
Moulla Mehdy Naraghy a été également profond dans la
métaphysique et la logique.
A la seconde génération après Moulla-Sadra, on dis-
tingue :
Moulla Aly Noury. — Disciple d'Aga Mohammed Byda-
bâdy, de Mirza Mohammed Aly, maître de peu de réputation
parmi les élèves de l'Akhound, et de Mirza Aboulkassem
Muderrès, Moulla Aly Noury s'attacha principalement à la
métaphysique. Ses leçons étaient fort suivies. On cite
parmi ses élèves plus de deux cents philosophes qui ont
laissé un nom.
Moulla Mohammed Aly Noury. —Élève de Mirza Aboul-
kassem Muderrès, et parent très proche de Mirza Aly
Noury, sinon son frère. La réputation de celui-ci est
grande, mais la sienne l'est encore davantage, et je l'ai
entendu traiter de penseur sans égal par un homme, Aga
Aly Téhérany, pour lequel je professe une haute estime,
et qui figurera à son rang dans ce catalogue. Il s'occupa
également de métaphysique, de logique et d'éthique, et y
excelJa. Il a formé un grand nombre d'élèves. Cependant,
malgré le mérite de Moulla Mohammed Aly Noury, il ar-
riva après lui des événements tels que les excellentes
instructions qu'il laissa à ses élèves ne purent tout à fait
94 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
prévaloir. La philosophie se trouva dans une crise ana-
logue à celle qu'elle avait traversée sous la domina-
tion mongole, bien que moins dangereuse et surtout
moins longue. Les Afghans, ayant renversé la dy-
nastie régnante, l'anarchie s'ensuivit, puis le régime
militaire de Nader Shah, et les convulsions civiles ame-
nées par la compétition des Zendys et des Kadjars, de
sorte qu^à la fin du siècle dernier, les sciences spécula-
tives privées de l'attention, et partant de la protection des
princes et des grands, se trouvèrent en butte à toute
l'animosité du clergé. Alors les précautions de MouUa-
Abd-Ourrezâk ne furent pas trouvées de trop. On en eut
grand besoin pour se soutenir contre les accusations pas-
sionnées de mouUas malveillants, plaidant devant des
chefs militaires grossiers. Pendant cette période difficile,
on fit beaucoup usage, beaucoup abus du Ketmân, dans
les livres d'abord, puis aussi dans l'enseignement oral, et
les choses furent poussées si loin que le désordre se mit
dans l'école; les uns crurent que la philosophie n'ensei-
gnait.à peu près que ce qu'elle disait ; les autres admirent,
au contraire, qu'elle en pensait beaucoup plus long qu'elle
n'en divulguait sous le manteau et qu'elle dépassait Avi-
cenne. On exagéra encore les principes panthéistes sous
l'influence des idées soufytes. En somme, il y eut, en ce
temps, un trouble marqué dans la discipline philosophique.
Après Moulla Mohammed AlyNoury, Moulla Mohammed
Hérendy passa pour exceller en métaphysique. Il avait
étudié sous Mirza Aboulkassem Muderrès. Il s'occupa aussi
de théologie et de jurisprudence. Il a laissé un livre très
consulté sur ces matières ; mais les mathématiques l'ont
surtout occupé, et il a composé nombre de traités sur
cette science.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 95
Aga Seyd Jousêf, surnommé « l'Aveugle, » ne fut pas
arrêté par son infirmité. Bien qu'occupé de jurisprudence,
à titre spécial, il n'en devint pas moins professeur pour
les sciences philosophiques, et jouit, à litre de métaphy-
sicien, d'une grande considération. Il était élève de Mirza
Aboulkassem Muderrès.
Sheykh Mehdy Meshhedy n'a pas formé d'élèves qui aient
fait parler d'eux. On le cite comme bon métaphysicien.
Moulla Ahmed Yezdy, savant exercé, et avec cela hardi
métaphysicien, a écrit des commentaires estimés sur
les marges d'un grand nombre de livres. Il a exécuté le
même travail pour beaucoup de poètes soufys. Il était
élève de Moulla Moustafa Goumshèhy.
Moulla Ismaïl a occupé une place considérable parmi les
philosophes de son temps. Il a écrit quatre traités cités
et consultés journellement. Il avait étudié sous Moulla
Aly Noury.
Hadjy Méhémed Djafer Lahedjy étudia pendant environ
quarante ans, et professa ensuite pendant trente ans. Il
a écrit des commentaires sur les poètes soufys. Il a été
commenté lui-même par Aga Aly, actuellement profes-
seur au collège du Sipèhsalar à Téhéran. C'était encore
un élève de Moulla Aly Noury.
Moulla Agay Kazwyny, célèbre par ses connaissances
en philosophie, par sa subtilité à comprendre et à exposer
les doctrines des soufys. x.ga Aly Téhérany a travaillé sur
les livres de ce savant, qui sortait de l'école de Moulla
Aly Noury.
Moulla Abdoullah Zenvéry, Muderrès, ou le Professeur.
— Il est le père d'Aga Aly Téhérany. Excellent théo-
logien et métaphysicien profond, également versé dans
l'éthique et dans les mathématiques, il s'est fait et a con-
96 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
serve une grande réputation par rélévation de sa pen-
sée et de sa pénétration. Il a composé un commentaire
estimé sur les hadys. Un ouvrage de lui, plus célèbre en-
core, et d'une orthodoxie fort scabreuse, c'est un traité
sur l'unité divine. En théologie, il était élève d'Aga Seyd
Mohammed Bydabâdy, et en philosophie il avait eu les
leçons de Moulla Aly Noury. Tl lui est arrivé l'aventure
suivante : Un jour qu'il donnait sa leçon, un de ses élèves
entra précipitamment dans la salle et s'écria que les fer-
rashs du roi remplissaient la rue. Moulla Abdoullah pour-
suivit le raisonnement qu'il avait commencé. Mais, bien-
tôt, un domestique paraît et annonce que les ferrashs et
les officiers se dirigeaient vers la maison. En effet, quel-
ques instants après, le roi lui-même, avec les grands de
l'empire, arrêtait son cheval devant la porte. Il mit pied à
terre, et entrant seul dang* la classe, alla s'asseoir dans un
coin, après avoir engagé Moulla Abdoullah à continuer.
Cependant lui-même ouvrait un livre, et prenait connais-
sance du passage commenté. La leçon finie, le monar-
que, qui l'avait écouté avec l'attention la plus soutenue
(car Feth-Aly-Shah s'occupait personnellement de philoso-
phie), demanda au professeur de lui indiquer les élèves
les plus distingués. A tous ceux-là il fit distribuer immé-
diatement une certaine somme à titre de récompense,
alloua des traitements pour tous les élèves, afin qu'ils pus-
sent suivre sans distraction leurs études, et ayant fait
un beau cadeau au professeur, il le quitta après l'avoir
salué avec beaucoup de respect. Il est admis, en Asie,
par tout le monde, que la science est au-dessus de tout,
et si la pratique est loin de toujours répondre à cette
théorie, on n'est pourtant jamais que charmé, on n'est
jamais étonné de voir les souverains y rendre hommage.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 91
En même temps que MouUa Abdoullah, enseignait Hadjy
Mohammed Ibrahym Nakhshè-Fouroush, ou « le ven-
deur de peintures. » Il a fait preuve de vivacité d'esprit
en métaphysique. Il s'est aussi distingué parmi les sou-
fys. Il a été particulièrement étudié et commenté dans ces
derniers temps par Aga Aly Téhérany, dans ses leçons au
collège de la Mère du Roi. Moulla Aly Noury et Moulla
Ismaïl furent ses maîtres
Aa Séyd Riza Laredjany. — Son enseignement a été
fort suivi et estimé. Il était élève de Moulla Aly Noury. Il
a été également l'objet des leçons et des travaux critiques
d'Aa Aly Téhérany.
Moulla Mohammed Taghy Khorassany. — Versé dans
les études théologiques et dans la philosophie, il a con-
sacré sa vie à l'enseignement. Il était élève de Moulla
Aly Noury.
Moulla Ibrahim Noudjoumabady. — Excellent dans les
différentes branches de la théologie, et également accom-
pli comme métaphysicien. Élève de Moulla Aly Noury.
Moulla Bagher Feshendy, habile en théologie et en mé-
taphysique, a surtout élaboré la théodicée, terrain dan-
gereux pour les philosophes, et oii les guette l'œil du
clergé shyyte. Moulla Bagher Feshendy s'est tiré d'af-
faire en empruntant la phraséologie des soufys, et sur-
tout en se couvrant de nombreuses citations de Djelaleddin
Roumy, l'auteur du Mesnévy. Au fond il est avicenuiste
déclaré^ comme son maître, Moulla Aly Noury.
Aga Séyd Gawwam Kazwyny, très versé dans la méta-
physique, et même assez hardi, écrivait sous Feth-Aly-
Shah, et ce roi, comme on l'a vu, autorisait et protégeait
beaucoup les travaux intellectuels. Aga Séyd Gawwam
jouit aussi de beaucoup d'estime comme théologien. Il a
7
98 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
même écrit un commentaire sur le Koràn. Il s'était formé
sous Moulla Aly Noury.
Moulla Rizay Tebrizy était fort habile en métaphysique.
Il connaissait à fond les doctrines de Moulla-Sadra, et les
a enseignées avec éclat. Il était éloquent. Son maître
avait été Moulla Aly Noury. Il professa à Ispahan, au col-
lège de la Grande- Aïeule.
Moulla Sefer Aly Kazwyny, habile traditionniste, a été
aussi fort remarquable comme philosophe. Il a étudié
sous Moulla Aly Noury.
Sheykh Sadray Tenkany. — Estimé comme théologien,
il étudia la philosophie sous Moulla Aly Noury.
Mirza Selman Tebrizy. — Excellent métaphysicien et
médecin très estimé, élève de Moulla Aly Noury.
Mirza Mohammed Hassan Neway, fils de Moulla Aly
Goury. — Très apprécié comme philosophe et comme
soufy, d'un esprit pénétrant, il se forma sous son père,
et sous Moulla Mohammed Aly Noury pour la philosophie ;
mais dans toutes les autres branches de connaissances, ce
fut son père seul qui l'instruisit. Aa Aly Téhérany a passé
cinq ans à étudier auprès de lui le Ketab-è-Esfar, le She-
wahed d'Avicenne, le Heyyat-esh-Shefa et le Ketab-Mefa-
tih-algaïb.
Moulla Mohammed Hamzé, de Balfouroush, très habile
en théologie et en philosophie, a écrit un commentaire
sur les opinions de Moulla-Sadra, et réfuté les idées de
Sheykh Ahmed Akhshany.
Mirza Aly Naghy Noury, fils de Moulla Aly Noury, élève
en philosophie de son père et de son oncle^ a laissé une
réputation de grand savoir.
Moulla Abdoullah Goumshey, bon métaphysicien. Il a
beaucoup enseigné.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 99
La cinquième génération après Moulla-Sadra a compté
parmi les philosophes les plus éminents :
Son Excellence le Hadjy Moulla Hady, de Sehzewar,
qui vit encore aujourd'hui, âgé à peu près de soixante-dix
ans. Il est tout à fait hors ligne. C'est un savant éminent,
un érudit solide, un maître accompli dans les études mé-
taphysiques, et dans tout ce qui tient aux hautes connais-
sances. Il a composé un grand nombre de commentaires
sur les œuvres diverses de Moulla-Sadra. ,11 est élève de
Moulla Ismaïl. Ce personnage jouit en Perse d'une consi-
dération sans égale, et il n'est pas de membres du clergé
qui ne lui cède dans le respect qu'il inspire aux popula-
tions et même au gouvernement. Sa réputation de science
est tellement étendue, qu'il lui vient à Sebzewar, son lieu
de naissance, où il est rentré depuis longues années,
pour n'en plus sortir, des élèves et des auditeurs partis
de l'Inde, de la Turquie et de l'Arabie. Il appartient à une
famille modeste, mais non dénuée de fortune, et de ce
qu'il a hérité de son père, il a toujours vécu fort hum-
blement sans avoir jamais cherché, par aucun moyen,
ni le commerce, ni la poursuite des emplois, à aug-
menter son revenu. Il s'est absorbé dans l'étude. Sa cou-
tume est, au commencement de chaque année, de rece-
voir de son fermier ce qui lui revient en espèces et en
nature du produit de sa terre. Il met à part une certaine
somme pour son entretien, en ayant soin de le calculer
sur le pied le plus modique. Le reste, il le donne immé-
diatement aux pauvres, et ne reçoit jamais de cadeaux
d'aucune nature ni de qui que ce soit. Chaque jour, à la
même heure, avec une grande précision, rappelant en
cela, comme sous d'autres rapports, la mémoire du pro-
fesseur Kant,il se rend à la mosquée pour donner sa leçon
100 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
à ses nombreux élèves. Quand il paraît à la porte de sa
petite maison, appuyé sur son bâton, la foule, qui l'at-
tend, le salue avec une vénération profonde et l'accompa-
gne jusqu'à sa chaire. Il y monte et parle au milieu
d'un silence respectueux. Tout ce qu'il dit est écrit à l'ins-
tant par les auditeurs. On lui reconnaît une éloquence
égale à la hauteur de sa doctrine. Sa leçon terminée, il
rentre dans sa demeure, oîj, sauf quelques instants donnés
au sommeil, et quelques instants plus courts encore em-
ployés à ses repas, d'une frugalité ascétique, il travaille
et médite. Le peuple ne doute pas qu'il n'ait le don des
miracles. Parmi ceux en assez grand nombre qu'on lui
attribue, je citerai celui-ci. Il y a peu d'années, des cava-
liers du gouverneur du Khorassan, venant de Meshhed pour
se rendre à Téhéran, demandèrent à Sebzewar de l'orge
pour leurs montures. Comme on ne voulait pas leur en
livrer, ou que le prix qu'on en demandait leur semblait exa-
géré, ils prirent l'orge de force ; mais les chevaux refusè-
rent de manger. La population ne manqua pas de redou-
bler de clameurs contre les ghoulams, et de leur faire bien
sentir que c'était le ciel qui châtiait leur brutalité. Les ca-
valiers, très surpris et plus effrayés encore, se rendirent à
la maison de Son Excellence Hadjy Moulla Hady, et le sup-
plièrent d'intercéder près de Dieu en leur faveur. Le
Moulla, après leur avoir vivement reproché leur méchan-
ceté et leur endurcissement, leur imposa de payer immé-
diatement l'orge volée, ce qu'ils firent sans hésitation. —
Allez maintenant, leur dit-il, les chevaux mangent ! Et ils
mangeaient, en effet. Le principal ouvrage de Hadjy Moulla
Hady a été imprimé à Téhéran. C'est le Shereh-menzoumèh^
ou « Commentaire sur le Poème. » L'ouvrage est formé de
trois parties distinctes. D'abord un texte poétique, où les
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. Q{
idées du philosophe sont exprimées avec une concision élé-
gante mais serrée, par conséquent obscure; puis un com-
mentaire perpétuel, où le sens de chaque vers est analysé
mot par mot; enfin des scholies marginales qui renché-
rissent sur les interprétations du commentaire et ne les
rendent pas toujours plus saisissables, car, suivant la
méthode commune, s'il s'agit d'éclairer les adeptes, il
n'est pas moins important d'égarer les autres, de sorte
qu'on peut se perdre aisément dans un réseau artistement
disposé de contradictions voulues. Le grand mérite de
Hadjy Moulla Hady est d'avoir repris l'œuvre de Moulla-
Sadra. De même que celui-ci restaurait Avicenne dans la
mesure possible, de même celui-là restaure à la fois et
Moulla-Sadra lui-même et son auteur, usant de toute la
latitude que peut lui donner la liberté plus grande du
temps oii nous vivons. Il est, en effet, bien que voilé en-
core, plus explicite que l'Akhound, et se rapproche du
grand maître avec une plénitude de franchise qui n'avait
pas été vue depuis des siècles. Là est la cause de l'en-
thousiasme qu'il excite, et pour cette raison on ne peut
nier qu'il marque un moment intéressant dans l'histoire
philosophique du pays. Je connais plusieurs de ses élèves,
et la pente de hardiesse sur laquelle il les a mis est des-
cendue par eux avec un élan tout à fait remarquable, et
qui ne saurait manquer d'avoir des résultats. C'est en
vue de cette école principalement que j'ai traduit en per-
san, avec l'aide d'un savant rabbin, Moulla Lalazâr Ha-
mâdany, le Discours su?' la méthode de Descartes, que le
roi Nasreddyn Shah a daigné faire publier.
Au temps que Hadjy Moulla Hady commençait à étu-
dier, on comptait encore d'autres célébrités.
Moulla Abdoullah Ghylany était un érudit pénétrant
102 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
et d'un jugement sain. Il a enseigné la philosophie à Kaz-
wyn, et il y avait étudié sous le Moulla Agay.
Moulla Jousèf de Kazwyn. — Aussi bien que le précé-
dent, ce savant a contribué à donner aux écoles de sa
ville la grande réputation qu'elles avaient conquise dans
ces dernières années. Kazwyn a été et est encore un des
goints principaux de la doctrine sheykhye, et les théolo-
piens ont dû beaucoup de leurs arguments et de l'éclat de
leurs leçons au voisinage immédiat des philosophes qui
leur ont prêté un secours utile, dont ils ne se vantent
pas. Moulla Jousèf était élève de Moulla Agay.
Aga Séyd Aly| Tenkany. — C'était un homme d'une
vaste instruction. Il a professé la philosophie à Téhéran,
Il était élève de Moulla Abdoullah Muderrès.
Moulla Housseyn Aly Thalegany. — Homme très labo-
rieux et fort instruit dans les traditions et dans les choses
philosophiques, il a enseigné à Téhéran et était élève de
Moulla Abdoullah Muderrès.
Redjeb Aly Kény, à peu près l'égal du précédent, a
enseigné comme lui à Téhéran, et a eu le même maître.
Aa Mahommed Rézy Goumshehy. — On lui reconnaît
une intelligence de premier ordre et une grande science.
Il a étudié sous Hadjy Mohammed Djaefer Laredjany et
sous Mirza Mohammed Hassan Noury, quant à la philoso-
phie et à la théologie; pour ce qui est des doctrines du
soufysme, où il excelle, il a eu pour maître Hadjy Séyd
Ryza. Il professe^ en ce moment, à Ispahan.
Mirza Mohammed Hassan Djelyny. — Homme habile,
professeur à Ispahan, où il occupait une chaire il y a peu
d^années et commentait les poètes soufys, les traditions
du Prophète et des Imams. Elève de Hadjy Mohammed
Djœfer Laredjany.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 103
Aga Riza Kouly, de Kazwyn. — Il se distinguait par des
connaissances élevées et un jugement sain. Etabli à Kaz-
wyn, il avait été l'élève de Moulla Agay, de cette ville.
Aga Séyd Sâdek Kashany. — Cet homme très distingué
a professé à Kashan, sa ville natale. Il a laissé une grande
réputation de dialecticien.
Moulla Murteza Kouly Thalégany. — Très versé dans
les sciences philosophiques, élève de Moulla AbdouUah
Muderrès, il a professé k Téhéran.
Mirza Mohammed Housseyn Kermany. — Soufy et, en
même temps, profond dans la doctrine avicenniste. Il a
étudié sous Mirza Mohammed Hassan Djelyny, à Ispahan,
et il a travaillé aussi sous la discipline de Hadjy Moulla
Hady, à Sebzewar. Pendant quelque temps, il a professé
à Téhéran. Mais s'élant soustrait un beau jour aux opi-
nions diverses qu'il avait acceptées jusqu'alors pour em-
brasser les doctrines exclusives des Bâbys, il lui a fallu
fuir, et il est aujourd'hui compté parmi les docteurs les
plus éminents et les plus zélés de la secte nouvelle. 11
a réussi à faire beaucoup de partisans à ses coreligion-
naires actuels parmi les philosophes et les étudiants.
Moulla Aboulhassan Ardestany est célèbre et con-
sidéré parmi les philosophas et les soufys. Il enseigne
en ce moment à Téhéran. 11 a étudié sous Mirza Mo-'
hammed Hassan Djelyny et sous Mirza Mohammed Hassan
Noury.
Sheykh Aly Naghy Thalégany. — C'est un docteur
d'un esprit vif, juste, perçant et d'une grande érudition.
Excellent métaphysicien, élève de Moulla Agay Kazwyny,
il professe actuellement à Téhéran.
Moulla Zeyn-Alabedyn Mazendérany. — Il a écrit des
commentaires estimés sur des ouvrages célèbres; il est
104 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
également bon théologien. Son maître était Hadjy Mo-
hammed Djaifer Laredjany.
Mirza Mohammed Hady, séyd d'Ispahan, bon philo-
sophe, élève de Moulla Ismaïl; il était estimé comme tra-
ditionniste.
Aga Hady Shyrazy. — Homme supérieur par les dons
de rintelligence; habile, tout à la fois, en philosophie et
en théologie. H était élève de Mirza Hassan Djelyny.
Hadjy Mohammed Ismaël Ispahany, très docte en phi-
losophie, est élève de Hadjy Mohammed Djaefer Lare-
djany et de Mirza Mohammed Hassan Noury. C'est un
homme d'une ferme intelligence. Il enseigne aujourd'hui
à Ispahan.
Aga Aly Téhérany, professeur au Collège de la Mère du
Roi à Téhéran, est un personnage remarquable à tous
égards. Faible de corps, petit, noir, maigre, avec des
yeux de feu et une intelligence au-dessus de la portée
moyenne. l a étudié sous son père Moulla Abdoullah
Muderrès, sous Moulla Agay, de Kazwyn, sous Hadjy
Mohammed Djœier Laredjany, sous Hadjy Mohammed
Ibrahim, sous Seyd Rézy et, enfin, sous Mirza Moham-
med Hassan Noury. On lui doit déjà un assez grand
nombre de scholies sur des philosophes connus. La théo-
logie, qu'il a d^abord enseignée, a été abandonnée par lui,
et sa réputation est telle qu'ayant quitté le Collège de la
Mère du Roi, où il professait, il a pu continuer ses cours
dans sa propre maison^ sans rien perdre de sa popularité
ni du nombre de ses élèves. 11 prépare en ce moment un
livre sur l'histoire de la philosophie depuis MouUa-Sadra
jusqu'à ce jour, et ce sera, je crois, le premier qu'on ait
fait sur une pareille matière depuis Shahrestany.
Il est à observer que le catalogue qui précède est ex-
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 105
trêmement incomplet. D'abord il ne contient que les noms
des hommes qui ont tenu ou qui occupent aujourd'hui
les positions les plus éminentes dans la science en quel-
que sorte officielle, c'est-à-dire les noms des professeurs
de collèg-es depuis 1666 jusqu'à ce jour. Mais il y aurait
erreur grave à ne pas remarquer qu'un très grand nom-
bre des élèves de ces doctes personnages sont entrés dans
la vie civile ou se sont renfermés dans la retraite, sans
renoncer aucunement aux études qui avaient occupé plu-
sieurs années de leur vie. Les disciples des philosophes
persans n'ont pas d'âge ni d'état propres ; on en voit aussi
bien de soixante ans que de vingt autour des chaires des
mosquées, et aussi bien des cavaliers et des personnages
administratifs ou politiques, des princes ou des gouver-
neurs que de jeunes moullas. 11 en est aujourd'hui en Asie
comme chez nous au moyen âge, quand, autour de la
chaire d'Abélard, se pressaient des écoliers, mais aussi
des docteurs, des chevaliers, des bourgeois, qui venaient
écouter avec une égale passion les leçons du métaphysi-
cien.
En outre, on a pu observer qu'à l'exception du Hadjy
Moulla Hady, de Sebzewar, personnage absolument in-
comparable, et qu'il n'était pas possible de passer sous
silence, les notes sur lesquelles j'ai travaillé ne s'occu-
pent que des trois écoles d'Ispahan, de Kazwyn et de
Téhéran. Mais il s'en faut que le mouvement intellectuel
soit renfermé dans ce cercle. Il y a eu, il y a aujourd'hui,
des philosophes considérés et savants à Hamadan, à Kir-
manshah, à Tebriz, à Shyraz, à Yezd, à Kerman, à Mesh-
hed et dans beaucoup d'autres localités. Si le voisinage
des Turkomans inspire aux théologiens d'Asterabad une
soif et une âcreté de polémique qui les rend aussi célè-
/
106 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
bres qu'insupportables aux docteurs des autres villes, il
est d'autre part certain que l'école de Nedjèf, qui, bien
que située en pays turk, est toute persane, fournit, en
général, des argumentateurs beaucoup plus doux, et que
la théologie n'y est pas tellement et si exclusivement en
honneur qu'on n'y rencontre des philosophes habiles. Il
faut compter parmi eux pour le savoir, non moins que
pour le rang, Séyd Murtéza, Imam-Djumê de Nedjèf,
le personnage le plus considérable du shyysme et qui,
de l'aveu unanime, est digne par Fascétisme de sa vie,
la pureté de ses mœurs, l'étendue de ses connaissances
philosophiques aussi bien que théologiques, d'être com-
paré à Hadjy Moulla Hady de Sebzewar, bien que moins
érudit.
Comme, cependant, il faut être exact, on ne peut pas
nier que l'école de Nedjèf a fourni dans ces derniers
temps le modèle des théologiens emportés. Mais ce doc-
teur doit à cette réputation méritée une existence si avan-
tureuse et si agitée, qu'il porte avec lui la preuve que ses
procédés d'enseignement et de discussion ne sont pas ce
qu'ils devraient être pour cadrer avec le goût général.
Ce polémiste si turbulent s'appelle Moulla Aga, et il est
lesghy de nation, né à Derbend, sur les bords de la Cas-
pienne. Cette origine est une circonstance atténuante
assurément pour ses vivacités; mais si un Lesghy, de
Derbend, est fort excusable de se montrer peu endurant,
il l'est moins de s'être fait docteur. A la vérité, il est
resté guerrier. On le voit monter dans sa chaire, le gama
ou sabre droit au côté, le sourcil froncé et l'aspect,
comme on dit, un peu loup-garou. Cependant, ses cours
sont très suivis, parce que sa science est réelle et son
habileté profonde. 11 se plaît même à traiter les questions
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 107
les plus ardues et les plus épineuses, et on assure que,
lorsqu'il n'est pas contredit, lorsqu'il ne suppose pas
qu'il pourrait Têtre, lorsqu'il trouve son auditoire atten-
tif à son gré et à son gré intelligent, il se laisse guider
par les idées seules et devient fort éloquent, fort instruc-
tif et très persuasif. Mais, pour qu'il en soit ainsi, il est
indispensable que tout marche à sa guise, et il suffit de
bien peu de chose pour déranger l'équilibre très délicat
de ses facultés. S'il s'aperçoit qu'un seul des auditeurs
est inattentif, ou, ce qui est pire, que ses élèves n'ont
pas l'air de comprendre ses déductions, il ne tarde pas à
s'irriter. Il insiste avec emportement sur les points ma-
lencontreux. Il commence à mêler d'assez gros mots à
son argumentation, il s'emporte, se jette en bas de sa chaire
et lire le gama sur son troupeau, qui crie et s'enfuit.
C'est surtout dans la controverse contre les hétérodoxes
qu'il est tenté violemment de recourir aux armes tempo-
relles. Alors le zèle et la foi, très vifs chez lui, l'empor-
tent irrésistiblement, et lorsque ses arguments intellec-
tuels ne font pas tout l'effet qu'ils devraient, l'indignation
le saisit, et il met encore la main au sabre. Mais il lui est
arrivé de trouver dans ce genre de discussion des adver-
saires aussi véhéments que lui-même, et d'une de ces
conférences il est sorti avec une large cicatrice qui lui
partage le visage en deux.
Cet accident n'a nullement refroidi la passion du théo-
logien lesghy. Il est venu il y a quelques mois à Téhéran ;
et précédé comme il l'était de sa grande réputation, les
plus grands personnages de l'empire se sont disputé
l'honneur de lui offrir l'hospitalité. Le Moayyir-el-Mema-
lek, grand trésorier, l'a emporté sur ses rivaux.
Ce dignitaire est un homme dévot, mais c'est aussi un
108 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
homme du monde qui a des goûts délicats, somptueux et
variés. Il aime à bâtir. L'enceinte de son palais, ou plutôt
de ses palais et de ses jardins, va bientôt avoir envahi
tout un quartier. Il est célèbre pour ses collections d'an-
ciennes porcelaines chinoises, qu'il fait rechercher et
acheter partout. Il se procure à grands frais toutes sortes
de produits de l'industrie européenne. Il veut avoir, dans
ses serres, des arbres et des plantes de toutes les contrées
de la Perse, et, malgré tant d'affaires, il trouve des loi-
sirs pour des distractions d'une toute autre espèce, La
chronique sbandaleuse du bazar s'occupe fréquemment
de lui ; il est rare qu'une anecdote scabreuse se produise
dans Téhéran sans que les beaux garçons qui le servent
ou les dames qui habitent son enderoun n'y soient pour
quelque chose. Enfin, c'est un homme fort occupé, très
élégant dans ses mœurs, 1res poli, on ne saurait lui con-
tester ce mérite; mais qui, malgré la grande piété dont
il se pique, ne peut naturellement pas réunir des mérites
si différents, sans prêter un peu le flanc à la médisance.
Le premier jour où Hadjy MouUa Aga Derbendy vint
s'installer chez lui, il fut facile de voir que l'austère phi-
losophe ne serait pas longtemps satisfait. On l'avait logé
superbement dans un pavillon à trois étages^ et on
s'empressa, sur les ordres du Moayyir, d'apporter le thé.
Le moulla crut remarquer tout d'abord que le samovar
et les différents ustensiles étaient d'argent. C'est là ce
qu'on peut appeler l'abomination de la désolation pour
un musulman exact; car le Prophète a défendu, quoique
sans succès, l'usage de ces superfluités, voulant expres-
sément que les métaux précieux fussent réservés à l'usage
exclusif du commerce. Le moulla en fit l'observation avec
quelque sévérité. Sur quoi le Moayyir, un peu confus,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 109
répondit que son service à Ihé n'était qu'en plaqué. Le
moiilla fronça le sourcil, et, jetant un coup d'oeil scanda-
lisé sur les trop jolis serviteurs qui s'empressaient à le
servir, demanda si ceux-là aussi étaient en plaqué?
xprès un début pareil, il n'était guère possible que la
bonne intelligence se maintînt longtemps entre le doc-
teur et son hôte. Peu de jours s'écoulèrent et le moulla,
prenant son bâton, déclara que ce n'était pas un séjour
agréable pour lui qu'une maison où ses méditations étaient
sans cesse troublées par le bruit ducentour et du dombek;
que, d'ailleurs, il avait cru saisir dans l'air les émana-
tions révoltantes du vin et de Tarak; que, dès lors, il
s'en allait, et il s'en alla.
Il vint se loger dans une petite maison, à l'aspect tout
à fait ascétique, auprès de la Mosquée Royale. Les nou-
vellistes et les mauvaises langues de Téhéran, qui s'é-
taient beaucoup et joyeusement occupés de ses débuts,
attendaient de lui plus encore, et leur espoir ne fut pas
trompé.
Hadjy Moulla Aga Derbendy ne tarda pas à monter en
chaire, et il commença une série de sermons sur l'état
moral du gouvernement. Il dit que l'islam n'existait pas
dans la capitale de la Perse, ou bien que, s'il existait, il
y était Chaque jour foulé aux pieds dans ses prescriptions
les plus importantes. Il consacra un sermon spécial à
peindre, en traits fort accusés, les rapines du Ministre
des Travaux Publics, et comme son auditoire n'était pas
moins plein de ce sujet que lui-même, il eut un succès
énorme» A quelques jours de là, il continua la démonstra-
tion de sa thèse, en prenant à partie les vertus du
Ministre de l'Intérieur, et l'enthousiasme des auditeurs ne
fut pas moins considérable.
110 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
Le roi ne tarda pas à être instruit par les victimes des
travaux apostoliques d'Hadjy MouUa Aga Derbendy. Il
ne déteste pas, en thèse générale, que ses ministres soient
vilipendés et il ne paraît tenir, en aucune occasion,' à ce
que le public ait sur leur compte des illusions qu'il serait
d'ailleurs difficile de lui imposer. Cependant, quand le
prédicateur eut paisiblement raconté à un auditoire, aussi
attentif que nombreux, pourquoi le Débyr-el-Moulk, se-
crétaire généra] de l'Etat, n'avait pas d'enfants et ne ju-
geait pas même à propos d'entrer jamais dans son ende-
roun, trouvant ailleurs son plaisir, le roi parut trouver
que les choses avaient été poussées assez loin et il fit
prier l'Imam-Djumè d'interdire l'abord de la chaire au
savant professeur. L'Imam-Djumê mit beaucoup d'égards
dans l'accomplissement de sa mission et Hadjy Moulla
Aga promit de ne plus prêcher. Mais il ne promit pas de
s'enfermer dans la solitude. Il était devenu le personnage
populaire de la capitale. Une foule d'admirateurs Tentou-
rait sans cesse et l'entourait pour recueillir de sa bouche
tous les jugements hardis dont on était devenu si friand
et qu'il ne croyait pas devoir celer à ce qu'il voulait
bien considérer comme son intimité. Ue sorte que les
Colonnes de l'Etat, pour employer l'expression persane
officielle, n'avaient presque rien gagné à l'intervention
royale. Ces colonnes firent tant que le roi finit par nommer
Hadjy Moulla Derbendy à un grand emploi ecclésiastique
qui l'envoyait à Kermanshah et lui fixa^ dans cette rési-
dence, de beaux appointements. Comme le moulla, dont les
mœurs sont d'ailleurs austères et justifient Tâpreté de ses
principes, n'est pas, tout à fait, à l'abri du soupçon d'ai-
mer l'argent, il est parti pour se rendre à son poste. Le
public se moque de lui et les dignitaires respirent.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 111
Je dois ajouter en finissant que Hadjy Moulla Aga peut
être cité comme un exemple rare en Perse d'un théologien
ouverlement hostile à toute étude hétérodoxe. Il n'est
nullement soufy; il proteste avec emportement contre les
idées des sheykhys ; il proscrit les akhbarys ; c'est un
moushtehedy opiniâtre. En un mot, il se renferme avec
soin dans les limites rigoureusement tracées de l'isla-
misme shyyte. Aussi, faut-il observer, une fois de plus,
que cet argumentateur si rigoureux est un Lesghy et qu'il
portejsur un terrain mouvant et varié par excellence les
habitudes raides et absolues de sa race.
CHAPITRE V
LES LIBRES PENSEURS
LE CONTACT DES IDEES EUROPÉENNES
Le moulla Nasreddin avait deux veaux. L'un tira telle-
ment sur sa corde qu'il réussit à la casser et il s'enfuit dans
le désert. Le moulla, fort en colère, prit un bâton et il se
mit à frapper à coups redoublés sur le veau qui était
resté tranquille à son piquet. — Vous n'y pensez pas,
moulla! lui crièrent ses voisins. La pauvre bête ne vous
a donné aucun ^nnui, vous feriez beaucoup mieux de
courir après celle qui s'échappe. — On voit bien, répon-
dit le moulla, que vous ne connaissez guère celle-ci ! S'il
arrive jamais qu'elle rompe sa corde, elle me donnera
bien autrement de mal que l'autre !
Le moulla Nasreddin, Marforio asiatique, n'aurait ja-
mais pu mieux dépeindre, s'il l'avait voulu faire, le na-
turel de ses compatriotes, de leur nature fort attachés aux
idées religieuses et très préoccupés des questions philo-
sophiques ; mais, s'il leur arrive de rompre la corde,
ils vont plus loin au hasard que personne, et leurs diva-
gations irrespectueuses ne connaissent pas de limites ni
de points d'arrêt.
Un ghoulam ou cavalier nomade en voyage rencontra
un jour, à la porte d'une ville, et je crois me rappeler que
8
114 LES LIBRES PENSEURS.
c'était Zendjan, dans le Khamsèh, un vieux prêtre courbé
par l'âge qui, d'une main, s'appuyait sur son bâton, et,
de Tautre, tenait tout près de son œil droit un livre que,
tout en cheminant, il paraissait lire avec beaucoup d'at-
tention. En même temps, il pleurait.
Le ghoulam lui cria : Salut à vous^ séyd!
— Et à vous le salut I répondit l'autre.
— Pourquoi, séyd, vous en allez-vous ainsi pleurant?
— Ah! mon fils'I c'est que je suis vieux et que je n'y
vois plus du tout de l'œil gauche.
— Yoilà, certes, un grand mal, dit le cavalier, mais
puisque vous n'êtes plus jeune, n'avez-vous pas eu le
temps de vous y faire ? Ce n'est pas pour cela que vous
gémissez si fort.
— Je pleure sans doute pour une autre cause encore,
répliqua le séyd; c'est que je lis en ce moment le Livre
de Dieu, et en considérant combien c'est beau, juste et
bien dit, je ne saurais me défendre de verser des larmes
de tendresse.
— Vous en avez sujet assurément, repartit le cavalier;
mais, à votre âge, sans doute ce n'est pas la première
fois que le Koran est dans vos mains, et le connaissant
de reste, votre admiration a eu le temps de s'émousser.
— Vous avez raison, mon fils; mais c'est que, voyez-
vous, à bien considérer plus d'un passage, on croit com-
prendre que si l'apôtre de Dieu avait écouté plus attenti-
vement la révélation de l'archange Gabriel, il nous y
serait commandé tout le contraire de ce que nous y trou-
vons.
— Vous avez peut-être raison, séyd ; mais pourquoi en
gémir? Ce qui est juste en soi, faites-le sans vous soucier
des prescriptions maladroites.
LES LIHRES PENSEURS. 115
Ici le séyd se mit à sangloter beaucoup plus fort et,
d'une voix entrecoupée, il s'écriait, tout en branlant les
mains :
— Si ce n'était encore que cet imbécile de Prophète ! Mais
n'est-il pas évident, en plus de dix endroits, que Gabriel
lui-même n'a pas compris le premier mot de ce que le
Tout-Puissant lui dictait !
Ici le cavalier se mit à rire, et il allait encore chercher
à presser le séyd de prendre ses propres réflexions en
patience ; mais, tout en devisant, ils avaient dépassé la
porte de la ville, et comme ils se trouvaient à l'entrée
d'une ruelle, le vieillard, se détournant, y entra sans
prendre congé de son compagnon qui l'entendit mur-
murer :
— Que le Prophète, que Tange Gabriel n^'aient pas su
ce qu'ils disaient, il n'y aurait que demi-mal ; mais quand
on voit que Tautre lui-même...
Ici le séyd disparut derrière l'angle d'un mur et le ca-
valier ne put savoir ce qu'au juste son interlocuteur avait
prétendu insinuer.
Il faut voir cette espèce de dialogue joué par deux
esprits forts persans, avec les gestes, les grimaces, les
attitudes, toute la mimique, enfin, qui s'y peut rattacher.
Je raconterai encore quelque chose dans le même goût.
De telles historiettes sont aussi des documents.
Un homme aimable de ma connaissance était allé faire
une visite chez un de ses amis. Il le trouva fort occupé
d'une question qui le tourmentait grandement et non sans
motif, car il ne cherchait rien moins que l'accord du libre
arbitre et de la grâce, problème tout aussi délicat et non
moins sérieux chez les musulmans que chez nous. D'une
part, on ne saurait mettre de bornes à l'omnipotence di-
116 LES LIBRES PENSEURS.
vine ; d'autre part, il serait hérétique d'émettre le plus
léger doute sur la responsabilité de l'homme; le Prophète
Fa dit, Aly l'a affirmé, l'imam Djafer Sadek l'a confirmé.
Incliner à droite, pencher à gauche, c'est sortir de l'or-
thodoxie et verser on ne sait pas où. Comment donc faire ?
Tel était le problème dont se tourmentait l'ami de mon
ami. La conversation s^engagea sur cette thèse, avec pas-
sion de la part du maître de la maison, complaisance
du côté de son visiteur. Tandis qu'ils argumentaient de
leur mieux, ce dernier, assis près de la fenêtre, crut aper-
cevoir un homme qui se cachait et semblait vouloir péné-
trer dans la maison sans être vu.
Tout en suivant la discussion, il guettait les mouve-
ments du personnage mystérieux et il les trouva si sus-
pects qu'il interrompit son savant interlocuteur au milieu
d'un dilemme de la plus intéressante obscurité, pour ap-
peler son attention sur le manège de l'inconnu.
Mais juste au moment où, avec impatience, le philo-
sophe jetait un regard du côté que le doigt de son
hôte lui indiquait, l'homme avait disparu et la disserta-
tion tlambait plus brillante que jamais, quand, tout à
coup, on entendit de grands cris, et les domestiques se
précipitèrent dans la chambre, brandissant des bâtons et
gesticulant : un voleur venait d'emporter plusieurs usten-
siles de prix. *
Là-dessus, mon ami partit d'un éclat de rire, et s'a-
dressant à son disputeur contrarié : Vous me rappelez,
lui dit-il, l'histoire d'un astrologue qu'un jeune homme
s'était chargé d'entretenir et de distraire pendant que le
camarade du jeune homme faisait la cour à sa femme. —
Il lui disait : Seigneur astrologue, vous êtes un homme
d'une science profonde, et je suis venu vous demander si
LES LIBRES PENSEURS 117
demain est un bon jour pour entreprendre un voyage que
je médite.
L'astrologue prit ses tables et son livre, jeta ses points
et, plongé dans son calcul, se prit la barbe et laissa
tomber ces paroles : Saturne est dans le bélier... En soi,
ce n'est pas mauvais. Mais, quoi? Vénus est en opposi-
tion avec Saturne? Oh! oh! cela ne vaut rien!... Ah!
diable! Voici encore Mercure qui entre dans le Scorpion!
Monsieur, renoncez à ce voyage, il vous serait assuré-
ment funeste.
Le jeune homme, pendant que l'astrologue parlait, le
contemplait avec une profonde admiration, et quand il
eut fini, il lui dit humblement : Tant de perspicacité me
rend confus. Mais j'y vois des limites.
— Et lesquelles donc?
— Gageons que vous ne sauriez me raconter par le
détail ce qui se passe en ce moment dans votre enderoun.
— Ainsi, continua le narrateur, vous vous occupez du
libre arbitre et de la grâce, de ce qu*a prétendu le Pro-
phète, et si l'imam Djafer le Véridique nous a fait des
contes ou non, et vous laissez voler vos tasses. Vous
trouvez-vous bien raisonnable ? ^
On voit ainsi que, parmi les Persans, il existe aussi ce
qu'on pourrait appeler Técole de la grosse raison, une
théorie qui porterait les hommes à s'occuper uniquement
des objets qui tombent sous leurs sens et à s'attacher, sans
distraction, à leurs intérêts les plus matériels et les plus
prochains. Pour les partisans de cet ordre d'idées, la reli-
gion est une convention qu'il faut respecter de peur des
inconvénients qu'entraînerait l'affectation contraire; mais
la philosophie n'étant pas commandée, on doit la fuir
avec soin, comme on fuirait un magasin de bombes. Ceux
118 LES LIBRES PENSEURS
de ces projectiles qui ne sont pas dangereux, sont creux.
Il n'en existe pas dont il soit bon de s'approcher.
On ne rencontre guère de ces sceptiques que dans les
grandes villes, à Téhéran surtout. Ils se voient parmi les
Mirzas et les membres de l'administration. Ce sont de
bons compagnons, et je ne dirai pas des gens d'esprit,
parce que les sots sont si rares en Asie qu'on ne saurait
faire une catégorie de leurs contraires; mais ce sont des
gens joyeux et d'entretien agréable. Après tout, leurs
négations n'ont pas grande importance et n'exercent guère
d'influence, parce que l'action irrésistible de la race les
rend extrêmement intermittentes et incomplètes.
On a souvent remarqué, en Europe, que les gens de
l'humeur que je décris, tout en s'élevant contre des idées
religieuses ou philosophiques coordonnées, entretiennent
assez souvent des superstitions qui ne le sont pas. On les
voit fortement contraires à toute doctrine précise et dé-
finie, mais ils ont une peur terrible du hasard. Ils ne
croient pas en Dieu ; mais ils voudraient que le ven-
dredi n'existât pas dans le calendrier, ou, s'ils se sont
glorieusement affranchis de cette inquiétude et s'ils la
proclament puérile, c'est au lundi qu'ils en veulent. La
statistique des voyageurs en chemin de fer porte cet irré-
fragable témoignage, qu'à certains jours, comme le treize
de chaque mois, une dépression de recette considérable
se manifeste ; et les gens du métier considèrent le fait
comme normal. On ne peut donc se soustraire à cette
conclusion scientifique, que la population rationaliste
des grands centres n'admet que sous bénéfice d'inven-
taire l'autorité de l'Église, mais ne fléchit pas dans son
respect profond pour l'influence astrologique du treizième
jour.
LES LIBRES PENSEURS 119
Si cette inconséquence remarquable a lieu en Europe,
on ne s'étonnera pas de la trouver en Asie. Les gens qui
expriment les opinions que j'ai indiquées plus haut ne les
ont pas à un égal degré à toutes les heures de la journée
et surtout de la nuit, et quand ils voyagent en pays sus-
pect, et quand ils craignent une disgrâce de leurs supé-
rieurs, ou que la disgrâce est arrivée. Or, comme l'exis-
tence des Orientaux est beaucoup trop agitée par leurs
passions, leurs convoitises, leurs plaisirs, leurs indis-
crétions, leurs audaces, leurs faiblesses, pour qu'une tran-
quillité et une sécurité uniformes donnent tout à fait libre
carrière à leur esprit d'opposition , on doit considérer
l'état de présomptueuse confiance décrit tout à Theure
comme exceptionnel dans la vie de tout homme qui en
fait parade, comme une fanfaronnade qu'il n'aurait pas
osé faire la veille et dont il se repentira le soir; enfin,
très souvent, comme une exhibition hypocrite qu'il sup-
pose de nature à plaire à un Européen, un Ketmân
qui n'est pas dans son cœur, tout en courant sur ses
lèvres. Vous retrouverez le même homme, à peu de
temps de là, partant en pèlerinage pour Kerbela ou pour
Meshhed.
On ne saurait donc accorder aucune importance géné-
rale à des façons de parler qui, si hardies qu'elles soient,
et même d'autant qu'elles sont plus hardies, restent tou-
jours sans portée. Seulement, telles qu'on les voit, on
peut se demander si elles ne sont pas le résultat du con-
tact des Étrangers, si la fréquentation européenne n'est
pas de nature à en répandre, dès à présent^ le goût, et,
plus tard, à leur donner du corps, de la solidité, une sorte
de raison d^être qui lui manque aujourd'hui. Pour moi,
je ne le pense pas.
120 LES LIBRES PENSEURS
Je sais bien que les Russes ont appris aux Persans
l'existence de Voltaire. Les Mirzas dont je parlais tout à
l'heure ont volontiers à la bouche le nom de cet écri-
vain. Mais soit que les rapports qu'on leur en a faits aient
été sing-ulièrement incomplets, ou qu'ils les aient eux-
mêmes compris d^une façon fort étrange, le Voltaire que
l'on connaît en Perse est un personnage absolument
étranger à celui que le xvm* siècle appelait dévotement
le Patriarche de Ferney. Je me suis fait décrire ce Vol-
taire asiatique par un bon vivant, grand rieur, qui en fai-
sait un cas extrême, et qui en parlait avec une telle assu-
rance, qu'on eut juré qu'il l'avait connu et beaucoup
fréquenté.
— Valatèr, me dit-il gravement, était un écrivain fran-
çais, mais quel homme! un vrai chenapan! Il se prome-
nait dans les bazars, le bonnet sur l'oreille et la chemise
déboutonnée, une main sur le gama, le poing sur la han-
che. Il passait ses jours chez les Arméniens, à boire, et
ses nuits ailleurs. Ce qu'il avait surtout en haine, bien
qu'il fît des malices à chacun, c'étaient les Moullas! Oh!
pour les Moullas, il n'était misères dont il ne les assommât!
xAussi ne Taimaient-ils point et se plaignaient-ils toujours
de lui au chef de police. Mais il était madré; il échappait
sans peine à toutes les poursuites. Dans ses moments de
bonne humeur, il a composé une quantité de chansons
qu'on lit encore : les unes sont sur ces infortunés Moul-
las, qu'il arrange de toutes pièces, et les autres sur le vin
des Arméniens et les charmes des femmes qu'il fréquen-
tait. C'était un terrible vaurien !
Voilà le Voltaire que Ton connaît en Perse, et, à ce su-
jet, je remarquerai qu'on ne se rend peut-être pas assez
compte de la difficulté extrême de faire voyager une idée,
LES LIBRES PENSEURS 111
de peuple à peuple, sans la casser, j'entends sans la modi-
fier beaucoup, et, tellement, que lorsqu'elle est rendue à
destination, elle n'a plus généralement de ressemblance
avec ce qu'elle était à son point de départ. Je viens de le
montrer pour Voltaire; je le montrerai maintenant pour
Napoléon.
On sait de quelle gloire le nom de ce conquérant res-
plendit en Asie. On trouve des portraits du premier em-
pereur partout, et chacun s'en entretient volontiers. Voici
ce que m'en racontait un fonctionnaire supérieur d'une
petite ville située sur le littoral de la Caspienne :
« Naplyoun^ me disait-il, était un prince d'une valeur,
d'une intrépidité, d'une sagesse et d'une science incom-
parables! Jamais, dans les souverains des temps anciens,
on n'en a connu un qui approchât de sa poussière.
Alexandre aux Deux Cornes et Petry (Pierre le Grand), de
qui sont-ils les chiens? Mais ce qui était surtout remar-
quable en Naplyoun, c'était sa perspicacité. Je vais vous
en donner une preuve :
(c Un jour, un de ses domestiques résolut de gagner sa
faveur. Pour cela, il se proposa, après y avoir beaucoup
rêvé, de lui faire hommage d'un chapeau. Au fond, ce
n'était que fourberie; car cet homme, scélérat consommé,
cet homme ne cherchait rien moins qu'un moyen sûr
d'assassiner son maître, et, par l'idée de ce chapeau, il
crut ravoir trouvé.
« Il se présenta devant Naplyoun, un jour que celui-ci
était assis sur son trône, entouré de toutes les Colonnes
de l'empire, c'est-à-dire de tous les Grands de TÉtat. Il
s'approcha humblement, tenant dans ses mains un plateau
d'argent, sur lequel était placé un chapeau magnifique, un
chapeau tellement beau, que tous les assistants s'écrie-
122 LES LIBRES PENSEURS
rent en le voyant qu'un tel chapeau ne pouvait pas avoir
été fait au bazar.
(( Le traître domestique, voyant cet enthousiasme géné-
ral, en éprouva un surcroît d'espérance pour l'accomplis-
sement de ses ténébreux desseins, et s'agenouillant au
pied du trône, il y déposa son plat et son chapeau, en
murmurant d'une voix modeste :
« Que je sois voire sacrifice! Je supplie l'Oratoire du
monde d'accepter ce misérable chapeau, que je mets dans
la poussière bienheureuse de vos pieds. ^
a Naplyoun, qui avait d'abord partagé Tadmiration uni-
verselle soulevée par la beauté merveilleuse du chapeau,
n'en était cependant pas aveuglé. Il se méfia de quelque
chose, et d^une voix terrible, auprès de laquelle un
coup de tonnerre eût pu à peine se faire entendre, il or-
donna au domestique d'avoir à mettre immédiatement le
chapeau sur sa propre tète.
« Le misérable (puisse-t-il être maudit pendant toute
l'éternité!) pâlit à cette proposition ; mais il dut obéir; il
mit en frémissant le chapeau sur sa tête coupable. Aussi-
tôt on entendit une détonation, et le monstre roula mort
sur le tapis. Le chapeau contenait un pistolet chargé!
Jugez, d'après ce fait, à quel degré Naplyoun possédait
l'art de lire sur les visages et dans les cœurs! »
Tous les Persans qui entendaient ce récit firent des ex-
clamations enthousiastes, et ne parurent pas concevoir le
plus léger doute sur la parfaite authenticité de l'histoire.
Le narrateur se tourna de mon côté, et me dit négligem-
ment que, sans doute, nos livres devaient avoir conservé
le souvenir de l'anecdote, mais qu'il y en avait tant du
même genre... Je m'échappai en phrases générales, et on
parla d'autres choses.
LES LIBRES PENSEURS 123
Assurément, cette façon de représenter l'empereur
Napoléon n'est pas absolument conforme à la réalité.
Mais pour peu qu'on y réfléchisse, il est impossible qu'un
Asiatique voie les choses sous un autre aspect. On lui dit
que le premier empereur des Français était un souverain
d'un génie extraordinaire. Immédiatement, son esprit
commente ce qu'il y a de nécessairement vague dans ces
expressions, au moyen des détails plus précis qu'il pos-
sède lui-même sur ce qui constitue un monarque de cette
qualité. Il s'explique alors un tel potentat comme posses-
seur d'un pouvoir illimité et soumis aux conditions d'une
telle situation^ c'est-à-dire, prodigieusement méfiant et
impossible à tromper, d'une sagacité sournoise que rien
ne saurait distraire et d'une équité expéditive qui n'hé-
site pas plus sur les conséquences que sur les moyens.
Yoilà pour ce qui concerne le grand homme.
En ce qui est de Thomme proprement dit, l'Asiatique
le plus blasé ne comprendrait pas que devant un objet
quelconque, pour peu qu'il soil d'aspect agréable, le désir
de la possession ne s'élevât pas chez le spectateur. Il est
donc tout à fait naturel que les grands officiers de Napo-
léon, que Napoléon lui-même, à la vue du plus beau
chapeau que le bazar de Paris ait pu fournir, éprouvassent
une admiration très vive. Les Asiatiques ressentent pas-
sionnément le coup de foudre de la convoitise; tout les
attire, et tout ce qui les attire leur fait étendre les mains.
L'ascétisme religieux ou philosophique le plus élevé peut
seul leur faire étouffer ces instincts, et c'est, précisément,
parce qu'un tel résultat est contre la nature des Orientaux
que, là où ils l'observeront, ils en éprouveront un étonne-
ment si enthousiaste. On remarquera de plus que Napo-
léon, étant le seul de toute sa cour qui résiste à l'aspect
124 LES LIBRES PENSEURS
séducteur du chapeau, pour conserver entière sa clair-
voyance, en paraît bien plus grand, bien plus extraordi-
naire. Tous les auditeurs asiatiques d'un tel récit sont
d'autant plus stupéfaits du fait qu'on leur présente, qu'ils
le trouveraient merveilleux chez un sage dont Dieu seul
et la contemplation de la nature occupent toutes les pen-
sées ; mais le rencontrer chez un conquérant, chez un
maître, chez un homme que sa puissance investit du
droit de s'abandonner sans scrupule à ses passions, voilà
ce qui sort assurément de tout ce qu'on savait, et qui fait
du prince dont on peut le raconter, le modèle désespé-
rant non seulement du monarque, mais encore do toutes
les créatures.
Enfin, la couleur locale du récit ne reproduit pas très
exactement la Cour des Tuileries en 1805 ou 1810, et lors-
qu'on voit le domestique aller acheter son fameux chapeau
au bazar, on ne se rend pas parfaitement compte du lieu oia
ce bazar peut être situé dans Paris. Mais quel Paris veut-
on qu'un habitant des rives de la Caspienne s'imagine? A-
t-il seulement vu en rêve une bourgade européenne ? En
connaît-il les mœurs? Sait-il comment on y vend, comment
on y achète^ comment on s'y comporte? En aucune ma-
nière. Napoléon est assis au milieu de sa Cour. Rien de
mieux. Puisqu'il est l'Empereur, sa robe est d'une étoffe
magnifique, assurément de soie brochée d'or ; les perles
et les pierres les plus précieuses s'incrustent en dessins
somptueux sur sa couronne, sur sa ceinture, son poignard
et son sabre. Le sabre est de rigueur, il s'agit d'un con-
quérant. Que si l'on disait au narrateur : Mais vous vous
trompez du tout au tout ! Le maître de l'Europe était vêtu
d'une redingote grise, d'un habit vert très simple'; il por-
tait une épée moins redoutable, en elle-même, qu'un bâ-
LES LIBRES PENSEURS 125
ton. Au cas où l'auditeur daignerait vous croire, j'a-
voue que je regarderais comme impossible de lui faire
comprendre le long enchaînement de faits anciens et nou-
veaux, de causes si variées, de raisons historiques, philo-
sophiques, poétiques, morales et autres nécessaires à con-
naître pour accepter, comme nous le faisons, que plus un
homme est considérable, plus il est simple dans sa vie, et
plus on admet et l'on approuve qu'il le soit. Pour triom-
pher sur ce sujet des notions acquises par celui qu'on vou-
drait corriger, il ne faudrait rien de moins que refaire son
éducation de fond en comble, et comme un tel travail
est impossible, à plus forte raison en est-il de même quand
il s'agit, non plus d'un individu, mais de la masse entière
de ceux qui admirent ou admireront Napoléon en Asie. Il
faut donc bien accepter que Napoléon sur son trône était
assis sur les genoux dans le milieu d'un séryr ou trône
persan, en marbre de Maragha incrusté d'or, le tadj ou
couronne à trois pointes sur la tête, et que ses maréchaux,
rangés en files des deux côtés, se tenaient là debout,
immobiles, les bras croisés sur la poitrine, dans un reli-
gieux silence et affectant un léger tremblement de ter-
reur, toutes les fois que Tœil terrible du conquérant ren-
contrait les leurs. Et tout cela se passe dans un Paris
ressemblant plus ou moins à Ispahan^ où l'on entrevoit
bien , vaguement , que les constructions sont un peu
différentes, où l'on sait qu'il y a des églises et point
de mosquées, et pas davantage. C'est ainsi que la civili-
sation d'un peuple reste, en définitive, incommunicable
à un autre peuple. La raison principale de ce fait, la pre-
mière et la plus décisive , n'est pas là, sans doute ;
elle est dans la différence de la race, qui fait qu'une na-
tion asiatique n'a pas le cerveau fait comme une na-
126 LES LIBRES PENSEURS
tion européenne et qu'elle ne perçoit pas les mêmes idées
de la même manière, tellement qu'une même énonciation
emporte, suivant les lieux, des compréhensions et des dé-
ductions fort différentes. Mais cette vérité princeps n'exis-
tât-elle pas , on voit que l'état des mœurs , des habi-
tudes , des expériences , divers suivant les milieux et
constamment interposé entre l'esprit et les objets de sa
contemplation, suffirait à lui seul pour rendre plus que
difficile toute fusion entre les idées.
Le sujet est intéressant, je crois, et je veux apporter
encore quelques faits à l'appui de mon sentiment . Je
voyais un Persan, très novateur et très épris de ce qu'il
croit être les idées de l'Occident^ en grande extase devant
les journaux, et il exprimait ainsi son sentiment :
« Quel peuple étonnant que le vôtre ! s'écriait-il.
Vous n'oubliez jamais les intérêts capitaux de l'esprit, et
quels esprits aveugles sont ceux de nos gens qui vous
disent si ignorants de toutes sciences intellectuelles! Est-
il une plus forte preuve du contraire que la quatrième
page de vos journaux? Tandis que, dans la première, vous
traitez à fond et avec une pénétration étonnante, de l'in-
térêt politique de tous les peuples, vous avez décidé que
dans la seconde vous raconteriez, pour détendre les ima-
ginations, que trop de contention pourrait fatiguer , les
histoires agréables et les faits singuliers que vous re-
cueillez chaque jour dans tous les coins du monde. Dans
la troisième, vous ne voulez plus qu'il soit question ni
des grandes affaires d'État, ni de récits curieux; vous
vous occupez des sciences qui ont trait à l'agriculture et
au commerce ; mais c'est dans la quatrième que vous vous
élevez le plus haut! J'imagine, quelque bonne opinion que
j'aie de la science européenne, que les sages seuls peuvent
LES LIKRES PENSEURS. 127
comprendre cette quatrième pag^e. Vous y indiquez les
moyens de conclure les mariages avec une prudence, une
maturité que les intéressés ou leurs parents ne sauraient
pas toujours avoir et qu'un homme entouré, depuis vingt
ans, de la vénération publique, arrange avec toutes les
garanties désirables. Ce n'est rien que cela! Vous prenez
soin d'y indiquer des remèdes précieux et vénérables par
le mystère dont ils sont entourés, pour venir à bout des
plus redoutables maladies. Quels hommes vous êtes! »
C'est ainsi que j'ai vu un homme d'une rare intelli-
gence comprendre et expliquer le journalisme européen.
On se flattait naguère à Londres et dans quelques sa-
lons de Paris que la vaste distribution de Bibles organisée
à si grands frais en Chine y avait enfin porté ses fruits,
quand on apprit que les rebelles, les Taë-pings, instituant
une religion, avaient proclamé l'unité divine et l'adora-
tion du Christ. Mais, quelque temps après, on connut
mieux ce que les novateurs avaient agréé de nos livres
saints, et l'on s'en étonna.
Dieu le père n^est plus qu'un roi constitutionnel. Le
pouvoir réel réside dans ses fils ; car, puisqu'il a un fils,
pourquoi n'en aurait-il pas plusieurs? Le fils aîné, qui est
Jésus-Christ, a toute confiance dans le fils cadet, son
frère, qui est le chef des Taë-pings, et celui-ci, en sa dou-
ble qualité de fils et de frère de Dieu, Dieu lui-même,
fait, refait, défait la morale et les lois, suivant qu'il le
juge convenable. Et la preuve que les Taë-pings ont très
bien lu et très bien compris l'Évangile, c'est que le
baptême est devenu pour eux une cérémonie oii le thé
joue le rôle principal.
Les Persans n'ont pas été moins habiles que les Chi-
nois. Depuis longtemps on leur parle de christianisme.
128 LES LIBRES PENSEURS
Je ne dis rien des chrétiens orientaux, qui ont toujours
existé là; ceux-ci, à vrai dire,, ne sont pas des informa-
teurs sérieux. Mais il y a longtemps aussi que les sociétés
bibliques poursuivent les musulmans. Sans parler des mis-
sionnaires américains établis à Ourmyah et qui s'occupent
surtout des Chaldéens, une distribution de Bibles s'est
établie à Ispahan, et à force de donner gratis à tout le
monde la traduction de nos livres saints, elle a eu deux
résultats : le premier, de rendre les Persans très avides de
ces sortes de cadeaux, à cause de la couverture en veau
qu'ils admirent. Ils arrachent le texte, s'en débarrassent
et couvrent leurs propres livres de l'habit qu'ils ont ainsi
gagné. Voilà l'usage premier et le plus fréquent.
Le second résultat, c'est que quelques curieux lisent
le livre, le trouvent, à bon droit, ridiculement traduit, et
si dénué de toute élégance et de toute beauté de style,
que, le plus souvent, ils le jettent avant d'être arrivés à
la fin du volume. A leur place, j'en ferais tout autant. On
ne s'imagine pas assez ce que deviennent les choses les
plus belles quand elles ne sont pas dites comme il convient.
C'est une profanation; et assurément, si les sociétés bibli-
ques ne servaient pas à faire vivre dans l'aisance un grand
nombre de familles anglaises et suisses, considérant les
abominables rapsodies dont elles déshonorent notre foi et
nos livres saints aux yeux des peuples étrangers, il les
faudrait supprimer par acte du Parlement.
Et voilà comment nos idées religieuses, non plus que
nos idées sociales, ne gardent pas en entrant en Perse
leur vraie physionomie. J'en donnerai encore d'autres
motifs.
Le nombre des Européens établis dans l'Asie centrale,
et y entretenant avec les natifs des rapports suivis, est
LES LIBRES PENSEURS. 129
*loin d'être considérable. Aujourd'hui, toute la Perse n'en
compte pas plus d'une centaine, hommes, femmes et en-
fants^ et jamais on n'en avait tant vu. Ils vivent, pour la
plupart et l'on peut dire presque tous, à Téhéran. Cette
circonstance n^est pas propre à leur assurer un contact
fécond avec une population de dix à douze millions d'indi-
vidus. Le jour sous lequel les indigènes les considèrent
et ce qu'ils sont par eux-mêmes vient diminuer encore
l'influence de propagande que l'Europe est toujours por-
tée à supposer à ses émigrants.
Il y a une vingtaine d'années encore, les Persans se fai-
saient à eux-mêmes un portrait moral des Européens qu'ils
supposaient d'autant plus exact que, pour le composer, ils
avaient pris juste le contre-pied de leur propre ressem-
blance. L'Européen était, suivant eux, un homme fier,
impétueux, violent, peu compréhensif , d'une intelli-
gence bornée, d'une ignorance crasse, mais d'une sincé-
rité parfaite, d'une loyauté incontestable, extrêmement
adroit de ses mains, connaissant tous les métiers, mili-
taire excellent et médecin très habile.
Ce n'était pas seulement le peuple qui raisonnait ainsi;
c'était aussi le gouvernement, et si bien que j'ai trouvé
encore en vigueur^ il n'y a pas plus de neuf ans, un
usage aussi flatteur que singulier. Tandis que la loi mu-
sulmane n'admet pas le serment d'un chrétien en tant
qu'infidèle, l'administration persane ne le demandait
pas, attendu qu'il n'était pas supposable qu'un Européen
pût mentir. Ces illusions sont aujourd'hui dissipées; l'an-
cien portrait est effacé, et l'opinion générale est désor-
mais que, sous aucun rapport, la moralité des Occiden-
taux n'a rien à reprocher à la moralité asiatique. On a
vu les Européens très bien voler, très bien mentir, sou-
130 LES LIBRES PENSEURS.
pies, rampants, rapaces et pas plus fiers que des natifs,
On en a vu et j'en ai vu, pour gagner quelque bienveil-
lance^, se mettre à genoux devant des chefs, afin de leur
tâter le pouls d'une façon plus respectueuse ; d'autres, bien
que portant de grands sabres, se sont édifié une réputa-
tion de lâcheté des mieux établies ; d'autres, enfin, ont
disputé aux roués du pays les faveurs des garçons à la
mode, tandis que le delirium tremens s'abattait sur quel-
ques-uns dévoués à l'eau-de-vie. On ne trouvera pas
extraordinaire qu'une telle immigration, dans laquelle
des exceptions se pourraient compter, sans doute, mais
sur quelques doigts, n'ait pas exercé une bien grande
action morale ou intellectuelle dans l'Asie Centrale. Toute-
fois, grâce au désir des Persans de savoir de l'Europe le
plus possible, il reste vrai que les Européens ont traduit
ou fait composer sous leur dictée quelques livres.
Mais ces ouvrages ne sont pas de l'espèce de ceux qui
apportent des idées. Ce ne sont^ à proprement parler, que
des manuels, des traités d'artillerie ou de théorie d'infan-
terie; des résumés de pratique médicale, des essais de
grammaire française. Aussi le monde scientifique persan
ne s^en est-il nullement ému. Il n'en a pris connaissance
que pour se confirmer dans l'idée que les Européens
sont principalement des ouvriers habiles et peu de
chose outre cela. Le roi a eu beau créer un collège spécial
où s'enseignent, sous des maîtres européens, à deux ou
trois exceptions près, fort ignorants, les connaissances
pratiques de l'Europe, dans ce qu'elles ont de plus immé-
diatement applicable, le public, sauf les élèves qu'il faut
payer pour qu'ils assistent aux cours, n'y prend aucune
espèce d'intérêt, non plus qu'il ne fait tous les jours, lors-
qu'en traversant le bazar des menuisiers, il voit un de
LES LIBRES PENSEURS. 131
ces artisans ajuster ses planches. Quant aux professeurs
exotiques, ils ne s'occupent pas plus du pays que le pays
ne s'occupe d'eux, et lorsqu'ils ont touché leurs trai-
tements, leurs préoccupations ne vont pas ailleurs qu'à
les grossir par l'obtention de quelques cadeaux, soit du
roi, soit des grands. Ils y parviennent en construisant de
petits ballons, en essayant de petits appareils à gaz, en
faisant de petits feux d'artifices, ou, encore, en envoyant
les dames qui veulent bien leur tenir compagnie (car, en
général, le mariage est peu en honneur parmi eux), en
les envoyant, dis-je, dans l'enderoun du roi pour offrir
des coussins brodés ou d'autres inventions. C'est sans
doute de ces emplois utiles et variés que l'Européen en
Perse a déduit la fierté intraitable qu'il affiche, et le mé-
pris souverain dont il écrase les natifs.
Cependant, si j'ai dit que les idées persanes n'étaient
pas transformables, je n'ai pas entendu par là qu'elles ne
fussent pas susceptibles de modifications. Il s'en faut de
tout, et après avoir montré dans les chapitres précédents
quelle agitation incessante fait tourbillonner ces imagi-
nations mobiles^, il n'est assurément pas nécessaire que je
m'occupe de démontrer cette thèse. Puisque les opinions
sont modifiables et que les nouveautés abondent, présen-
tant sans cesse des formes nouvelles et cherchant néces-
sairement d'autres alliances, il serait inadmissible que les
conceptions européennes fussent à jamais exclues de leur
orbite et de toute combinaison avec elles. Aussi n'est-ce
point ce que j'ai prétendu dire; j'ai voulu montrer seule-
ment qu'en tant qu'apportées parles Européens, ou livrées
par l'observation lointaine et la lecture solitaire, ces no-
tions n'avaient pu jusqu'à présent pénétrer même l'épi-
derme de la société persane.
132 . LES LIBRES PENSEURS.
Peut-être sommes-nous à la veille du moment où cet état
de choses cessera. Des jeunes gens persans , en assez
grand nombre, s'en vont en Europe fréquenter les écoles
et y passent plus ou moins d'années. Je doute qu'on remar-
queriez eux la même difficulté de compréhension que Ton
a signalée longtemps chez les Turcs. Dans les différents
convois d'étudiants que l'on a vus aller et revenir, il s'est
toujours trouvé, en minorité, sans doute, comme il faut
partout s^y attendre, mais en minorité suffisante, quel-
ques esprits vifs qui, dans une direction ou dans une
autre, recueillaient des expériences, concevaient des
impressions, rapportaient chez eux des sentiments qu'ils
n'auraient point pris ailleurs. Autant que j'ai pu le re-
marquer, ces observateurs n'ont jamais manqué, dans
une mesure ou dans une autre, de persianiser leur butin.
C'est là, je ne saurais trop y insister, la faculté puissante
et redoutable des Asiatiques. Ils conquièrent et ne sont
pas conquis. 11 n'en est pas moins vrai que ces arrivants
d'Europe jettent des aliments particuliers dans la four-
naise intellectuelle où ils rentrent eux-mêmes, et qu'ainsi
le métal natif s'en trouve et, plus tard, s'en trouvera bien
davantage encore modifié. Ce seront, je le crois, ces pè-
lerins et non pas les Européens grossiers qui viennent
ici, qui apporteront le plus d'alliage utile. Mais quel sera
le résultat de ce travail? En proviendra-t-il un rapproche-
ment moral de telle nature que l'Asie Centrale descende
au rôle de satellite confiant des doctrines européennes? Je
ne le crois pas un instant.
On a connu ici un certain Husseïn-Kouly-Agha, rempli
d'intelligence et de feu. Il avait été élevé à Saint-Gyr et
avait passé pour un des élèves remarquables de cette
école militaire. Au mois de mai 1848, il avait monté la
LES LIBRES PENSEURS. 133
garde à l'Assemblée Nationale, envahie par l'émeute, et
avait arrêté de ses mains et conduit à la caserne du quai
d'Orsay tel et tel des agitateurs. Il connaissait bien l'his-
toire de nos troubles et avait ainsi sur l'état de la société
française des vues plus complètes qu'il n'aurait pu en ac-
quérir en temps de calme.
Revenu en Perse, il avait refusé, en se présentant de-
vant le roi, d'ôter ses chaussures, suivant l'usage du
pays.
— « Ce n'est pas militaire, disait-il. Vous m'avez en-
voyé en France pour apprendre ce qui convient à un
soldat. Je le sais et même dans les plus petits détails ; je
ne consentirai donc pas à m'en écarter. »
On voulut le nommer général du génie et inspecteur
des travaux dans l'Azerbeydjan. Il répondit qu'il était offi-
cier d'infanterie et pas autre chose ; qu^instruire des régi-
ments, il était prêt à le faire ; mais que sortir de son
état^ ce serait tromper le roi et s'inutiliser lui-même, et
qu'il s'y refusait.
Husseïn-Kouly-Agha n'avait pas de souvenir dont il fût
plus fier que son séjour à Saint-Cyr, et, dafls les grandes
occasions, il affectait de laisser de côté son uniforme
brodé persan pour se couvrir de l'habit bleu, du panta-
lon rouge et des épaulettes de laine. Il parlait français
dans la perfection. Il racontait, avec une gaieté sympa-
thique, mille anecdotes sur tout Paris ; il lisait avec pas-
sion les romans français. En regard de tous ces indices
de transformation, il faut savoir ce qu'étaient ses préoc-
cupations intimes.
Sa haine pour l'islamisme n'avait pas de bornes. Il
voyait dans cette religion l'importation et la marque de
l'oppression arabe sur son pays, et toute sa sympathie,
134 LES LIBRES PENSEURS.
tout son amour était pour la foi des Guèbres, sous laquelle
la Perse a été si grande. Quant au christianisme, il ne
s'en occupait en aucune manière. Il pensait que, pour
régénérer son pays, il fallait purger la langue de toutes
les expressions et de tous les mots arabes. Afin de tra-
vailler lui-même à cette réforme, il s'occupait avec ardeur
à écrire dans un style qui n'admettait rien de la phra-
séologie proscrite, ce qui, soit dit en passant, constituait
un logogriphe perpétuel, quelque chose comme le style de
l'abbé Delille, oii rien ne s'appelle par son nom. Il com-
posait, dans ce galimatias, des poésies extrêmement admi-
rées de ses partisans. En somme, il ne voyait d'avenir et
de salut pour sa patrie que dans le retour, aussi complet
que possible, aux choses du passé le plus ancien, et à ce
qu'il s'imaginait, dans ses théories archéologiques fort
approximatives, avoir été la religion et la philosophie des
plus anciens aïeux.
Husseïn-Kouly-Agha n'était pas une exception, et, dans
un sens ou dans un autre, les Persans que j'ai vus reve-
nant d'Europe ceux-là même qui y ont été élevés, ont
tous compris, d'une façon particulière et qui n'est aucune-
ment la nôtre, ce que nous leur avons appris ou montré
et ce qu'ils ont vu ou étudié d'eux-mêmes. Leurs idées
natives s'en sont trouvées profondément altérées, mais
nullement dans un sens européen. En général, leur ortho-
doxie musulmane y succombe ; mais ce n'est pas là un
fait de grande conséquence, puisqu'on a vu plus haut que,
dans le pays même, elle était battue par la base et cons-
tamment assaillie par des forces philosophiques dissol-
vantes, en même temps qu'une luxuriante moisson d'idées
hétérodoxes fleurissait dans toutes ses brèches. En somme,
l'Asiatique revenu d'Europe rapportera ' des idées euro-
LES LIBRES PENSEURS. 135
péennes asiatisées par lui, et il en résultera un surcroît de
flux et de reflux tout à fait original dans le mouvement
déjà et de tous temps si caractérisé qui fait la vie même
de l'Asie.
Je suis bien fermement convaincu que ce qui sortira
de là, ce ne sera nullement une tendance à s'associer ser-
vilement à notre civilisation. Je ne saurais m'expliquer à
moi-même ce que ce pourra être ; mais je suis porté à
croire que les dangers n^y seront pas médiocres pour nous.
Non pas les dangers matériels, on doit être plus que ras-
suré de ce côté; les Asiatiques n'ont pas de sabres si forts
qu'ils puissent résister à nos baïonnettes. C'est de dan-
gers moraux qu'il est question. Il se produira dans ce
grand marécage intellectuel quelque combustion nou-
velle de principes, d'idées, de théories pestilentielles,
et l'infection qui s'en exhalera se communiquera par
le contact d'une manière plus ou moins prompte, mais
certainement assurée. L'histoire entière nous en ré-
pond.
Cependant, comme la chose est inévitable, il en faut
prendre sonpartiet n'en pas faire un sujet de gémissements
inutiles, mais un objet d'études curieuses. Il est remar-
quable de voir comme cette Asie est, depuis tant de siè-
cles, que dis-je, depuis tant de milliers d'années, un
amas stagnant, sans doute, mais non pas mort. Parce
que Teau ne coule pas, on la croit stérile, et Homère a
eu le tort, lui, le grand observateur, le grand divinateur,
de donner cette épithète à la verte mer. Une telle erreur
ne saurait être admise, à moins qu'on entende le mot de
stérile en ce sens que l'eau stagnante ne produit rien de
bon pour l'homme ; mais elle est, au contraire, horrible-
ment féconde en monstres et en existences hostiles à notre
136 LES LIBRES PENSEURS.
espèce. Pour FAsie, il en est de même, au point de vue
intellectuel^ et rien ne saurait faire concevoir l'anarchie
de pensées et d'opinions que les croisements incessants des
théories les plus naturellement antipathiques y engen-
drent, et cela tous les jours ; ce sont des pensées, ce sont
des opinions d'oii rien d'heureusement pratique ne saurait
sortir, et qui, néanmoins, frappent l'observateur désinté-
ressé d'une sorte d'étonnement voisin de l'admiration par
leur hardiesse et leur nombre, et leur fécondité, et leur
vitalité terrible. Dans cet état de choses, il importe peu,
sans doute, au point de vue de l'utilité, qu'une doctrine
bonne en soi s'ajoute à celles que contient déjà ce pandé-
moniiim ou qu'elle se refuse à y entrer. Le bien qu'elle
pourrait faire serait, en tout cas, moins que peu de chose.
Mais il est intéressant de voir s'augmenter sans cesse, ou
du moins se soutenir ce désordre, et l'on y prend un cer-
tain plaisir nerveux.
On aime à voir se multiplier les causes de lutte, et
les difficultés naître des solutions. Là où les théoriciens
tombent, on voit se relever leurs adversaires ou paraître
leurs continuateurs. Dans certaines situations données,
oii l'on peut soi-même compliquer le nœud qu'ils cher-
chent à résoudre, il y a du plaisir à le faire. Cet antique
et mystérieux pontife qui s'amusa jadis à attacher le
joug de Gordes au timon du char d'une telle façon, que
peu de gens assez subtils pour défaire le nœud pouvaient
être supposés, ce vénérable prêtre, j'imagine, ne laissa
pas que d'avoir dans sa vie un moment de malice bien
satisfaite.
C'est dans un sentiment analogue que_, considérant le
tumulte et le tournoiement des théories dans les ima-
ginations asiatiques, on peut regretter que des inven-
LES LIBRES PENSEURS. 137
lions SOUS formes européennes ne viennent pas plus
vite s'y ajouter. Ce n'est pas qu'il en puisse résulter jamais
quelque bien absolu : seulement le désordre déjà incu-
rable s'en augmentera et n'en sera que plus égayé. On
n'a qu'à voir, pour en être bien convaincu, ce qui arrive
à Bombay et à Benarès, au sein d'une société moins agitée
assurément que celle de l'Asie Centrale, mais que le
contact avec les idées anglaises a cependant émue à nou-
veau, alors que l'ébranlement communiqué jadis par les
axiomes religieux et philosophiques des musulmans, puis
par les suggestions rationalistes d'Akhbar, commençait à
se calmer. Dans l'Inde, en effet, il n'y a pas eu que des
aventuriers européens de bas étage ou à peu près igno-
rants, comme en Perse. La Compagnie des Indes y a con-
duit, depuis soixante-dix ans surtout, des hommes d'un
caractère élevé, d'un esprit éminent, d'une science pro-
fonde. Les Brahmanes ont eu en face d'eux des adversaires
dignes d'eux, des hommes avec qui ils ont pu discuter et
dont ils ont eu beaucoup à apprendre, et des choses qui
les ont surpris. Il en est résulté, sur deux points géogra-
phiques différents, des résultais remarquables. A Bombay
parmi les Parsys, il s'est créé une école de novateurs qui
tend à faire de la religion de Zoroastre un déisme relati-
vement débarrassé de ces amas informes de cérémonies
qui l'entourent aujourd'hui. Les zélateurs de cette con-
ception nouvelle paraissent marcher vers un unitarisme
très opposé au dualisme primitif, mais tout à fait d'accord
avec les idées sémitisées qui se sont implantées chez leurs
pères au temps des premiers Khalifes. Voilà où ils revien-
nent sous l'influence européenne. Dans le nord de l'Inde
et même à Benarès, beaucoup de Brahmanes, familiers
avec les livres anglais, tendent à une réforme du culte,
138 LES LIBRES PENSEURS.
même de leurs dogmes, qui les rapprocherait, à leur sens,
d'une compréhension plus vraie des livres védiques. A
cela il faut ajouter des penchants philanthropiques un
peu vagues qui leur font rebrousser chemin vers ce que
leurs anciens codes contiennent dans le même ordre
d'idées. En somme, Brahmanes libres penseurs comme
Parsys régénérés apportent dans leurs aspirations un
génie absolument asiatique et quelque chose d'aussi dé-
cousu, d'aussi incomplet qu'on a pu l'observer, il y a une
trentaine d'années, dans les doctrines de ce Ram-Mahun-
Roy, fort oublié aujourd'hui, mais alors si célèbre et que
les journaux de France et d'Angleterre considéraient
comme l'initiateur certain de son pays aux croyances de
l'Occident.
En voyant, dans l'Inde, un tel état de choses, il m'a
paru qu'il y aurait un intérêt de curiosité à fournir aux
gens de l'Asie Centrale quelque nouvelle pâture intellec-
tuelle pour redoubler leur activité et produire de nou-
velles combinaisons philosophiques , n'importe les-
quelles. J'ai donc procuré aux Persans le Discours sur la
Méthode. Il m'a paru que, dans toute notre philosophie,
rien ne pouvait avoir chance de produire des résul-
tats plus singuliers parmi eux. Ils ne sont pas gens à
tomber dans les excès de la méthode expérimentale, et
il n'y a pas d'apparence qu'on supprime jamais chez eux
l'abus de l'induction. On n'en voit pas davantage qu'ils
arrivent à tirer du cogito, ergo siim le parti modéré au-
quel les Européens ont la prétention de s'arrêter. En
réalité, il est impossible de deviner ce qu'ils en feront,
mais ils en feront probablement quelque chose, et, pour
moi, je ne saurais oublier les séances dans lesquelles
les cinq chapitres du chef-d'œuvre de Descartes ont été
LES LIBRES PENSEURS. 139
communiqués à quelques hommes d'une vraie intelligence
et d'une science hors ligne. Ils en ont éprouvé une impres-
sion remarquable, et il n'est pas probable que cette im-
pression s'efface sans résultats. Ce qui les a surtout frap-
pés, c'est l'emploi nouveau pour eux qui était fait de la
formule fondamentale. En tant que formule, la découverte
et l'emploi en sont très anciens en Orient. Il y a long-
temps que rapprochant les mots Ayy, vivre, et wehy a expri-
mer, » « manifester, » « parler, » et les ramenant à une
même racine fictive, les métaphysiciens du Talmud et de
l'Islam ont prononcé que vivre ou parler supposait la
pensée^ mais la conséquence qu'ils en tirent est celle-ci :
que Dieu étant l'existence par excellence, l'existence uni-
que, il est, en même temps, l'unique pensée et l'unique
parole, ce qui ne va pas au résultat cherché par Descartes.
Aussi ne fut-ce que pour cette raison, cet auteur leur pa-
raît très curieux. Mais, toutefois, les deux hommes que les
philosophes de ma connaissance ont la plus grande soif
de connaître, c'est Spinosa et Hegel; on le comprend
sans peine. Ces deux esprits sont des esprits asiatiques et
leurs théories touchent par tous les points aux doctrines
connues et goûtées dans le pays du soleil. Il est vrai que,
pour cette raison même, elles ne sauraient introduire là
des éléments vraiment nouveaux.
CHAPITRE VI
COMMENCEMENTS DU BABYSME
On a remarqué, dans tous les temps, dans tous les pays,
qu'un changement quelconque dans l'état d'un peuple,
a pour production parallèle un changement dans l'amé-
nagement de ses doctrines. La Perse moderne se trouve
placée dans des circonstances toutes nouvelles ; on devait
s'attendre à ce que de nouvelles opinions se produisis-
sent, et cela a eu lieu en effet.
Aujourd'hui, on ne voit plus de très grands philosophes
attachés à la tradition. Hadjy-Moulla-Hady est Avicenniste
sans doute, mais, sans doute aussi, il a cherché et voudrait
trouver quelque chose de plus neuf que les théories
même les plus avancées de l'ancien maître. D'autres doc-
teurs, que je ne saurais nommer, parce qu'ils sont vi-
vants et moins puissants que le Sage de Sebzewar, par-
tant plus obligés au secret, voudraient bien aussi tomber
sur quelque notion encore inaperçue, qui put s'appli-
quer à l'état actuel des choses. Le soufysme commence
à devenir insuffisant ; et ce qui en est la preuve, c'est
qu'on lui voit des détracteurs ; plusieurs polémistes ten-
dent à le considérer comme au-dessous des besoins ac-
142 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
tuels, en ce sens qu'on le trouve trop énervant, précisé-
ment ce qui lui avait été jusqu'ici compté comme mérite
suprême. On s'irrite contre Tlslam, même contre cet
Islam si étrangement défiguré que présente le shyysme,
parce qu'on le déclare étroit, et Dieu sait s'il mérite ce
reproche, au point de vue panthéistique où on le lui fait.
On veut autre chose. Quoi? — Il n'existe plus dans l'Asie
Centrale de grands seigneurs d'origine mongole ou tur-
que, ou même arabe, conservant des idées étrangères au
sol; il n'y a plus de ces fonctionnaires si riches et si so-
lidement établis qu'ils puissent prétendre à en jouer le rôle.
Il ne se voit que la noblesse locale, la chevalerie peu let-
trée et toute chasseresse des tribus, et l'immense démo-
cratie des villes. Cette dernière ne saurait tendre qu'à une
chose : la même à laquelle aspirait, vers le milieu du
vn® siècle, la démocratie grecque et syrienne de la côte en-
vahie par les premières armées musulmanes, et qu'ont
voulue ensuite les aïeux, les pères de ceux qui vivent
aujourd'hui, c'est-à-dire l'objet de l'antique passion, la foi
sémitique par excellence. Elle y courte et voilà comme,
mathématiquement, s'est produit un mouvement religieux
tout particulier dont l'Asie Centrale, c'est-à-dire la Perse,
quelques points de l'Inde et une partie de la Turquie
d'Asie, aux environs de Bagdad, est aujourd'hui vive-
ment préoccupée, mouvement remarquable et digne d'être
étudié à tous les titres. Il permet d'assister à des déve-
loppements de faits, à des manifestations, à des catas-
trophes telles que l'on n'est pas habitué à les imaginer
ailleurs que dans les temps reculés où se sont produites
les grandes religions.
Il existait à Shyraz, vers 1843, un jeune homme ap*
pelé Mirza-Aly-Mohammed, qui n'avait pas plus de dix-
COMMENCEMENTS DU BABSME. 443
neuf ans, si encore il les avait atteints. On a attaché
beaucoup d'importance, d'une part, à soutenir qu'il était
descendu du Prophète par l'Imam Hussein, c'est-à-dire
à lui assurer le rang et les prérogatives d'un Séyd ;
d'autre part, à lui nier cette qualité. Ce qui est in-
contestable, c'est que s'il était Séyd, il l'était de cette
manière obscure qui jette plus que du doute sur les pré-
tentions des nombreuses familles persanes qui se flattent
du même honneur. Les gens sérieux font remarquer que,
pendant les longues persécutions subies par les Alydes
sous les Khalifes Ommiades et surtout sous les Abbassides,
tous les documents généaologiques propres à établir la
descendance sacrée ont été ou détruits ou perdus; les
proscrits sont tombés en grand nombre sous le sabre
de leurs ennemis, le reste s'est dissimulé du mieux qu'il
a pu faire, et, en admettant que le sang des Imams se
soit conservé, il n'est au pouvoir de personne de prouver
qu'il a dans les veines ce sang précieux. Quatre familles
et pas davantage sont considérées comme plus en situa-
tion que les autres de se dire Séyds, et encore les raisons
qu'elles allèguent ne paraîtraient-elles sérieuses à aucun
généalogiste d'Europe. Elles sont anciennes, elles sont
considérables, il y a des siècles qu'on les voit en posses-
sion du respect public ; mais pour atteindre aux Imams,
il leur reste une lacune de deux siècles au moins qu'elles
ne peuvent combler et les monuments révérés qu'el-
les présentent comme leur étant parvenus de leurs
glorieux ancêtres, soit cachets, soit prières écrites de la
main même des saints personnages en question, ou autres
objets semblables, passeraient à peine chez nous pour
des présomptions. •
Quoi qu'il en soit, Mirza-Aly-Mohammed n'appartenait
14 i COMMENCEMENTS DU BABYSME.
à aucune de ces quatre maisons, et si ses pères, malgré
ce qu'en disent les malveillants, ont porté ou réclamé la
qualification de Séyd, c'était à un titre peu sûr. Quoi qu'il
en soit, sa famille n^était pas tout à fait du peuple, elle
possédait quelque peu de bien, et les résultats doivent
porter à croire que Mirza-A.ly-Mohammed avait reçu une
éducation distinguée.
Comme la grande, la presque totalité des Asiatiques,
il se montra de bonne heure possédé par des idées reli-
gieuses très actives. Il ne se contenta pas de la pratique
des devoirs religieux ni de la profession des doctrines
orthodoxes, il se jeta avec passion dans la poursuite
et l'examen des nouveautés. Tout porte à croire que
son esprit était dès le début ouvert et hardi. Il lut cer-
tainement les évangiles dans les traductions des mission-
naires protestants, il conféra souvent avec les Juifs de
Shyraz, rechercha la connaissance des doctrines guè-
bres, et s'occupa avec une prédilection marquée de
ces livres singuliers, un peu suspects, fort honorés, re-
doutés même, qui traitent des sciences occultes et de la
théorie philosophique des nombres. C'est, dans l'Asie mu-
sulmane, la passion des plus brillants esprits., et de très
bonne heure ce fut la sienne ; autant vaut dire qu'il se
reporta de tous ses efforts vers ce qui reste de l'antique phi-
losophie araméenne, et il n^y aurait rien d'impossible, on
le peut soupçonner à différents indices, qu'il ait eu en sa
possession certains documents rares et d'une valeur ines-
timable, probablement anciens ou composés sur des
textes anciens et relatifs à ce corps de doctrines.
Il fit très jeune le pèlerinage de la Mecque. Mais^ au
lieu d'être ramené par la vue de la Kaaba à des idées net-
tement musulmanes, ce qu'il vit, ce qu'il entendit, ce
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 145
qu'il éprouva, le jeta de plus en plus hors des voies ordi
naires. Il est bien probable que ce fut dans la ville sainte
elle-même qu'il se détacha absolument et définitivement
de la foi du Prophète, et qu'il conçut la pensée de ruiner
cette foi pour mettre à sa place tout autre chose.
Renfermé en lui-même, toujours occupé de pratiques
pieuses^ d'une simplicité de mœurs extrême, d'une dou-
ceur attrayante, et relevant ces dons par son extrême
jeunesse et le charme merveilleux de sa figure, il attira
autour de lui un certain nombre de personnes édifiées.
Alors on commença à s'entretenir de sa science et de
l'éloquence pénétrante de ses discours. Il ne pouvait ou-
vrir la bouche, assurent les hommes qui l'ont connu, qu'il
ne remuât le fond du cœur. S'exprimant, du reste, avec
une vénération profonde sur le compte du Prophète, des
Imams et de leurs saints compagnons, il charmait les ortho-
doxes sévères, en même temps que, dans des entretiens
plus intimes, les esprits ardents et inquiets se réjouissaient
de ne pas trouver en lui cette raideur dans la profession
des opinions consacrées qui leur eût pesé. Au contraire,
sa conversation leur ouvrait tous ces horizons infinis,
variés, bigarrés, mystérieux, ombragés et semés çà et là
d'une lumière aveuglante _, qui transportent d'aise les
imaginations de ce pays-là. Ce fut au pied de la Kaaba,
de la maison d'Abraham et d'Ismaël, qu'Aly-Mohammed
s'acquit ces premiers dévouements qui devaient plus tard,
à très peu de temps de là, prendre un tout autre caractère
et dépasser de bien loin l'énergie commune des attache-
ments mondains et passagers.
Aly-Mohammed revint donc de la Mecque bien plus
complètement dissident qu'il n'y était arrivé. Quand il se
trouva à Bagdad^ il voulut, cependant, compléter ses im-
10
146 COMMENCEMENTS DU BABYSME
pressions en se rendant à Koufa pour y visiter la mosquée
ruinée, sans voûtes, sans piliers, presque sans murs au-
jourd'hui, où Aly fut assassiné, et où la tradition montre
encore la place du meurtre. Il y passa plusieurs jours
en méditations. Il semble que ce lieu ait fait sur lui une
grande impression, et qu'au moment d'entrer dans une
voie qui pouvait, qui devait même aboutira quelque drame
pareil à celui qui avait eu lieu à cette même place sur la-
quelle ses yeux étaient fixés, il ait eu des combats pénibles
à soutenir contre lui-même. Un de ses partisans les plus
résolus me disait un jour, en faisant du ketmân avec moi,
à cause des personnes qui nous écoutaient : « C'est dans
cette mosquée de Koufa que le diable l'a tenté et Ta fait
sortir de la droite voie. « Mais, à l'expression de son re-
gard, je compris qu'il considérait, au contraire, l'espèce
d'agonie morale éprouvée par Aly-Mohammed devant le
lieu où les yeux de l'esprit lui avaient montré Tlmam
Aly gisant à ses pieds, le corps ouvert, tout ensanglanté,
comme la fin des hésitations humaines et le triomphe de
l'esprit prophétique dans la personne de son maître. Il est
certain que, quand celui-ci arriva à Shyraz, il était
tout autre qu'à son départ. Nul doute ne l'agitait plus. Il
était pénétré, persuadé; son parti était pris; et pour peu
qu'il trouvât devant lui , à sa portée, des matières inflam-
mables, il était résolu à y mettre le feu. Il en trouva.
De Koufa il était venu par une barque arabe, un ban-
galow, jusqu'à Boushyr, et, de là, avait gagné sa ville na-
tale en s'unissant à une caravane qui devait traverser les
montagnes. A peine arrivé, il rassembla autour de lui
quelques-uns de ses compagnons de voyage, déjà séduits
et nombre d^'auditeurs anciens, et, à cette troupe de pre-
miers fidèles, il communiqua ses premiers écrits. C'était
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 147
un journal de son pèlerinage et un commentaire sur la
Sourat du Koran, appelée Joseph.
Dans le premier de ces livres, il était surtout pieux et
mystique; dans le second, la polémique et la dialectique
tenaient une grande place, ei les auditeurs remarquaient
avec étonnement qu'il découvrait, dans le chapitre du
Livre de Dieu qu'il avait choisi, des sens nouveaux dont
personne ne s'était avisé jusqu'alors, et qu'il en tirait
surtout des doctrines et des enseignements complète-
ment inattendus. Ce qu'on ne se lassait pas d'admirer,
c'étaient l'élégance et la beauté du style arabe employé
dans ces compositions. Elles eurent bientôt des admira-
teurs exaltés qui ne craignirent pas de les préférer aux
plus beaux passages du Koran.
J'avoue que je ne partage pas cette manière de voir.
Le style d'Aly-Mohammed est terne et sans éclat, d'une
raideur fatigante, d'une richesse douteuse, d'une correc-
tion suspecte. Les obscurités qu'on y relève en foule ne
viennent pas toutes de sa volonté, mais plusieurs ont
-pour raison d'être une inhabileté manifeste. Il s'en faut de
tout que le Koran ait à craindre la comparaison; s'il
arrive un jour oii les ouvrages du nouveau prophète au-
ront remplacé cet ancien livre, ils ne trouveront eux-
mêmes l'admiration qu'à l'aide d'une esthétique nouvelle.
Comme nous sommes encore sous les lois et les habitudes
de l'ancienne, le Koran pour nous est incontestablement,
à parler littérature, l'œuvre d'un grand génie, tandis que
la Sourat de Joseph, ou, pour mieux dire, son commen-
taire ressemble beaucoup au travail d'un écolier.
Quoi qu'il en soit, l'impression produite fut immense à
Shyraz, et tout le monde lettré et religieux se pressa au-
tour d'Aly-Mohammed. Aussitôt qu'il paraissait dans la
148 COMMEINCEMEjNTS DU BABYSME.
mosquée, on l'entourait. Aussitôt qu'il s'asseyait dans la
chaire, on faisait silence pour l'écouter. Ses discours pu-
blics n'attaquaient jamais le fond de l'islam et respec-
taient la plus grande partie des formes; le ketmân, en
somme, y dominait. C'étaient, néanmoins, des discours
hardis. Le clergé n'y était pas ménagé; ses vices y étaient
cruellement flagellés. Les destinées tristes et douloureuses
de l'humanité en étaient généralement le thème, et, çà et
là, certaines allusions dont l'obscurité irritait les passions
curieuses des uns, tandis qu'elle flattait l'orgueil des au-
tres, déjà initiés en tout ou en partie, donnaient à ces pré-
dications un sel et un mordant tels que la foule y grossis-
sait chaque jour, et que, dans toute la Perse, on com-
mença à parler d'Aly-Mohammed.
Les Moullas de Shiraz n'avaient pas attendu tout ce
bruit pour se réunir contre leur jeune détracteur. Dès
ses premières apparitions en public, ils lui avaient en-
voyé les plus habiles d'entre eux, afin d'argumenter contre
lui et de le confondre, et ces luttes publiques, qui se te-
naient soit dans les mosquées, soit dans les collèges, en
présence du gouverneur, des chefs militaires, du clergé^
du peuple, de tout le monde enfin, au lieu de profiter aux
prêtres, ne contribuèrent pas peu à répandre et à exalter
à leurs dépens la renommée de l'enthousiaste. Il est cer-
tain qu'il battit ses contradicteurs; il les condamna, ce
qui n'était pas très difficile, le Koran à la main. Ce fut un
jeu pour lui de montrer à la face de ces multitudes, qui
les connaissaient bien, à quel point leur conduite, à quel
point leurs préceptes, à quel point leurs dogmes mêmes
étaient en contradiction flagrante avec le Livre, qu'ils ne
pouvaient récuser. D'une hardiesse et d'une exaltation
extraordinaires, il flétrissait, sans ménagement aucun,
COMMENCEMENTS DU BABYSME. U9
sans souci aucun des conventions ordinaires, les vices
de ses antagonistes, et, après leur avoir prouvé qu'ils
étaient infidèles quant à la doctrine, il les déshonorait
dans leur vie et les jetait à croix ou pile à l'indignation
ou au mépris des auditeurs. Les scènes de Shyraz, ces
débuts de sa prédication furent si profondément émou^
vants, que les musulmans restés orthodoxes, qui y ont as-
sisté, en ont conservé un souvenir ineffaçable et n'en
parlent qu'avec une sorte de terreur. Ils avouent unani-
mement que l'éloquence d'Aly-Mohammed était d'une na-
ture incomparable et telle que, sans en avoir été témoin,
on ne saurait l'imaginer.
Bientôt le jeune théologien ne parut plus en public
qu'entouré d'une troupe nombreuse de partisans. Sa mai-
son en était toujours pleine. Non seulement il enseignait
dans les mosquées et dans les collèges, mais c'était chez
lui, surtout, et le soir, que, retiré dans une chambre avec
l'élite de ses admirateurs, il soulevait pour eux les voiles
d'une doctrine qui n'était pas encore parfaitement arrêtée
pour lui-même. Il semblerait que, dans ces premiers temps,
ce fût plutôt la partie polémique qui l'occupât que la
dogmatique, et rien n'est plus naturel. Dans ces confé-
rences secrètes, les hardiesses, bien autrement multi-
pliées qu'en public, grandissaient chaque jour, et elles
tendaient si évidemment à un renversement complet de
l'islam, qu'elles servaient bien d'introduction à une nou-
velle profession de foi. La petite Église était ardente,
hardie, emportée^ prête à tout, fanatisée dans le vrai sens
et le sens élevé du mot, c'est-à-dire que chacun de ses
membres ne se comptait pour rien et brûlait de sacrifier
sang et argent à la cause de la vérité. Ce fut alors qu'Aly-
Mohammed prit son premier titre religieux. Il annonça
loO COMMENCEMENTS DU BABYSME.
qu'il était le Bâb, la Porte par laquelle seule on pouvait
parvenir à la connaissance de Dieu. On ne l'appela plus
désormais que de ce nom à Shyraz et partout où il fut
question de lui. Ses adversaires mêmes lui donnèrent et
lui donnent encore ce titre. Il n'est pas connu autrement.
Toutefois les Bâbys^ les gens de sa secte, ne le qualifient
plus ainsi, parce qu'il arriva un moment oii ils appri-
rent que le titre de Bâb ne lui est pas particulier, et ils le
nommèrent et le nomment Hezret-è-Alâ, ou YAltesse-
Sublime. Mais, pour être plus simple, nous suivrons ici
l'usage des hétérodoxes^ en lui conservant, dans toute
cette histoire, le titre de Bâb.
Extrêmement irrités, mécontents et inquiets, les Moul-
las du Fars, ne pouvant d'ailleurs prévoir où s'arrêterait
le mouvement qui se prononçait si fortement contre eux,
n'étaient pas les seuls à se sentir dans l'embarras. Les
autorités de la ville et de la province comprenaient trop
bien que le peuple qui leur était confié et qui n'est ja-
mais beaucoup dans leurs' mains, cette fois n'y était plus
du tout. Les hommes de Shyraz, légers, railleurs, turbu-
lents, belliqueux, toujours prêts à la révolte, insolents
en perfection, rien moins qu'attachés à la dynastie kadjare,
n'ont jamais été faciles à mener, et leurs administrateurs
ont souvent des journées pénibles. Quelle serait la situa-
tion de ces administrateurs, si le chef réel de la ville et
du pays, l'arbitre des idées de tout le monde, l'idole de
chacun, allait être un jeune homme que rien ne soumettait,
n'attachait ou ne gagnait à rien, qui se faisait un piédestal
de son indépendance et qui n'en lirait qu'un trop grand
parti *en attaquant chaque jour impunément et publique-
ment tout ce qui jusqu'alors s'était considéré comme puis-
sant et respeclé dans la ville? A la vérité, les gens du roi,
COMMENCEMENTS DU liABYSME. 151
la politique, l'administration proprement dite n'avaient
encore été l'objet d'aucune des virulentes apostrophes du
novateur; mais à le voir si rigide dans ses mœurs, si
inexorable pour la fraude et l'esprit de rapine des mem-
bres du clergé, il était fort douteux qu'il put approuver
au fond la même rapacité, la même fraude si florissantes
chez les fonctionnaires publics, et on pouvait bien croire
que le jour oii ses regards tomberaient sur eux, il ne
manquerait pas d'apercevoir et de vitupérer ce qu'on n'a-
vait guère le moyen de cacher.
Ces appréhensions, qui se présentaient d'elles-mêmes
à tous les esprits, ne manquèrent pas de frapper les offi-
ciers royaux et, d'ailleurs,, les Moullas prenaient soin de
leur démontrer que cette fois Içs intérêts étaient com-
muns entre eux. Des conférences nombreuses eurent lieu,
et il fut résolu que, tandis que le gouverneur, Mirza Hus-
sein Khan, décoré du titre de Nizam Eddooulèh, «l'Or-
ganisateur du gouvernement, » écrirait à Téhéran pour
exposer l'état des choses au point de vue de l'inlérct d'É-
tat, les grands moudjteheds de la ville en feraient autant
pour se plaindre au nom de la religion attaquée et si-
gnaleraient les périls graves qui s'annonçaient d'une
manière si énergique et si bruyante.
Le Bâb et ses partisans furent immédiatement informés
du coup qu'on prétendait leur porter. Ils ne s'en étonnè-
rent nullement. Au lieu de chercher à le détourner^ Aly-
Mohammed écrivit lui-même à la Cour^ et sa lettre arriva
en même temps que les accusations de ses adversaires.
Sans prendre aucunement une attitude agressive vis-à-
vis du roi, s'en remettant, au contraire, à son autorité et
à sa justice, il remontrait que, depuis longtemps, la dé-
pravation du clergé était, en Perse, un fait connu de tout
152 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
le monde ; que non seulement les bonnes mœurs s'en
trouvaient corrompues et le bien-être de la nation tout
à fait atteint, mais encore que la religion même, viciée
par la faute de tant de coupables, était en péril et mena-
çait de disparaître en laissant le peuple dans les plus
fâcheuses ténèbres; que, pour lui, appelé de Dieu, en
vertu d'une mission spéciale, à écarter de tels mal-
heurs, il avait déjà commencé à éclairer le peuple du
Fars, que la saine doctrine avait fait les progrès les
plus évidents et les plus rapides, que tous ses adver-
saires avaient été confondus et vivaient désormais dans
l'impuissance et le mépris public ; mais que ce n'était
qu'un début, et que le Bâb, confiant dans la magna-
nimité du roi, sollicitait la permission de venir dans la
capitale avec ses principaux disciples, et, là, d'établir des
conférences avec tous les Moullas de l'Empire, en pré-
sence du souverain, des grands et du peuple , que, cer-
tainement, il les couvrirait de honte ; il leur prouverait
leur infidélité; il les réduirait au silence comme il avait
fait des Moullas grands et petits qui avaient prétendu
s'élever contre lui ; que s'il était, contre son attente,
vaincu dans cette lutte, il se soumettait d'avance à tout
ce que le roi ordonnerait, et était prêt à livrer sa tête et
celle de chacun de ses partisans.
Le gouvernement fut extrêmement embarrassé de l'ar-
bitrage qu'on lui déférait ainsi. En général, il n'est pas,
depuis plusieurs siècles, dans la politique des souverains
persans, de chercher de pareilles occasions. Depuis Shah-
Abbas le Grand, la tradition politique veut que la pro-
tection officielle accordée à l'Islam s'effectue plus en pa-
roles qu'en faits. En réalité, on ne laisse pas que d'avoir
un certain goût pour les dissidents de toute espèce, et, en
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 153
général, pour tout ce qui peut tenir en échec la puis-
sance du clergé. Le règne actuel a, sur ce point, les
mêmes tendances que les règnes précédents. Il suit un
peu l'exemple de Mohammed-Shah, quoique avec plus de
douceur, car celui-ci avait inauguré son gouvernement en
faisant mettre à mort un des principaux moudjteheds de
Tebriz, qui cherchait à exciter une sédition. Cependant
Nasreddin-Shah lui-même n'a pas hésité, plus tard, à dé-
pouiller et à humilier l'Imam Djumè dlspahan, dont le
courage ne s'est pas montré aussi haut que l'ambition.
De sorte que lorsque les plaintes et les accusations mu-
tuelles des MouUas et des Bâbys arrivèrent à Téhéran, il
en résulta plus d'humeur et d'ennui que d'empressement
à venger l'orthodoxie offensée.
Il paraît même que, d'abord, l'impression fut favorable
aux novateurs. Le premier ministre, Hadjy Mirza Aghassy,
personnage bizarre, non sans capacité, au milieu de ses
folies, et curieux à l'excès de discusssions théologiques, en
outre fort peu orthodoxe, se montra disposé à accéder au
désir qu'exprimait le Bâb et à le faire venir à Téhéran
pour y tenir des conférences. Le roi, dominé par son mi-
nistre, ne s'exprimait pas en termes malveillants sur
Mirza- Aly-Mohamm éd. Les gens d'esprit et les curieux se
promettaient déjà un spectacle intéressant et dont la
moindre partie n'eût pas été le scandale des accusations
portées contre tel ou tel ecclésiatique dont la chronique
scandaleuse s'occupait avec prédilection. Mais un homme
fort sage, le sheykh Abdoul-Housseïn, moudjtehed lui-
même, alla trouver Hadjy Mirza Aghassy, et lui ayant fait
apprécier les raisons sérieuses qui devaient le porter à
changer d'avis, ce qui semblait sur le point de se faire,
fut arrêté tout net et le cours des idées changea.
154 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Le sheykh Abdoul-Housseïn, bien que personnage reli-
gieux, est plutôt ce que nous appellerions un juriscon-
sulte. Il s^occupe assez peu de théologie, beaucoup de
questions légales : sa sagacité et sa froide raison inspi-
rent en général une grande confiance, en même temps
que la sévérité de ses mœurs et leur gravité lui ont
acquis un crédit considérable. Il est aujourd'hui admi-
nistrateur, pour le roi, des fonds destinés à l'embellis-
sement et aux réparations des édifices sacrés à Kerbela
et à Nedjef. Mais, alors, il habitait Téhéran. Il insista
donc auprès du premier ministre et des grands en deman-
dant s'il entrait dans leurs vues, s'il était sage de détruire
la religion existante, pour lui en subsister une nouvelle
que l'on ne connaissait pas encore. L'État, disait-il, avait
assez à faire à se relever des décombres, où tant et de si
longs malheurs l'avaient enseveli, sans qu'on le jetât
encore dans les convulsions d'une crise et probablement
d'une guerre religieuse Etail-on tellement assuré des
intentions ultérieures du Bâb et des dernières consé-
quences de ses doctrines qu'on put se croire avisé en le
favorisant? Si le clergé devait se mettre une fois en dé-
fense, non plus contre le Bâb, mais contre le gouverne-
ment, de qui il était en droit d'attendre protection, pou-
vait-on penser qu'il ne trouverait pas des forces et savait-
on bien ce qui pourrait s'ensuivre? Bref, il fit réfléchir
Hadjy Mirza Aghassyet tous ceux que l'étourderie natio-
nale avait un moment emportés, et il obtint l'assurance
que, non seulement les conférences n'auraient pas lieu et
qu'Aly-Mohammed recevrait la défense devenir à Téhéran,
mais encore qu'on prendrait contre lui et contre ses par-
tisans des mesures qui les réduiraient tous au silence.
Le ministre ne tint pas bien fidèlement cette dernière
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 155
partie de sa promesse. Il eut peur d'incliner au delà
du besoin du côté du clerg-é, et en même temps, ne
voulant point, par une sévérité que sa conscience n'exi-
geait pas, susciter peut-être des résistances et des scan-
dales, il se contenta d'écrire au gouverneur de Shyraz,
Nizam Eddooulèh, que toutes prédications publiques
relatives aux doctrines nouvelles eussent à cesser des
deux parts, qu'on ne permît pas plus la défense que l'at-
taque, et qu'Aly-Mohammed eût à se renfermer dans sa
maison, d'oii, jusqu'à nouvel ordre, il lui était défendu
de sortir. Le Bâb et les siens se soumirent sans hési-
tation. Mais les Moullas s'écrièrent unanimement que
la prétendue protection dont on les couvrait était illu-
soire et insultante pour la religion, dont elle avajt Tair
de mettre en doute le droit souverain; ils prétendirent
que le danger était plus imminent que jamais et le Bâb
plus puissant qu'il ne l'avait encore été. Ils avaient
raison.
Quand les Bâbys eurent appris qu'on ne sévissait pas
contre leur chef et que, par conséquent, les espérances
de l'ennemi étaient trompées, quand ils virent qu'on se
bornait à demander, à commander un repos impossible,
ils triomphèrent. Provisoirement, Aly-Mohammed obéis-
sant restait dans sa maison. Mais disciples et partisans,
fort encouragés, ne se firent pas faute de répéter partout
que le refus de conférer avec leur chef équivalait à un
aveu d'impuissance et qu'il était désormais bien mani-
feste que les musulmans n'avaient pas d'arguments sé-
rieux à opposer à leur doctrine non plus qu'à leurs
attaques. Les populations trouvèrent celte façon de rai-
sonner assez juste. Dès ce moment, les conversions de-
vinrent journalières et parmi les savants, et parmi les
156 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
MouUas eux-mêmes on put signaler des défections impor-
tantes.
Dans le sein du cénacle, les passions, de plus en plus
excitées, redoublèrent d'ardeur. Le Bâb parla de lui-même
d'une façon plus explicite qu'il ne l'avait encore fait. Il
ne se présenta plus comme un voyant pourvu de grâces
spéciales; non plus même comme un prophète plus ou
moins directement inspiré de Dieu, ainsi que l'avait été
Mohammed. Il déclara qu'il n'était pas le Bâb, comme on
l'avait cru jusqu'alors, comme il l'avait pensé lui-même,
c'est-à-dire la Porte de la connaissance des vérités^ mais
qu'il était le Points c'est-à-dire le générateur même de la
vérité, une apparition divine, une manifestation toute-puis-
sante, et, c'est en tant que Points qu'il reçut la qualifica-
tion à' Altesse- Sublime.
Le titre de Bâb, ainsi devenu libre, pouvait désor-
mais récompenser le pieux dévouement de Tun des néo-
phytes. Il appartenait de droit à quelqu'un de cette
troupe choisie dont Aly-Mohammed était entouré et qui
lui témoignait la plus aveugle confiance et l'attache-
ment le plus illimité. Ces apôtres, élus parmi tous
leurs compagnons, étaient au nombre de dix-huit. La vé-
nération des Bâbys reste attachée à leurs noms; ils sont
tous plus que des saints, ils sont à peu de distance de la
divinité absolue, pourtant ils ne sont pas égaux et celui
qui prit, parmi eux, le plus haut rang après le Révélateur^,
celui à qui fut conféré le titre de Bâb quand le Point fut
manifesté, ce fut un certain prêtre du Khorassan, appelé,
du lieu de sa naissance, Moulla flousseïn-Boushrewyèh.
Après le Bâb, il n'est personne qui ait rempli un rôle
aussi considérable dans les débuts de la religion nouvelle.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh était un homme auquel
COMMENCEMENTS DU 1;ABSME. i'61
ses adversaires reconnaissaient eux-mêmes un grand
savoir et une extrême énergie de caractère. Il s'était
livré à l'étude dès son enfance, et avait fait dans la théo-
logie et la jurisprudence des progrès qui lui avaient
acquis de la considération. Aux premiers temps des
prédications d'Aly-Mohammed, ce qu'il put apprendre
dans le Khorassan des idées et des doctrines de ce per-
sonnage, dont on commençait à parler par toute la Perse,
frappa vivement son imagination, et, quittant son pays,
il se rendit à Shyraz, où on le vit bientôt figurer parmi
les adeptes les plus ardents de l'Altesse-Sublime. C'était
une conversion marquante, importante. Le Bâb en jugea
ainsi; car il le choisit pour son principal lieutenant et lui
conféra le titre qu'il avait porté lui-même. Il semblerait
que Moulla Housseïn-Boushrewyèh ait procédé avec beau-
coup de précaution dans l'examen des doctrines dont il
allait devenir un des principaux propagateurs. L'histoire
universelle intitulée : Nasekh Attewarikh, ou « Efface-
ment des Chroniques^ » qui a donné, au point de vue
officiel et strictement musulman, l'histoire des événe-
ments que je rapporte, assure que les premières fois que
Moulla Housseïn-Boushrewyèh vit le Bâb, ce fut en secret
et qu'il eut avec lui de nombreux entretiens avant de
se déclarer publiquement son auditeur. Il fut convaincu.
Alors il ne ménagea plus rien, et, comme obéissant aux
ordres de la Cour, le Bâb ne sortait pas de sa maison,
Moulla Housseïn-Boushrewyèh vivait^ en quelque sorle^
enfermé avec lui, ne le quittant pas et excitant par ses
discours, par son exemple, la foi de ses compagnons, et
même le zèle, pourtant bien ardent déjà, du Révélateur.
On a vu par ce qui précède que la réputation du Bâb
et l'intérêt pour ses doctrines ne s'étaient nullement ren-
158 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
fermés dans la seule ville de Shyraz, ni môme dans la
province du Fars. Dans toute l'étendue de l'empire, on
s'en entretenait et on désirait vivement être instruit des
vues et des idées qui faisaient déjà tant parler. Moulla
Housseïn-Boushrewyèh, désigné par son chef et emporté
par son zèle, fut le premier missionnaire qu'aient eu les
Bâbys. Il reçut l'ordre de se rendre dans l'Irak et dans le
Khorassan, de prêcher dans toutes les villes et dans tous
les villages, d'attaquer la foi ancienne et d'exposer la
nouvelle, et de multiplier les conversions le plus qu'il le
pourrait faire. Afin de ne point paraître, aux yeux des
gens méfiants, comme un aventurier sans droits, sans
témoignages et sans preuves, il emporta le Récit du Pè-
lerinage et le Commentaire sur la Sourat de Joseph, qui
composaient alors toute la somme des ouvrages bâbys.
Pour le reste, c'était à sa science et à sa foi d'y sup-
pléer.
Moulla Housseïn prit congé de son maître et des autres
disciples, et, ainsi que cela lui était commandé, il se
rendit d'abord à Ispahan. Cette ville, déchue qu'elle est du
rang de capitale, est tombée, quant à sa population, du
chiffre de 600,000 ou 700,000 âmes qu'elle a eu sous les
Sefewyèhs, à celui de 80,000 ou 90,000; elle est encore
néanmoins, avec Téhéran et Tébriz, une cité importante
de la Perse. Sa gloire ancienne n*a pas complètement dis-
paru. Ses collèges n'ont point perdu toute leur réputation;
de nombreux écoliers les fréquentent, et son clergé occupe
peut-être le premier rang parmi les clergés de l'empire.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh se présenta hardiment, prê-
cha, montra ses livres, et, presque à son début, convertit
un homme considérable, Moulla Mohammed Taghy, Hératy,
jurisconsulte de mérite, qui devint, lui aussi, un des
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 139
principaux de la secte. On se pressait en foule pour en-
tendre le prédicateur. Il occupait, tour à tour, toutes les
chaires d'Ispahan, oii il faisait en liberté ce qui avait été
interdit à Shyraz. Il ne craignait pas de dire publique-
ment et d'annoncer que Mirza Aly-Mohammed était le
douzième Imam, l'Imam Mehdy; il montrait et lisait les
livres de son maître ; il en faisait remarquer l'éloquence
et la profondeur, faisait ressortir l'extrême jeunesse du
Voyant, en, racontait des miracles. Bref, il produisit une
impression telle que le vieux gouverneur, personnage
redouté et redoutable par ses talents et un peu aussi par
sa cruauté, le Môtemed-Eddooulëh, Menoutjehr-Khan, eu-
nuque géorgien, avoua qu'il ne trouvait rien d'impossible à
ce qu'un personnage aussi extraordinaire que Moulla Hous-
seïn-Boushrewyèh fût un saint, et à ce que celui qui Tavait
envoyé et qui avait composé les belles choses qu'on lui
lisait, ne fût aussi l'Imam Mehdy, le Caché. Il faut dire
ici, pour prévenir toute erreur, qu'en assimilant le Bâb
au douzième Imam, le missionnaire cherchait à se faire
comprendre de la foule et à gagner ses sympathies^ abso-
lument comme saint Paul lorsqu'il révélait aux Athéniens
que le Dieu qu^il leur annonçait était ce Dieu inconnu
auquel ils avaient déjà élevé un autel. C'était des deux
parts une façon de parler, et on verra plus tard qu'il n'y
a aucun rapport entre l'idée que les Bâbys se font du
Point, et ce que les musulmans pensent au sujet de l'I-
mam Mehdy.
Après I avoir réussi, à Ispahan, au-delà de toute espé-
rance, Moulla Housseïn-Boushrewyèh se dirigea sur
Rashan^ et, à peine arrivé, il y commença ses prédi-
cations. Il convertit encore plusieurs personnes, tant
dans le peuple que parmi les savants, et entre autres,
160 COMMEiNCEMENTS DU BABYSME.
en ce qui est de celte dernière classe^ un certain Hadjy
Mirza Djany, marchand de la ville; mais il échoua dans
une tentative pour convaincre un des grands moudj-
teheds, Hadjy Moulla Mohammed. Au dire des musul-
mans^ il eut affaire à trop forte partie, et, après une
très longue discussion, le Hadjy, voyant le missionnaire
bâby réduit au silence, le chassa de sa présence. Cepen-
dant, ce qui pourrait faire douter quelque peu d'une vic-
toire si complète, c'est que le vainqueur, se montrant plus
que modéré, n'osa pas interdire les prédications ulté-
rieures; que Moulla Housseïn-Boushrewyèh resta à Ka-
shan tant qu'il lui plut, et en partit en pleine liberté
pour se rendre à Téhéran.
H passa quelques jours dans cette capitale, mais il ne
s'y produisit pas en public, et se contenta d'avoir avec
les personnes qui vinrent le visiter des entretiens qui
pouvaient passer pour confidentiels. Il ne laissa pas que de
recevoir ainsi beaucoup de monde et d'amener à ses opi-
nions un assez grand nombre de curieux. Chacun voulait le
voir ou l'avoir vu, et le roi Mohammed-Shah et son mi-
nistre, Hadjy Mirza Aghassy, en vrais Persans qu'ils
étaient, ne manquèrent pas de le faire venir. Il leur ex-
posa ses doctrines et leur remit les livres du maître.
Mohammed-Shah, dont j'ai déjà parlé, était un prince
d'un caractère tout particulier, non point rare en Asie,
mais tel que les Européens n'ont guère su l'y voir, et
encore moins l'y comprendre. Bien qu'il ait régné dans
un temps où les habitudes de la politique locale étaient
encore assez dures, il était doux et endurant, et sa tolé-
rance s'étendait jusqu'à assister d'un œil fort placide aux
désordres de son harem, qui, pourtant, auraient eu quel-
que droit de le fâcher; car, même sous Feth-Aly-Shah,
COMMEISCEMEINTS DU liABYSME. 161
le laisser-aller et le caprice des fantaisies ne furent jamais
portés aussi loin. On lui prête ce mot, digne de notre
xviii° siècle : « Que ne vous cachez- vous un peu, ma*:
dame? Je ne veux pas vous empêcher de vous amuser. »
Mais chez lui ce n'était point affectation d'indifférence,
c'était lassitude et ennui. Sa santé avait toujours été dé-
plorable; goutteux au dernier degré, il souffrait des dou-
leurs continuelles et avait à peine du relâche. Son carac-
tère, naturellement faible, était devenu très mélancolique,
et, comme il avait un grand besoin d'affection et qu'il ne
trouvait guère de sentiments de ce genre dans sa famille,
chez ses femmes, chez ses enfants, il avait concentré
toutes ses affections sur le vieux Moulla, son précepteur.
Il en avait fait son unique ami, son confident, puis son
premier et tout-puissant ministre, et enfin, sans exagéra-
tion ni manière de parler, son Dieu.
Elevé par cette idole dans des idées fort irrévéren-
cieuses pour l'Islamisme, il ne faisait non plus de cas des
dogmes du Prophète que du Prophète lui-même. Les
Imams lui étaient très indifférents, et s'il avait quelques
égards pour Aly, c'était en raison de cette bizarre opéra-
tion de l'esprit par laquelle les Persans identifient ce
vénérable personnage avec leur nationalité. Mais, en
somme, Mohammed-Shah n'était pas musulman, non plus
que chrétien, guèbre ou juif. Il tenait pour certain que
la substance divine s'incarnait dans les Sages avec toute
sa puissance ; et comme il considérait Hadjy Mirza
Aghassy comme le Sage par excellence, il ne doutait pas
qu'il ne fut Dieu, et lui demandait dévotement quelque
prodige. Souvent il lui arriva de dire à ses officiers, d'un
air pénétré et convaincu : « Le Hadjy m'a promis un
miracle pour ce soir, vous verrez! » En dehors du Hadjy,
11
162 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Mohammed- Shah était donc d'ime prodigieuse indifférence
pom^ le succès ou les revers de telle ou telle doctrine
religieuse; il lui plaisait, au contraire, de voir s'élever
des conflits d'opinions qui témoignaient à ses yeux de
Taveuglement universel.
.Le Hadjy, de son côté, était un Dieu d'une espèce toute
particulière. Il n'est pas absolument certain qu'il ne crût
pas de lui-même ce dont Mohammed-Shah était per-
suadé. Dans tous les cas, il professait les mêmes principes
généraux que le roi, et les lui avait de bonne foi incul-
qués. Mais cela ne l'empêchait pas de bouffonner. La
bouffonnerie était le système, la règle, l'habitude de sa
conduite et de sa vie. Il ne prenait rien au sérieux, à
commencer par lui-même : « Je ne suis pas un premier
ministre, répétait-il constamment et surtout à ceux qu'il
maltraitait; je suis un vieux moulla, sans naissance et
sans mérite, et si je me trouve à la place où je suis,
c'est que le roi l'a voulu. ^)
Il ne parlait jamais de ses fils sans les appeler fils de
drôlesse et fils de chien. C'est dans ces termes qu'il de-
mandait de leurs nouvelles ou leur faisait transmettre
des ordres par ses officiers quand ils étaient absents. Son
plaisir particulier était de passer des revues de cavaliers
où il réunissait, dans leurs plus somptueux équipages,
tous les Khans nomades de la Perse. Quand ces belli-
queuses tribus étaient rassemblées dans la plaine, on voyait
arriver le Hadjy, vêtu comme un pauvre, avec un vieux
bonnet pelé et disloqué, un sabre attaché de travers sur
sa robe, et monté sur un petit âne. Alors il faisait ranger
les assistants autour de lui, les traitait d'imbéciles,
tournait en ridicule leur attirail, leur prouvait qu'ils
n'étaient bons à rien, et les renvoyait chez eux avec des
COMMENCEMEMTS DU BAliYSME. i63
cadeaux ; car son humeur sarcastique s'assaisonnait de
générosité.
En dehors de ses idées mystiques, il avait deux pas-
sions qui jouaient un rôle considérable dans sa vie : l'ar-
tillerie et l'agriculture.
En ce qui est de la première, il est le premier qui ait
installé à Téhéran une fonderie de canons ; il faisait ras-
sembler de partout et venir d'Europe les modèles des
inventions et des perfectionnements les plus récents. Il
inventait lui-même, et j'ai vu un appareil de sa création.
C'est une espèce de cône de huit ou dix pieds de long^ en
tôle, et monté sur des roues. L'intérieur devait être rempli
de mitraille et de poudre avec une mèche saillant à l'ex-
térieur. Le Hadjy se proposait de faire confectionner un
grand nombre de ces machines, que, dans un jour de
bataille, on ferait atteler et qui marcheraient sur le front
de l'armée persane. Au moment d'engager l'action^ on
mettrait le feu aux mèches, on détellerait les chevaux
et les conducteurs s'enfuiraient avec toutes les troupes.
L'ennemi, alors, ne manquerait pas de se précipiter à
leur poursuite, il se jetterait aveuglément sur les ma-
chines infernales, il sauterait, et les Persans n'auraient
plus qu'à se réjouir d'une victoire si ingénieusement
obtenue.
Sans me permettre aucune objection contre le système
du Hadjy, je suis plus heureusement frappé de ce qu'il a
fait en agriculture. Il a réellement créé autour de Té-
héran un grand nombre de villages, et donné à la Perse
beaucoup de plantes d'utilité ou d'agrément qu'elle ne
possédait pas avant lui, ce qui constitue, après tout, un
service réel. Mais, au milieu de tous ces travaux et de
prodigalités sans nom, la bouffonnerie remportait tou-
164 COMMENCEMENTS DU UALYSME.
jours, et c'est là ce qui a donné à l'administration du
Hadjy son principal trait de caractère. Rien de sérieux,
un grand laisser-aller en toutes choses, un fonds d'idées
religieuses qui n'étaient les idées de personne, et, pour
ce motif, un vif penchant à voir sans déplaisir les idées
de tout le monde plus ou moins tenues en échec, combiné
avec la passion de ne pas se donner d'ennui en ordonnant
quoi que ce fût de définitif, telle était la situation que le
Bâb avait déjà trouvée quelques mois auparavant et qui
n'existait pasmoins aumomentoù MouUa Housseïn-Boush-
rewyèh eut ses entretiens avec le roi et avec son ministre.
Le novateur apportait de la part du Bâb des paroles
toutes de dévouement et de soumission. Les nouveaux
religionnaires désiraient être les plus fermes soutiens de
la dynastie et travailler à sa gloire. Il n'était plus besoin
désormais de montrer que l'opinion publique recevait
avec faveur la doctrine nouvelle ; le fait était évident de
lui-même, et non seulement à Shyraz, à Ispahan, à Kashan,
à Téhéran même, le bâbysme faisait chaque jour des pro-
grès dans toutes les classes de la société, mais on savait
encore qu'il en était de même à Hamadan, à Kazwyn, à
Zendjan, à Kerman, àYezd.MouUa Housseïn-Boushrewyèh
pouvait donc insinuer avec raison qu'il était plus à propos
décompter avec son maître que de le combattre, et meil-
leur de se le donner pour ami que pour adversaire. Défendre
l'intérêt de la foi musulmane, c'était assurément ce que le
roi et son ministre ne pouvaient, au sentiment de leur
interlocuteur, avoir la moindre velléité de faire, puis-
que, aussi complètement que personne, ils étaient détachés
des intérêts du Prophète ; quant à leurs opinions parti-
culières, il n'y avait rien, précisément,, qui s'opposât à
des compromis, et du moment que le Hadjy était dieu, à
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 165
UQ titre quelconque, il ne pouvait pas lui sembler trop
illogique, à lui ni à son royal adorateur, que le Bâb fût
aussi une émanation divine.
A ces considérations, Moulla Housseïn-Boushrewyèh
ajouta que la Perse paraissait entrer dans des voies
nouvelles ; que les rapports avec l'Europe devenant
chaque jour plus multipliés et plus certains, il n'était pas
sans importance de favoriser des dogmes qui, comme ceux
du Bâb, se rapprochaient des notions généralement ré-
pandues dans le monde, comme, par exemple, l'abolition
de l'impureté légale et, à peu près, celle de la polygamie ;
qu'en outre, à raisonner suivant la pure politique, c'était
un dessein qui avait occupé les souverains les plus consi-
dérables de l'Asie Centrale dans ces trois derniers siècles,
c'est-à-dire le Grand Mogol Shah-Akhbar, le fondateur des
Séféwyehs , Shah-Ismaïl et le conquérant Nader-Shah,
que celui de fonder une religion qui rassemblât dans son
sein, en les conciliant, les doctrines des musulmans, des
chrétiens et des juifs. Or, le Bâb opérait précisément cette
fusion, et le roi allait se couvrir d'une gloire immortelle
en acceptant la conduite d'une si glorieuse réforme.
A en juger d'après le caractère et les mœurs de Mo-
hammed-Shah et de son favori, ce dut être précisément
cette possibilité de gloire qui dut les dégoûter décidément
du bâbysme et les rendre hostiles aux vues de Moulla
Housseïn-Boushrewyèh. Ils furent forcés de comprendre
qu'on leur demandait de prendre de la peine pour un but
qui ne les intéressait pas. La goutte, le mysticisme, l'in-
différence et la bouffonnerie ne sont pas des soutiens natu-
rels de l'ambition, et quand on eut raisonné suffisamment
avec l'apôlre, qu'on eut lu, goûté et critiqué les ouvrages
du Bâb, on se trouva fatigué de cette affaire, inquiet des
166 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
suites qu'elle pouvait avoir, ennuyé des réclamations
qu'elle soulevait.
On prit donc avec le missionnaire bâby un ton rigoureux,
et afin de se débarrasser de lui une fois pour toutes, on lui
déclara que s'il voulait conserver ses membres et même
la vie, il n'avait qu'à quitter Téhéran dans le plus bref
délai. Du reste, on ne lui prescrivait absolument rien
autre chose et on ne s'expliquait pas sur le fond. Ainsi
repoussé, MouUa Housseïn aurait été dans un grand em-
barras peut-être pour maintenir la position favorable qu'il
avait créée, si de nouvelles ressources n'avaient été pré-
parées à la religion nouvelle par le Bâb dans le moment
même que son premier mandataire obtenait ses premiers
succès.
En effet, très peu de temps après que MouUa Housseïn
était parti de Shyraz, le Bâb avait envoyé, dans d'autres
directions, deux émissaires sur lesquels il fondait égale-
ment de grandes espérances, et qui, avec non moins de
talents peut-être, n'avaient pas moins de zèle, de foi et,
par la suite, ne devaient guère acquérir moins de renom-
mée que leur devancier. L'un de ces fidèles était Hadjy
Mohammed- Aly-Balfouroushy, l'autre était une femme.
Hadjy Mohammed-Aly-Balfouroushy est, aux yeux des
bâbys, un grand saint, un personnage qui ne saurait être
trop vénéré. Sa science, la pureté de sa doctrine,, l'éclat
de son dévouement, tout ce qui lui arriva par la suite, le
recommandent de la façon la plus expresse à la vénération
des croyants. Il fut député par le Bâb dans son propre
pays, le Mazendéran, et il y obtint de très grands succès,
qui devaient tenir une place considérable dans l'histoire
du bâbysme. Sachant MouUa Housseïn-Boushrcvvyèh à
Téhéran, il s'était mis en rapport avec lui et l'avait ins-
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 167
truit de toal ce qu'il faisait, car ses propres démarches
dépendaient à l'avenir du succès ou de Téchec du premier
vicaire du Bâb.
L'autre missionnaire, la femme /dont je parle, était,
elle, venue à Kazwyn, et c'est assurément, en même
temps que l'objet préféré de la vénération des Bâbys, une
des apparitions les plus frappantes et les plus intéres-
santes de cette religion. Cette femme, donc, s'appelait de
son vrai nom Zerryn-ïadj, « la Couronne-d'Or, » et était
surnommée Gourret-oul-Ayn, «la Consolation-des-Yeux, »
nom sur lequel elle est surtout connue, mais on l'appelle
aussi Hezret-è-Taherêh, « Son Altesse la Pure », et encore
Nokteh ou le Point, c'est-à-dire la partie culminante de
la prophétie incarnée. Elle était de Kazwyn et apparte-
nait à une famille sacerdotale. Son père, Hadjy Moulla
Saleh, passait pour un jurisconsulte des plus distingués, et
on l'avait mariée de bonne heure à son cousin Moulla
Mohammed, qui avait aussi une bonne'réputalion d'homme
instruit. On a vu, dans les chapitres précédents, que la
ville de Kazwyn était en quelque sorte, depuis une qua-
rantaine d'années, le centre de la doctrine des Shey-
khys et que des hommes habiles en philosophie y ensei-
gnent encore. La famille de Gourret-oul-Ayn jouait un
rôle dans ce mouvement et y prenait grande part, sur-
tout par le père de son mari^ Moulla Mohammed-Taghy,
rhomme éminent de la ville, moudjtehed des plus consi-
dérés et traditionniste fameux dans toute la Perse.
Bien que musulmans et Bâbys se répandent aujourd'hui
en éloges extraordinaires sur la beauté de la Gonsolation-
des-Yeux, il est incontestable que l'esprit et le caractère
de cette jeune femme étaient beaucoup plus remarquables
encore. Ayant souvent, et, pour ainsi dire, quotidienne-
168 COMMEXEMENTS DU BABYSME.
ment assisté à des entretiens fort doctes, il paraît que,
de bonne heure, elle y avait pris un grand intérêt, et il
se trouva, un jour, qu'elle était parfaitement en état de
suivre les subtiles discussions de son père, de son oncle,
de son cousin, devenu son mari, et même de raisonner avec
eux, et, souvent, de les étonner par la force et l'acuité de
son intelligence. En Perse, ce n'est pas chose ordinaire
que de voir des femmes appliquer leur esprit à de pareils
emplois, mais ce n'est pas non plus un phénomène tout à
fait rare; ce qui est là, comme ailleurs, vraiment extra-
ordinaire, c'est de rencontrer une femme égale à Gourret-
oul-Ayn. Non seulement elle poussa [la connaissance de
Tarabe jusqu'à une perfection inusitée, mais elle devint
encore éminente dans la science des traditions et celle
des sens divers que l'on peut appliquer aux passages dis-
cutés du Koran et des g-rands auteurs. Enfin elle passait à
Kazwyn, et, à bon droit, pour un prodige.
Ce fut dans sa famille qu'elle entendit parler pour la
première fois des prédications du Bâb à Shyraz et de la
nature des doctrines qu'il prêchait. Ce qu'elle en apprit,
tout incomplet et imparfait que ce fut, lui plut extrême-
ment. Elle se mit en correspondance avec le Bâb, et bien-
tôt embrassa toutes ses idées. Elle ne se contenta pas
d'une sympathie passive; elle confessa en public la foi de
son maître ; elle s'éleva non seulement contre la poly-
gamie, mais contre l'usage du voile, et se montra à visage
découvert sur les places publiques, au grand effroi et au
grand scandale des siens et de tous les musulmans sin-
cères, mais aux applaudissements des personnes déjà
nombreuses qui partageaient son enthousiasme et dont ses
prédications publiques augmentèrent de beaucoup le cer-
cle. Son oncle, le docteur, son père, le juriste, son mari.
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 169
épuisèrent tout pour la ramener au moins à une conduite
plus placide et plus réservée. Elle les repoussa par ces
arguments sans réplique de la foi impatiente du repos.
On l'accuse même (le fait ne paraît nullement prouvé)
d'avoir dirigé les coups d'une troupe de ses partisans, qui
massacrèrent son beau-père dans la grande mosquée,
pendant que le vieillard faisait sa prière. Ce fut la pre-
mière violence née du bâbysme. A la fin, lasse des impor-
tunités, la Consolation-des-Yeux quitta sa famille et se
consacra hautement à l'apostolat dont le Bâb lui avait
conféré tous les droits et confié tous les devoirs. Sa
réputation théologique devint immense, et l'idée qu'elle
avait elle-même de sa valeur était telle qu'un jour,
raconte-t-on, Moulla Mohammed-Aly-Balfouroushy s'é-
tant tourné Vers la Kibla musulmane pour faire sa prière,
Gourret-oul-Ayn le prit par le bras et lui dit: « Non!
c'est à moi qu'il faut t'adresser : je suis la Kibla! » Je n'ai
jamais entendu personne parmi les musulmans mettre
en doute la vertu d'une personne si singulière.
Tels étaient les deux associés, Tapôtre du Mazendéran
et la Voyante de Kazwyn, que Moulla Houssem fit préve-
nir lorsque Tordre de quitter Téhéran lui parvint. Ce fut
avec ses deux collègues qu'il consulta sur ce qu'il avait à
faire. Il ne fallait plus penser, pour le moment du moins,
à ranger le pouvoir laïque du côté du Bâb et à décider par
un coup de main la victoire contre ITslam. D'autre part,
il eut été fâcheux de compromettre, par une résistance
hors de saison, la situation, en définitive très bonne, que
Ton avait conquise dans la nation elle même, en s'obsti-
nant, par un séjour orgueilleux à Téhéran, à appeler sur soi
des rigueurs qu'évidemment le roi et son ministre ne te-
naient pas à réaliser. On résolut donc que Moulla Housseïn
170 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Boushrewyèh obéirait et irait dans les provinces continuer
le cours de ses prédications et des ses conquêtes. Le tra-
vail serait plus lent, mais il n'en serait pas moins sur, si
l'on en pouvait juger parle passé. La direction qu'il con-
venait de suivre et les pays à convertir étaient bien indi-
qués : Moulla Housseïn avait traversé victorieusement le
Sud de la Perse; Gourret-oul-Ayn s'occupait de l'Ouest;
le Balfouroushy réussissait dans le Nord. L'apostolat de
l'Est restait à entreprendre, et le lieutenant du Bâb, pre-
nant Qongé de ses deux ardents coreligiormaires, quitta la
capitale et se dirigea^ sans rien dire, vers le Khorassan.
On était alors à la fin de 1847. Le pèlerin mettait à
profit, suivant son usage, un séjour, qu'il prolongeait au
besoin, dans tous les villages, les bourgs et les villes de sa
route, pour tenir des conférences, argumenter contre les
moullas, faire connaître les livres du Bâb et prêcher ses
doctrines. Partout on l'appelail, on l'attendait avec impa-
tience ; il était recherché avec curiosité, écouté avide-
ment, cru sans beaucoup de peine. Ce fut surtout à Nisha-
pour qu'il fit deux conversions importantes, dans les
personnes de Moulla Abd-el-Khalekde Yezd, et de Moulla
Aly le Jeune. Le premier de ces docteurs avait été élève
du sheykh Ahmed-Ahsayy. C'était un personnage célèbre
et par sa science et par son éloquence et par son crédit
sur le peuple. L'autre, sheykhy comme le premier, de
mœurs sévères et de grande considération, occupait le
poste considérable de principal moudjtehed de la ville.
Tous deux devinrent Bâbys emportés et firent retentir
les chaires des mosquées des prédications les plus violen-
tes contre l'Islam. Pendant quelques semaines on eût pu
croire que la religion ancienne était décidément vaincue.
Le clergé, démoralisé par la défection de son chef, effrayé
COMMENCEMENTS DU BABYSME. lU
des discours publics qui le ménageaient si peu, ou n'osait
se montrer ou avait pris la fuite. Quand Moulla Housseïn-
Boushrewyèh arriva à Meshhed, il trouva^ d'une part, la
population émue et divisée à son sujet; de l'autre, le
clergé averti, très inquiet, mais poussé 'à bout et décidé à
faire une vigoureuse résistance aux attaques dont il allait
être l'objet.
Toute cette cléricature était si résolue, qu'elle prit vi-
goureusement l'offensive. A peine le missionnaire bâby
avait-il mis le pied dans la ville, qu'une députation de
moullas en sortit pour aller le dénoncer au gouverneur,
Hamzé-Mirza, alors engagé dans une expédition contre les
Turkomans de la frontière, et campé dans la plaine nom-
mée la Prairie de Redgân. Ces mandataires dénoncèrent
violemment au Prince l'homme dangereux qui venait
d'entrer dans leur cité. Ils racontèrent les scandales arri-
vés à Nishapour de son fait, ils s'étendirent sur l'impossi-
bilité de tolérer dans la ville sainte par excellence, celle
qui a le bonheur d'être le sanctuaire de l'Imam Riza, un
aussi scandaleux infidèle. Ils persuadèrent le Prince, au-
tant que l'on pouvait persuader un personnage aussi dif-
ficile à émouvoir par des considérations de cet ordre, et
il commanda que Moulla Housseïn-Boushrewyèh fût con-
duit au camp et eût à comparaître devant lui. Par ses ordres
également, on arrêta à Nishapour ce fougueux néophyte,
Moulla Aly le Jeune, et on le lui amena. Celui-ci ne se
tira pas de l'entrevue avec beaucoup d'honneur pour son
courage et pour sa fermeté. Soit que les menaces l'eussent
effrayé, soit que les cadeaux Feussent gagné, il revint du
camp à Meshhed pour monter dans la chaire de la grande
mosquée et renoncer, devant les moullas et le peuple as-
semblés, à ce qu'il avait professé peu de jours aupai^avant
172 COMMENCEMENTS DU BABYSME,
avec un zèle si furieux. Il détesta les doctrines qu'il avait
tant louées, et maudit solennellement le Bâb et ses com-
pagnons. Sur quoi on le laissa libre, et il s'en retourna la
tête basse à Nishapour. A son exemple, un certain nombre
des convertis de eetle ville firent défection; mais Moulla
Abd-el-Khalek ne les imita pas et ne voulut rien enten-
dre. Il s'obstina, au contraire, et jura que rien ne le dé-
tournerait de la voie dans laquelle il s'était engagé. Alors
le clergé, tout ranimé, tout réuni, et plein de courage à
suivre la direction qui lui venait de Meshhed, chassa su-
bitement Moulla Abd-el-Khalek de la chaire et lui interdit
l'entrée des mosquées. Puis on lui ordonna de se tenir
enfermé dans sa maison et de ne plus paraître dans les
rues.
Pour Moulla Housseïn-Boushrewyèh, conduit au camp, il
fut mis dans une tente, et des karaouls ou sentinelles, éta-
blies à l'entour, empêchèrent qu'il ne piit communiquer
avec personne.
Pendant qu'on discutait pour savoir ce qu'il fallait faire
de lui, une révolte de soldats éclata à Meshhed. Hamzé-
Mirza fut forcé de lever le camp, et comme les insurgés,
avec leur chef, le Salar_, avaient réussi à s'emparer de la
ville, le Prince, fort embarrassé et inquiet d'un événe-
ment qui, en effet, compromit un instant l'existence de la
dynastie, cessa de songer à son prisonnier. Celui-ci mit
le temps à profit, s'échappa et courut vers Meshhed, espé-
rant y gagner quelque chose à la faveur du tumulte.
Mais il n'en alla pas ainsi; à peine reconnu, on lui intima
l'ordre de sortir. Le Salar avait assez d'affaires sur les
bras sans se donner encore le souci d'une querelle avec
le puissant clergé de la Ville Sainte, soutenu par une
population considérable de fainéants qui, ne vivant que
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 173
de la cuisine de la grande mosquée, est nécessairement à
la dévotion absolue des personnages qui en disposent.
Moulla Housseïn Boushrewyèh n'eut donc rien autre chose
à faire que de s'enfuir encore, et il retourna à Nishapour.
Là, son attitude, qui jusqu'alors avait été purement
celle d'un missionnaire pacifique, changea du tout au
tout. Sa sûreté était gravement compromise; le pays était
en feu. La sédition du Salar mettait toutes les populations
sur pied. Pour vivre au milieu des armes, il fallait s'armer.
Moulla Housseïn prit ce parti, et, s'entourant d'une troupe
de fidèles, se dirigea sur Sebzewar. Là^, Mirza Taghy-
Djouyny, homme riche et considérable, se donna à lui et
se chargea de Tentretien de sa bande. De nouvelles re-
crues s'unirent aux Bâbys, qui marchèrent sur Miyamy et
ensuite sur Yardjemend^ dont ils s'emparèrent; mais ils
en furent presque aussitôt repoussés par Aga-Séyd-Mo-
hammed, qui, entouré de ses amis, leur intima l'ordre de
s'éloigner, ce qu'ils firent, ne se sentant pas en force ou
plutôt n'étant pas encore bien résolus, tout armés qu'ils
étaient, à en venir aux dernières extrémités.
Ils se replièrent donc sur un village nommé Khan-
Khondy, situé à trois lieues de là, oii ils furent rejoints
par, deux hommes importants^ MouUa Hassan et Moulla
Aly, qui tirent profession entre les mains du chef. En
somme, la troupe grossissait. La majorité du peuple sem-
blait se prononcer pour les novateurs. Moulla Housseïn-
Boushrewyèh, voyant cela, ne s'éloignait pas ; il revenait
par les lieux oii il avait déjà passé, confirmait ses néo-
phytes dans leur foi et dans leur confiance; il faisait tout
pour soulever le pays. Revenu de la sorte à Miyamy, il
décida encore trente-six hommes, dans la tleur de l'âge, à
prendre leurs armes et à le suivre.
174 COMMErs CEMENTS DU BABYSME.
Les passions des deux partis étant excitées au plus haut
point, il était difficile qu'il n'y eût pas bientôt un conflit.
Toutefois il semblerait que Moulla Housseïn-Boushrewyèh
ne le cherchât pas. Tout en cédant à Tentraînement des
circonstances et au désir de faire des recrues, il aurait
autant aimé ajourner la lutte; mais il n'en fut pas maître.
L'enthousiasme de ses partisans ne lui permettait pas de
garder toutes les mesures nécessaires. Les convertis
étaient si emportés dans leurs discours, si peu ménagers
d'insultes et de menaces que les musulmans de Miyamy
se jetèrent enfin sur eux. Il y eut combat^ les Bâbys eu-
rent le dessous, quelques-uns d'entre eux furent tués et
le chef ordonna la retraite. Il se dirigea sur Shahroud.
En entrant dans cette ville, il envahit avec son monde
la maison du moudjtehed, appelé Moulla Mohammed-
Kazem, et commença à prêcher la nouvelle foi et à exhor-
ter particulièrement le maître du logis à l'embrasser.
Mais le moment n'était pas aux discussions curieuses. Le
moudjtehed répondit par des injures et, levant son bâton,
il en frappa Moulla Housseïn à la tête et lui ordonna de
quitter la ville. Probablement, l'ordre n'eût pas été exé-
cuté sans peine et l'action hardie du moudjtehed aurait pu
entraîner pour lui de mortelles conséquences, si, au mo-
ment même où les invectives s'échangeaient et où des
cris on allait passer aux actes, l'annonce d'un événement
auquel personne ne songeait n'était venue changer toutes
les dispositions. On se mit à crier partout dans la ville
qu'un courrier arrivait annonçant la mort de Mohammed-
Shah. C'était vrai.
CHAPITRE VII
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME
Un changement de règne est toujours, dans l'Asie
Centrale, un moment fort critique. En Perse, dans le
Turkestan, dans les Etals arabes^ il s'établit alors une
anarchie qui dure plus ou moins longtemps, qui prend un
caractère plus ou moins violent et tourmenté, mais qui
ne manque jamais de suspendre l'action des lois, en
vertu du principe que la volonté souveraine a, pour plus
ou moins de temps, disparu. Il y a, pour qu'il en soit
ainsi, des raisons de fait, mais aussi beaucoup de raisons
d'habitude, et je crois que, afin de faire mieux compren-
dre l'esprit asiatique, il est à propos d'insister sur ces
dernières.
Sans doute, le roi est mort et l'action de sa puissance
s'est arrêtée et ne se fait plus sentir. Mais, dans le cours
ordinaire des choses, cette puissance n'intervient guère
que par délégation. Les marchands ont leurs lois^ leurs
règles et leurs coutumes; les soldats, pour la plupart gens
de tribu, ne connaissent que leurs chefs directs ; les auto-
rités municipales des villes n'ont pas à expliquer trois
fois par an un acte quelconque de leur autorité au
t76 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
contrôle royal, et^ quant à l'exercice général de celte
autorité, les fonctionnaires n'en rendent jamais compte
qu'au jour de leur destitution. 11 n'y a donc, en réalité,
aucun motif bien décisif pour que, le roi mort, le mouve-
ment gouvernemental s'arrête.
Mais les peuples ont conçu de tout temps l'idée que les
magistrats, à quelque rang qu'ils appartiennent, ne sont
que les serviteurs du roi, dans le sens tout à fait domes-
tique du mot. Puis la notion de la loi dans ce qu'elle a
de proprement souverain n'existe pas en Asie, ce qui est
bizarre; car, plus que dans tout autre pays, la loi y est
immuable, et, cependant, on s'obstine à ne voir dans cette
loi, très généralement contemporaine des Sassanides, que
l'expression de la volonté du prince régnant^ bien qu'il
ne soit le plus souvent pas libre d'y changer la moindre
chose. 11 en résulte que les magistrats, comme le peuple,
sont imbus de cette idée que, en temps d'interrègne, il n*y
a plus de légitimité ni de raison d'être pour aucun pou-
voir. C'est une montre qui s'est arrêtée; les ressorts n'en
changent pas et n'en doivent pas changer, mais, jusqu^à
ce qu'une main autorisée la remonte, elle ne fonctionne
plus.
En outre, bien des passions et des intérêts sont là pour
réveiller, exciter, attiser, mettre en flamme la discorde
générale. S'il y a plusieurs prétendants au trône, ceux-là
veulent du désordre pour redoubler leurs chances de
succès et se faire des partisans actifs.
A ces partisans, le désordre profite, et pour obtenir
leur concours, on leur permet beaucoup. Puis vient Tes-
prit d'aventure, l'imagination turbulente des masses.
Beaucoup de gens n'ont nulle envie de faire du mal posi-
tivement, mais ils sont enchantés de faire du bruit. Ils
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. n7
profitent du moment pour crier, se battre dans les rues,
boire chez les Arméniens et les Juifs, chercher querelle,
mener une vie de fête. Autant de têtes cassées, autant
de bons compag-nons qui s'amusent, et les magistrats,
grands et petits, dans la peur de déplaire à quelque pro-
tégé du pouvoir futur, s'abstiennent de faire montre
d'une énergie qu'ils n'ont pas, et de se prévaloir d'un
droit qu'ils ne se reconnaissent plus. Loin d'intervenir
pour maintenir l'ordre, ils se jettent à corps perdu dans
les intrigues courantes; au besoin ils en inventent. 11
s^agit pour eux de s'avancer, ou du moins de ne pas perdre
leur position, nullement de rétablir la paix.
On aurait tort, cependant, de croire que tout ce ta-
page soit précisément effréné et aussi dangereux qu'il le
pourrait être chez les peuples d'Europe. Les Asiatiques
n'aiment pas les extrêmes, et ne s'y portent que le moins
possible. Dans toutes ces occasions, il y a plus de bles-
sures que de morts, plus d'injures que de coups, plus de
vols que de violences. Chacun fait ce qu'il veut; mais,
en somme, les volontés ne sont pas bien méchantes.
Ainsi, dans Tinterrègne amené par la mort de Moham-
med-Shah, le très petit nombre d'Européens qui se trou-
vait alors à Téhéran n'a eu absolument rien à souffrir.
Il est même arrivé à l'un deux de passer sous une des
portes de la ville au moment où des loùtys, ou gens de
la populace, se battaient à coups de sabre et se volaient
leurs bonnets et leurs habits : l'animation du combat
n'empêcha pas ces vauriens de saluer l'Européen d'un
Selam-aleïkoum tout à fait respectueux.
Quoi qu'il en soit, la mort du roi et ses conséquences
vinrent prêter un merveilleux secours à MouUa flousseïn-
Boushrewyèh et à sa troupe. Leur embarras finissait; une
12
178 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
nouvelle phase commençait pour eux. Désormais ils ne
représentaient pas moins qu'une faction dans TEtat, faction
assez puissante, puisqu'ils savaient ce qu^ils voulaient
et étaient unis et armés. L'envoyé du Bâb prit son parti
avec promptitude. A peu près certain que, pour le mo-
ment^ le Khorassan ne lui fournirait pas plus de coopéra-
teurs actifs qu'il ne lui en avait déjà donné, il se mit en
marche vers le Mazendérân, où le terrain bâby était déjà
bien préparé et où il était assuré de trouver un collègue
et des partisans non moins ardents que lui-même. Arrivé
à Bostam, près âa la frontière, les moullas lui firent dire
que, s'il se présentait avec son monde, il serait reçu à
coups de fusil. Il méprisa la menace^ et ayant, dans
un village tout près de là, à Housseïnabad, opéré sa
jonction avec un renfort de néophytes commandés par
Moulla Aly Housseïnabady, il précipita sa marche et entra
dans le Mazendérân.
C'était un nouveau théâtre, peuplé de nouveaux ac-
teurs. Les Khorassanys sont vigoureux, de haute taille,
assez semblables aux Turcomans, avec lesquels leur sang
est très mêlé. Leurs idées sont véhémentes. Ce sont des
cavaliers et des gens belliqueux. Les Mazendérânys for-
ment, sous plus d'un rapport, Tantithèse de ce portrait.
Une opinion, peut-être injuste, mais très accréditée, fait
d'eux les Béotiens de la Perse. Les anecdotes sur leur
simplicité ne tarissent pas. On les croit, en tout cas, mé-
diocrement portés à la spéculation religieuse. Adroits ti-
reurs, ils n'aiment pas la guerre, et, pour peu que les
circonstances le leur permettent,, ils se renferment vo-
lontiers dans les travaux agricoles, qui leur plaisent
par-dessus tout. Leurs immenses rizières, l'exploitation
des arbres à fruits, qui leur donnent les profits d'une ex-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 179
portation considérable pour la Russie, le métier de bû-
cheron, sont les préoccupations majeures de leur vie. Ils
n'ont rien de chevaleresque, et sont si peu entichés du
point d'honneur que, lorsqu'il plaît aux tribus turko-
manes de faire quelque invasion sur la lisière du nord-
est de leur pays pour y enlever des prisonniers, géné-
ralement ils se laissent faire, fuient, se cachent ou se
rendent, mais ne se défendent pas.
Quant au territoire, il ne diffère pas moins des plaines
du Khorassan. Dans celles-ci, ce sont d'immenses espaces,
souvent fertiles, mais peu cultivés ; de grands villages,
semblables à des ruches, oij les habitations, superposées
les unes aux autres et ceintes d'un grand mur épais,
n'offrent pas mal l'aspect d'un cirque romain. Aussitôt
que les vedettes placées en observation ont aperçu sur la
ligne de l'horizon quelque groupe de cavaliers qui, à leur
allure, semblent turkomans, des cris affreux, poussés
vers le ciel par les femmes et les enfants, rappellent les
agriculteurs, qui, laissant là leurs charrues, se mettent
à courir, s'empressent de rentrer, ferment les portes,
prennent les mousquets, garnissent le haut du mur et
envoient des balles aux pillards, qui fuient ventre à terre.
Là où les champs cultivés sont plus éloignés du village,
une tour solitaire, ouverte à sa base par une petite entrée
très basse, sert au besoin de refuge pour le laboureur,
qui peut encore, du sommet, fusiller les agresseurs jus-
qu'à ce que, avertis par le bruit, ses compagnons ac-
courent et le délivrent. Dans le Mazendérân, c'est un
tableau tout contraire : le silence des forêts profondes ; les
abris épais, comme ceux du Brésil, des vignes vierges,
des lianes, des générations d'arbres écroulées les unes sur
les autres et se réduisant en poussière sur un sol spon-
180 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
g-ieux ; des marécages que traversent et entretiennent les
seules grandes rivières de la Perse proprement dite,
enfin, la mer.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh, avec sa troupe, eut à
peine mis le pied sur le sol de la province, que, dans un
hameau nommé Bedesht, il trouva plusieurs person-
nages dont la réunion sur ce point devait plus tard avoir
une grande importance aux yeux des fidèles et consti-
tuer le premier concile de la secte. C'étaient, d'abord,
pour suivre l'ordre des dignités : Mirza Jahya, alors
enfant, âgé à peine de quinze ans, et qui, pJus tard,
succéda au Bâb lui-même , puis Hadjy Mohammed- Aly
Balfouroushy ; puis Gourret-oul-Ayn , et d'autres zéla-
teurs suivis d'un gros de partisans. Hadjy Mohammed- Aly
avait observé avec beaucoup d'attention les mouve-
ments de Moulla Houssem dans le Khorassan, tout prê-
à venir à son aide et à faciliter sa retraite, s'il en était
besoin. Quant à la prophétesse, qui, après le meurtre de
son oncle et beau-père, et sa séparation d'avec son père
et son mari, n'avait pu tenir à Kaswyn et s'était déjà,
depuis quelque temps, réfugiée dans les forêts du Mazen-
dérân, elle venait, avec l'ardeur qui la dévorait, s'offrir
à partager les dangers et les mérites de ses associés.
L'historien musulman, Lessan el-Moulk, qui me fournit
un grand nombre de ces détails, insiste avec une certaine
complaisance sur la composition de la troupe qui accom-
pagnait la jeune femme enthousiaste. Gomme il lui ré-
pugne d'admettre que les doctrines hétérodoxes du Bâb
aient pu entraîner qui que ce soit, il saisit cette occa-
sion de prêter des motifs très mondains aux partisans
des novateurs, et il assure que les soldats de Gourret-oul-
Ayn étaient tous des amoureux — non avoués, j'ima-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. ISl
gine ; sans quoi, au lieu de marcher sous le même
drapeau, il est assez probable qu'ils se seraient divisés
entre eux, et il ne paraît pas qu'aucune mésintelligence
se soit jamais déclarée dans ce camp. Amoureux ou
dévots, il est incontestable que ces gens étaient les plus
animés des bâbys, et que la femme extraordinaire qui
les menait exerçait sur eux une autorité sans limite.
Les trois troupes, réunies dans le hameau de Bedeshf,
campèrent en partie dans les maisons des paysans, en
partie dans les jardins. On n'était pas tout à fait sorti du
Khorassan, puisque Bostam n'était qu'à une lieue et de-
mie en arrière. Gourret-oul-Ayn jugea nécessaire d'é-
chauffer le zèle des croyants par un prêche.
On disposa à la hâte, dans une petite plaine voisine du
village, une sorte de trône en planches couvert d'étoffes
et de tapis. Gourret-oul-Ayn ayant paru, suivant son
usage, sans voile, s'assit, les jambes repliées, sur le
trône, tandis que tous les soldats se plaçaient de même à
l'entour à la mode persane. Ce n'était pas tout à fait
ainsi qu'avaient lieu les conventicules des presbytériens
dans les tourbières de l'Ecosse. Ce n'était ni le même
ciel, ni le même paysage, ni la même attitude chez les
prédicants, non plus que chez leurs auditeurs, pas plus
que les mêmes doctrines ; mais si les formes variaient,
le fond se ressemblait : c'était bien autour de Gourret-
oul-Ayn un vrai conventicule, une foi passionnée, un en-
thousiasme sans limites, un dévouement prêt à tout.
La jeune femme débuta par rendre son auditoire atten-
tif à cette grande vérité, quelles temps étaient venus oti
la doctrine du Bâb allait couvrir toute la surface de la
terre, et où Dieu allait enfin être adoré, conformément à
cette doctrine, dans un esprit qu'il avait pour agréable.
182 DÉVELOPPEMKNT DU BABYSME.
Une nouvelle lumière avait surgi,, une nouvelle loi allait
naître ; un livre nouveau allait remplacer l'ancien. De si
grandes choses ne pouvaient se faire sans des peines et
des sacrifices infinis de la part de la génération chargée
de les accomplir, et ce n'était pas trop que les femmes
elles-mêmes, partageant les travaux de leurs maris et de
leurs frères, acceptassent tous leurs dangers. Ce n'élait
plus l'heure pour elles de se renfermer au fond des
harems et d'attendre dans l'inertie ce que les hommes
auraient pu faire. Laissant de côté les règles com-
munes, la modestie des temps tranquilles, leurs devoirs
même, tout jusqu'à leur débilité native et surtout la
crainte si naturelle à leurs âmes, elles devaient se mon-
trer, dans le sens le plus absolu, les compagnes des
hommes, les suivre et tomber avec eux sur le champ du
martyre.'^j
Je ne dis ici que le sens du discours prononcé par la
Consolation-des-Yeux. Je voudrais faire entrevoir qu'il
pouvait être éloquent; or, si j'essayais de traduire litté-
ralement les rédactions qui nous en sont conservées, la
pensée européenne, déroutée par certaines manières de
parler tout à fait locales, ne comprendrait rien aux
émotions dont je voudrais lui faire sentir au moins la
possibilité, de sorte que j'atteindrai mieux mon but en
me bornant à donner ce simple thème de son discours.
Ce n'est pas que la façon de parler de la Consolation-des-
Yeux fût très fleurie. Beaucoup de gens qui l'ont connue
et entendue à différentes époques de sa vie m'ont tou-
jours fait la remarque, au contraire, que, pour une per-
sonne aussi notoirement savante et riche de lectures, Je
caractère principal de sa diction était une simplicité
presque choquante ; et quand elle parlait, ajoutait-on, on
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME, ' 483
se sentait pourtant remué jusqu'au fond de Tâme, péné-
tré d'admiration, et les larmes coulaient des yeux.
Et, en effet, je me disposais à le dire, à peine ce jour-
là eut-elle terminé son exorde, qu'elle fut interrompue
par les sanglots de l'assistance. Les Asiatiques, d'ailleurs,
sont assez faciles à émouvoir; comme les enfants, ils pleu-
rent volontiers et sans beaucoup d'amertume. On com-
mença donc à gémir et à s'écrier : Ey djânl « ô mon
âme! » Ey matehrèh! « ô la pure! » et on se frappait la
poitrine, on se prenait la tête entre les mains et on la
secouait dans un spasme d'attendrissement. Parmi les
assistants, il s'était glissé beaucoup de gens du pays
attirés par la réputation de Gourret-oul-Ayn, par le désir
d'entendre parler de cette foi nouvelle dont il était tant
question depuis quelques mois, et, enfin, par cette inex-
tinguible curiosité qui est le grand trait distinctif de la
race. Ces musulmans, voyant pleurer les autres et
frappés comme eux par l'influence victorieuse de la
Gonsolation-des-Yeux, sentirent leurs cœurs se troubler
et se mirent à pleurer aussi. De ce moment ils étaient
infidèles, dit avec humeur un annaliste musulman. Il a
raison; ils avaient passé à Tennemi pour quelques pa-
roles d'une femme.
Gourret-oul-Ayn reprit^ au milieu des larmes, son
discours pathétique et s'attacha à montrer que le devoir
était dur, mais d'obligation rigoureuse pour tous les
fidèles. Que personne, par quelque considération que ce
fût, ne pouvait songer à s'y soustraire, s'il était dévoué
à Dieu, et que, puisque les femmes elles-mêmes étaient
appelées au travail, les vieillards et les adolescents, les
enfants eux-mêmes ne pouvaient se considérer comme en
dehors de l'appel, Dieu ayant besoin de tous les siens.
184 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
Il paraît que ce discours fut particulièrement efficace.
On le cite volontiers parmi ceux de Gourret-oul-Ayn,
Et non seulement il produisit un grand effet sur les
auditeurs, mais, répété partout et commenté par ceux
qui avaient eu le bonheur de l'entendre, il amena encore
beaucoup de partisans au bâbysme.
Dans la nuit^ les trois chefs tenant conseil, arrêtèrent
que, dans l'état de trouble où était le pays, et les gouver-
neurs ayant à penser à tout autre chose qu'à leur courir
sus, ou même à se mêler de leurs affaires, il n'était plus
nécessaire de marcher réunis, qu'il valait donc mieux se
séparer, en maintenant toutefois les communications, et
se porter chacun sur un point particulier du Mazendéiân.
Il ne leur semblait pas impossible de se rendre maîtres
de cette province. On s'y voyait relativement en force,
et si l'on pouvait y établir solidement l'autorité du Bâb,
on se trouverait avoir gagné pour l'avenir le point
d'appui qui manquait encore à la secte. Ainsi Hadjy
Mohammed-Aly partit dans la nuit même pour retourner
à Balfouroush avec les siens. Gourret-oul-Ayn, avec ses
enthousiastes, resta dans le pays pour y continuer sa
propagande, et Moulïa Housseïn-Boushrevvyèh s'enfonça
au cœur même de la contrée, afin de recruter des parti-
sans dans les villages perdus au fond des bois.
Quelques semaines se passèrent et les succès des hâ-
bys auprès du peuple, tant des villes que des campagnes,
devenaient de jour en jour manifestes. Ils avaient vaincu
l'apathie locale. Non seulement les paysans et les gens
du commun se montraient empressés h courir à eux,
mais, ainsi que cela était arrivé partout^ à Ispahan, à
Kashan, à Téhéran, à Nishapour, des hommes de science,
de mérite, de considération, des hommes riches et res-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 185
pectés pour leurs mœurs, devenaient bâbys et se met-
taient à tonner contre les vices, l'ignorance, la platitude
et les simonies du clergé. Un tel état de choses n'était pas
à tolérer plus longtemps, et, malgré les embarras de la
situation, les moullas exaspérés se mettaient partout en
défense. Leur indignation et leur terreur furent portées
au comble quand on vit, dans la ville de Balfouroush,
Moulla Mohammed-Aly, son bâton à la main et le sabre
à la ceinture, parcourir les rues à la tète de trois cents
hommes bien armés, criant comme des énergumènes et
disposés à tout. Le clergé jugea qu'il était grandement
temps d'engager la lutte si Ton ne voulait pas courir le
risque d'être un peli plus tard anéanti sans combat. On
fit trois choses : on rassembla d'abord les gueux qui vi-
vaient des soupes des mosquées, on les arma, on les
transforma en toufenkdjys ou fusiliers, qu'on lança à la
poursuite des trois corps principaux des bâbys; puis
on alla se plaindre à Khanlèr-Mirza^ gouverneur de la
province, et enfin on écrivit à Abbas-Kouly-Khan, chef
et gouverneur du Laredjân, pour lui faire savoir à quelle
triste situation la religion en était réduite.
Khanlèr-Mirza avait bien autre chose à penser en ce
moment qu'aux affaires des moullas. Il attendait les ef-
fets de l'avènement du jeune roi Nasreddin-Shah. Celui-ci,
reconnu à Tebryz par les légations, était sur le point de
se mettre en marche pour Téhéran, et Khanlèr-Mirza, qui
ne savait pas ce qu'on allait faire de lui sous le nouveau
règne, ne prêta qu'une oreille assez distraite aux sup-
plications des musulmans zélés. Il n'en fut pas ainsi
d' Abbas-Kouly-Khan Laredjany, homme du pays et y
prenant un intérêt très direct, et qui de plus, en sa qua-
lité de chef de tribu, était beaucoup plus assuré de son
186 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
rang et de sa situation sous tous les règnes que ne devait
l'être un prince du sang, état qui constitue le dernier
des métiers à faire en Perse. Abbas-Kouly-Khan Lare-
djany n'hésita pas à répondre à l'appel désespéré qu'on
lui adressait, et il envoyait à Balfouroush Mohammed-Beg
un de ses officiers, avec trois cents toufenkdjys, qui en-
trèrent brusquement dans la ville et vinrent s'y pro-
mener en sens inverse des bâbys. Pendant quelques
jours, les deux partis s'affrontèrent; on parada; les gens
paisibles se sauvaient, s'enfermaient, se cachaient; les
femmes, à la moindre alerte, poussaient des cris aigus et
vidaient la rue pour revenir bientôt regarder de tous
leurs yeux. Dans les mosquées, les waez ou prédicateurs
vociféraient contre le Bâb; sur les places publiques, les
bâbys en faisaient autant contre l'islam; enfin quand,
des deux parts, les têtes furent assez montées, les vocifé-
rations firent place aux coups et la mêlée commença.
Elle s'engagea par une fusillade très vive qui jeta sur
le carreau une douzaine de bâbys et un peu plus de mu-
sulmans. Bientôt on se battit corps à corps et avec dé-
termination. Mais MouUa Housseïn-Boushrewyèh, pré-
venu à temps, entra dans la ville et se jeta sur les
ennemis. Ceux-ci plièrent, et, en continuant à combattre,
abandonnèrent la place du Marché aux Herbes, où ils s'é-
taient d'abord cantonnés, et se maintinrent dans le cara-
vansérail voisin. C'était une position très forte, et les
bâbys se heurtèrent là contre une forteresse d'où ils
éprouvèrent qu'il était difficile de déloger l'ennemi. Ce-
pendant on s'y acharna, et la rage était à son comble,
quand parut Abbas-Kouly-Khan Laredjany avec le gros
de sa tribu. Ici la scène changea, et la situation des bâ-
bys devint mauvaise.
DÉVELOPPEMENT DU RABVSME. 187
Le chef nomade ne put cependant parvenir à les faire
reculer, ni surtout à dégager les moullas et leur monde,
assiégés dans le caravansérail du Marché aux Herbes, et,
ce premier effet manqué, on continua à combattre sans
qu'un parti fît céder l'autre ; les forces et les courages se
balançaient.
Alors Moulla Housseïn-Boushrewyèh jugea inutile de
continuer la lutte, pensant que, quel qu'en fut le succès,
il n'était pas en son pouvoir cette fois de s'emparer défi-
nitivement et solidement de la ville. Il trouva donc
convenable de profiter du moment oii il maintenait en-
core son terrain pour négocier. Un parlementaire se
présenta de sa part à Abbas-Kouly-Khan Laredjany avec
une lettre qui portait que Son Altesse le Bâb et ses ser-
viteurs étaient essentiellement des hommes de paix, ne
voulant que le bien, ayant horreur de la violence. Que^
dans son amour infini pour les hommes, Son Altesse lui
avait ordonné, ainsi qu'à ses autres collaborateurs, d'al-
ler annoncer la vérité dans le Mazendérân^ et que c'était
pour cette cause que lui et son collègue, Hadjy Moham-
med-Aly, avaient prêché partout, ainsi que cela était à
la connaissance de tout le monde. Mais que, si les habi-
tants de Balfouroush voulaient réellement demeurer
attachés à leurs idées anciennes^ sans souci de ce qu'elles
avaient d'erroné, il n'entrait pas dans ses intentions
d'employer la force pour les convertir, et il demandait
simplement qu'on ne l'empêchât pas de se retirer avec
ses partisans.
Abbas-Kouly-Ehan Laredjany s'empressa d'accueillir
cette ouverture, et répondit en louant les sentiments de
conciliation de Moulla Housseïn; il se déclara tout à fait
dans les mêmes vues, et fit des vœux pour que les talents
188 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
du missionnaire pussent s'exercer, suivant les intentions
qu'il lui manifestait, en dehors du Mazendérân. Ainsi
d'accord, on arrêta le combat des deux parts, et les
bâbys, sortant de la ville, se rendirent à Aly-Abad, qui
est un village assez peu distant de Balfouroush. Ils furent
accompagnés jusque-là par une troupe de toufenkdjys
d'Abbas-Kouly-Khan Laredjany, chargée de faire respecter
les termes du traité. Les bâbys et ces fusiliers avaient
fait la route ensemble en parfaite intelligence, et, quand
on se sépara, on échangea beaucoup de souhaits de
bonheur. Mais à peine les toufenkdjys nomades avaient-
ils disparu dans la direction de Balfouroush, oh ils
retournaient, que les gens d'Aly-Abad, excités par les
paroles d'un certain Khosrou-beg, chef du village, se
mirent dans l'esprit de piller les bagages des bâbys, et
pour commencer, Khosrou-beg lui-même, mettant la
main sur la bride du cheval de Moulla Housseïn, s'ef-
força de jeter celui-ci à bas en le tirant par la jambe.
D'abord, surpris par cette agression inattendue, les bâbys
reculèrent en désordre. Mais Moulla Housseïn, excellent
cavalier et très adroit dans les exercices du corps, se
maintint en selle malgré les efforts du traître ; tirant son
sabre, il lui en déchargea un coup vigoureux, lui fendit la
tête, et, poussant de grands cris, rallia les siens et les
fit tenir bon. Après un combat assez court, les gens
d'Aly-Abad, sans butin et les mains pures de toute spo-
liation, mais très maculés de leur propre sang et en pi-
teux équipage, prirent la fuite, laissant le champ de ba-
taille aux bâbys.
Ce n'était pas en soi une grande victoire ; elle fut suffisante
pourtant, car le courage de Moulla Housseïn, qui était
un peu abattu, et ses espérances, qui étaient nn peu tom-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 189
bées, s'en relevèrent du même coup. Il vit les choses sous
un jour plus riant, et bien qu'il eût promis de quitter le
Mazendérân, il préféra n'en rien faire. Peut-être supposa-
t-il que l'agression des gens d'Aly-Abad le dégageait de sa
parole, bien que le Serdar eût tenu la sienne ; peut-être
aussi ne supposa-t-il rien du tout, sinon qu'il lui convenait
mieux de rester; et, en effet, il resta. 11 chercha une place à
sa convenance pour s'y retrancher. Ce n'est point une con-
dition rare ni difficile à rencontrer au sein de la région
boisée et montagneuse où il se trouvait. Il l'eut bientôt
découverte dans le lieu appelé « Pèlerinage du Sheykh
Tebersy. ; Là, il mit son monde à l'œuvre^ fit creuser un
fossé, établir un retranchement en terre et en pierre, et,
enfin, s'ingénia à donner le caractère et la solidité d'un
château, autant qu'il y pouvait parvenir, à une retraite
dont il comptait faire à Tavenir le centre de ses opéra-
tions. Il eut pour se livrer à ces travaux la plus complète
liberté. Les moullas de Balfouroush, heureux d'être
débarrassés de leurs craintes immédiates, n'auraient pas
été charmés de recommencer une lutte qui leur avait paru
très lourde; et quant aux autorités du pays, elles étaient,
pour la plupart, sur la route de Téhéran, où l'arrivée du
jeune roi et les cérémonies qui en étaient la suite, et les
prestations de serment, et surtout les cadeaux à faire et
les intrigues à suivre, amenaient tout ce qui, en Perse,
se pouvait vanter, à tort ou à raison, d'avoir quelque
importance.
Diaprés les descriptions que j*en ai entendu faire, le
château construit par MouUa Housseïn ne laissa pas que
de devenir un édifice assez fort. La muraille dont il était
entouré avait environ dix mètres de hauteur. Elle était
en grosses pierres. Sur cette base, on éleva des cons-
490 DÉVELOPPEMENT DU BABYSMË.
tructions en bois faites avec des honcs d'arbres énormes,
au milieu desquelles on ménagea un nombre convenable
de meurtrières; puis on ceignit le tout d'un fossé pro-
fond. En somme, c'était une espèce de grosse tour, ayant
le soubassement en pierre et les étages supérieurs en
bois, garnie de trois rangs superposés de meurtrières et
où Ton pouvait placer autant de toufenkdjys que l'on
voudrait ou plutôt qu'on en aurait. On perça beaucoup
de portes et de poternes, afin d'avoir par où entrer et
sortir facilement; l'on fit des puits et on eut de l'eau en
abondance; on creusa des passages souterrains pour se
créer, en cas de malheur, quelques lieux de refuge, on
établit des magasins qui furent aussitôt fournis et remplis
de toutes sortes de provisions de bouche achetées ou
peut-être bien prises dans les villages des environs;
enfin, on composa la garnison du château des bâbys les
plus énergiques, les plus dévoués, les plus sûrs que l'on
eût sous la main. Il se trouva ainsi deux mille hommes
qui, maîtres de tels moyens de défense, au sein du
Mazendérân, où il n'existe pas la moindre connaissance
de l'art des fortifications, où les canons sont fort rares
et en tous cas d'un très faible calibre, représentaient
une puissance redoutable, et qui pouvait produire, dans
une main habile, des effets considérables.
Moulla Housseïn et Hadjy Mohammed-Aly Balfouroushy,
son collègue, ou, pour mieux dire, son lieutenant, en ju-
gèrent ainsi, et le château était à peine terminé qu'ils
recommencèrent à remplir le Mazendérân du bruit de
leurs prédications. Toutefois, ils ne s'exprimaient plus
tout à fait comme par le passé. Naguère ils enseignaient
surtout; ils parlaient de vérités, de devoirs, de Dieu, de
l'âme, en un mot, do religion. Du haut de leur château,
bÉVELOPPKMENT DU HABYSME. 191
ils parlèrent presque exclusivement de politique, de
politique bâby sans doute, mais enfin de politique. Ils
annoncèrent que tous ceux qui voulaient vivre heureux
dans ce monde, en attendant Tautre, avaient désormais
peu de temps pour se décider. Une année encore, une
année sans plus, et Son Altesse le Bâb, envoyé de Dieu,
allait s'emparer de tous les climats de l'univers. La fuite
était impossible, la résistance puérile. Tout ce qui serait
bâby posséderait le monde, tout ce qui serait infidèle
servirait. 11 fallait se hâter d'ouvrir les yeux, de faire
soumission à MouUa Housseïn, sans quoi, tout à l'heure
il allait être trop tard.
Ces discours^ ces avis, ces proclamations, ces divaga-
tions, firent une impresssion immense. On eut peur ou
espoir. De toutes parts on s'assembla, on courut au
château. Les humbles ne tenaient qu'à se sauver ; les
ardents ouvraient des mains avides à la conquête du
monde. Autour de la muraille ronde, il y avait foule, une
foule toujours en mouvement, recevant à chaque instant
de nouveaux renforts. Des tentes, des huttes de roseaux,
des cabanes de branchage, ou plus simplement une cou-
verture de coton jetée par terre, y servaient de rési-
dence à une famille. On allait, on venait, on grouillait.
Les uns buvaient, les autres mangeaient; les uns dispu-
taient, les autres riaient ; ici, on prêchait et Tauditoire
pleurait en se frappant la poitrine ou interpellait le
prédicateur pour qu'il eut à adoucir les menaces dont
il poursuivait les récalcitrants. Là, on se vantait et Ton
partageait le butin de l'Inde et celui de Roum. Si, par
hasard, MouUa Housseïn sortait du château, ou même
Hadjy Mohammed-Aly, tout le monde était debout,
dans l'attitude du plus profond respect. Ces deux per-
192 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
sonnages, qui parlaient toujours du Bâb, lequel parlait
de Dieu, étaient, l'un et l'autre, le Bâb et le Dieu de ces
gens-là, qui n'attendaient que d'eux tout ce que d'eux ils
avaient appris. L'enthousiasme le plus ardent et la foi la
plus sincère régnaient, et les deux chefs étaient l'objet
d'une dévotion sans bornes. J'ai dit que, sur leur pas-
sage, tout le monde se tenait debout dans Tattitude la
plus révérencieuse : quand on les approchait, on se
prosternait et on ne leur parlait qu'après avoir touché
la terre du front et obtenu la permission d'élever les
regards jusqu'à eux. Pour étendre encore davantage cette
surexcitation des imaginations déjà si frappées, Moulla
Housseïn voulut faire profiter la religion nouvelle de tout
ce qui est cher au peuple dans la religion ancienne et, y
prenant les noms des Imams les plus populaires, il les
distribua à ses principaux officiers, non pas seulement
comme des titres vains, mais pour marquer positive-
ment que leur personne était au fond la même que celle
des saints personnages dont ils portaient le nom, bien
qu'élevée à une plus grande hauteur. Cette institution,
qui découlait, du reste, rigoureusement des doctrines du
Bâb, produisit le plus grand effet et ne contribua pas
peu à assurer le dévouement des fidèles et à multiplier
les conversions. Un homme dont le Bâb ou son lieu-
tenant découvraient, à des signes certains, l'identité
avec tel Imam révéré depuis des siècles, tel séyd, tel
saint martyr, tel personnage d'une science célèbre, cet
homme-là, ainsi désigné à l'admiration et à l'obéissance,
et se trouvant tout à coup l'héritier d'une gloire bien
appréciée de lui et qui lui assurait une nouvelle acces-
sion de gloire et d'honneur pour le présent et pour
l'avenir, cet homme-là n'avait plus que des objections
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 193
bien faibles à opposer et il plongeait dans le courant qui
Tentraînait.
Quant à la foule proprement dite, à l'égard de laquelle
de tels moyens de persuasion n'auraient pu être employés
sans en détruire la valeur, elle tenait pour certain qu'un
fidèle mort sur le champ de bataille revenait à la vie au
bout de quarante jours au plus. Chacun d'ailleurs était
parfaitement assuré d'avoir le paradis au jour du Juge-
ment. Mais outre cette récompense encore lointaine, déjà,
dans ce monde, on était pleinement récompensé, car on
devenait roi ou prince d^un pays quelconque, ou, tout au
moins, gouverneur — inamovible, j'aime à le penser. Les
plus ambitieux aspiraient donc à une mort prompte, parce
qu'ils avaient déjà arrêté leur idée sur le royaume qui
leur convenait. Tel prenait ses arrangements pour la
Chine, tel autre préférait la Turquie ; quelques-uns — et
voilà une trace de l'influence européenne — avaient jeté
leur dévolu sur l'Angleterre, la France ou la Russie.
Je dois dire que rien dans les doctrines écrites du Bâb ne
justifie de pareilles idées ; mais toutes les religions sont
sujettes à donner naissance , en dehors d'elles-mêmes,
sous Faction des imaginations grossières, à un certain
nombre de dogmes qui entrent dans la croyance et ce
qu'on peut appeler la théologie du bas peuple, lequel,
sans ces inepties, serait réduit souvent à ne pas avoir
de croyances du tout, car il ne lui appartient pas, le plus
ordinairement, de se hausser jusqu'à quelque chose de
raisonnable.
Bref, les soldats de Moulla flousseïn-Boushrewyèh et de
Hadjy Mohammed-Aly étaient pleins d'ardeur^ et d'une
ardeur incomparable. Les deux chefs, excités et soutenus
par des lettres fréquentes que Son Altesse le Bâb leur
13
194 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
écrivait de Shyraz, faisaient passer dans i'àme de leurs
officiers la confiance absolue qui les animait eux-mêmes.
Ceux-ci rapportaient aux soldats ce qu'ils avaient en-
tendu, et les soldats se répétaient ce qu'ils avaient com-
pris. Toute l'armée jurait que le Bâb avait annoncé
d'avance et fixé le résultat des plus prochaines journées :
le Mazenderân conquis, une marche glorieuse sur Rey,
une grande bataille, et, dans une montagne voisine de
Téhéran^ une fosse vaste et profonde pour les dix mille
musulmans tués dans la victoire.
CHAPITRE VIII
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS DANS LK MAZENDÉRAN
Cependant les fêtes de l'intronisation royale étaient
terminées dans la capitale. Le roi Nasreddin-Shah avait
pris entière possession du gouvernement. Hadjy Mirza
Agassy, chassé d'un pouvoir dont il avait passé son temps
à se moquer, s'était retiré à Kerbela, et il y employait
ses derniers jours à faire des niches aux moullas et un
peu aussi à la mémoire des saints martyrs. Son succes-
seur, Mirza Taghy-Khan, Émyr-Nizam, un des hommes
de valeur que l'Asie a produits dans ce siècle, était résolu
à en finir avec tous les désordres. 11 fermait les cafés où
Ton déblatérait par trop fort contre le gouvernement, et,
pour arrêter l'habitude de se tuer en plein jour à coups
de gama dans le quartier de la porte de Doulâb^ habi-
tude introduite par les Kurdes Makouys^ compatriotes
de Fancien premier ministre , il maçonna plusieurs de
ces assassins dans la muraille de la mosquée, à Shahabd-
oulazim, et leur Ht arracher la tête par des cordes que
tiraient des chevaux emportés. Ainsi, forcené pour le
bon ordre, l'Emyr-Nizam avisa bien vite aux affaires du
Mazendérân, et quand les grands de cette province, venus
196 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
à Téhéran pour faire leur cour au roi, furent au moment
de leur départ, on leur commanda de prendre de telles
mesures que la sédition des bâbys ne se prolongeât pas
davantage. Ils promirent d'agir pour le mieux.
En effet, aussitôt de retour, ces chefs se mirent en
mouvement afin de réunir leurs forces et de se concerter.
Chacun écrivit à ses parents de venir le joindre. Hadjy
Moustapha-Khan manda son frère Aga-Abdoullah. Abbas-
Kouly-Khan Laredjany appella Mohammed-Sultan et Aly-
Khan de Sewad-Kouh. Tous ces gentilshommes avec
leur monde s'arrêtèrent au dessein d'attaquer les bâbys
dans leur château avant que ceux-ci ne songeassent à
prendre eux-mêmes l'offensive. Les officiers royaux
voyant les chefs du pays en aussi bonne disposition, ras
semblèrent de leur côté un grand conseil, où s'empres-
sèrent de se rendre les seigneurs nommés tout à l'heure,
puis Mirza Agay, Moustofy du Mazendérân ou contrôleur
des finances, le chef des Oulémas et beaucoup d'autres
personnages de grande considération. Le résultat des
délibérations fut que Aga-Abdoullah mit sur pied deux
cents hommes de son village d'Hézar-è-Djérib, gens choi-
sis ; plus un certain nombre de toufenkdjys, qu'il prit de
côté et d'autre, et quelques cavaliers nobles de sa tribu.
Dans cet équipage, il vint se poster à Sâry, prêt à entrer
en campagne. De son côté, le contrôleur des finances leva
une troupe parmi les Afghans domiciliés à Sâry et y
joignit quelques hommes des tribus turques placées sous
son administration. Aly-Abad, le village si rudement
châtié par les bâbys, et qui aspirait à une revanche,
fournit ce qu'il put et se renforça d'une partie des
hommes de Gâdy, qui, en raison du voisinage, se lais-
sèrent embaucher. On convint qu'Aga-AbdouUah pren-
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 197
drait le commandement général et marcherait immédia-
tement contre l'ennemi.
Il sortit, en effet, de Sâry en très bonne disposition,
monta d'Ab-è-Roud à la haute vallée de Lâr, et, arrivé au
village de ce nom, il y fit halte. De sa personne, il fut
reçu dans la maison de Nezer-Khan Kerayly. La nuit se
passa fort tranquillement, bien, qu^on se tînt sur ses
gardes à cause du voisinage des bâbys. Le lendemain,
après s'être encore renforcé d'une troupe de gens du dis-
trict de Koudar, on reprit la marche, et l'on arriva enfin
en vue du château du Sheykh Tebersy. La garnison
s'était retirée à l'intérieur ; rien ne paraissait au dehors ;
la vallée était absolument silencieuse. Aga-Abdoullah se
mit immédiatement et bravement à l'œuvre. Il com-
manda d'ouvrir une sorte de tranchée oii il plaça des
toufenkdjys, qui commencèrent à entretenir un feu assez
vif contre la muraille. Ceci dura toute la journée et ne
produisit aucun résultat, les bâbys se contentant de ré-
pondre faiblement, de sorte que les deux partis allèrent
se coucher sans qu'on pût encore rien dire de |ce qui
avait été fait.
Mais, un peu avant le jour, MouUa Housseïn-Boushre-
wyèh ouvrant une de ses nombreuses poternes, sortit
brusquement, et attaqua les gens de Koudar profondé-
ment endormis. Il commençait à en faire massacre,
quand Aga-Abdoullah, averti parj le bruit, accourut à la
tète de ses gens et fusilla les bâbys à bout portant, ce qui
arrêta la chasse que ceux-ci donnaient à leurs victimes.
Les nouveaux arrivés étaient des cavaliers nobles pDur
la plupart, des nomades ; ils avaient l'habitude des armes
et savaient tenir bon. ^Cependant, Moulla Housseïn se
précipita sur eux comme il avait fait sur la milice de
198 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
Koudar. Lui-même, à la tèle de ses fidèles, il frappait de
la pointe et du tranchant, déchargeant ses pistolets dans
la foule et faisant tête à tons. Un jeune Afghan, bien
découplé, se jeta sur lui. Moulla Housseïn trouva un
adversaire. Les sabres faisaient feu l'un sur l'autre ; sou-
dain, un des pieds du cheval de TAfg^han s'enfonce dans
un trou; le cavalier est jeté par terre; Moulla Housseïn
le tue roide. Pendant cette lutte, la victoire se décidait
ailleurs pour les bâbys. Aga-Abdoullah, entouré de tous
côtés par un flot d'assaillants, tombait frappé à mort, avec
trente des siens, et le reste de ses gens, les uns sains et
saufs, les autres fort mal arrangés, prenaient la fuite
dans toutes les directions. Beaucoup, dans le nombre,
n'avaient eu aucune part au combat. Réveillés par les
coups de feu, ils ne purent arriver à temps, et les fuyards
leur apprenant la mort du chef commun, ils ne se mirent
plus en peine que de gagner pays d'un pas relevé. En
courant ainsi, la troupe en déroute atteignit le village de
Ferra et voulut y prendre haleine ; mais les bâbys étaient
sur ses talons et tombèrent sur elle. Ce ne fut pas un
combat : les musulmans , ahuris , plièrent encore. Le
village fut mis à sac, et personne, ni femmes, ni enfants^
ni vieillards, dit le récit, ne fut épargné; ensuite, le feu
dévora' les maisons. Quand je répète, d'après les rela-
tions, que tout le monde fut égorgé, c'est par respesct
pour l'usage adopté en histoire depuis la plus haute
antiquité et continué pieusement jusqu'à nos jours, de
prendre les intentions pour le fait et d'affirmer l'absolu,
que la pratique des choses n'admet jamais. La vérité
vraie, c'est qu'une partie encore notable de la popula-
tion de ce triste village s'enfuit saine et sauve dans la
montagne, pleurant ses parents, ses récoltes et ses
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 199
jardins, et s'en alla répandre dans tout le Mazendérân
l'horreur de la catastrophe qui venait de la frapper.
Chacun de ces malheureux se disait le seul et dernier
survivant. L'impression fut profonde et terrible. Toute
la province tomba dans une sorte de stupeur, causée
surtout peut-être par l'idée qu'on se faisait de l'exal-
tation des bâbys, et par le retour que les musulmans ne
pouvaient s'empêcher de faire sur leur propre tiédeur.
Les mouUas tremblaient et se voyaient déjà anéantis.
Nulle part, autour d'eux, ils n'apercevaient dans les
esprits une ardeur quelconque à les défendre, tandis que
chez l'adversaire ils ne voyaient que vigueur et frénésie.
Dans cette désolation générale, on cria vers Téhéran et
l'on demanda de l'aide.
L'Émir-Nizam entra dans un transport de violente
colère en apprenant ce qui venait de se passer. 11 s'in-
digna aux terreurs qu'on lui dépeignait. Trop loin du
théâtre de l'action pour bien apprécier [l'enthousiasme
sauvage des rebelles, ce qu'il en comprit, ce fut qu'il
était besoin d'en finir avec eux avant que leur énergie
n'eût encore été exaltée par des succès trop réels. Le
prince Mehdy-Kouly-Mirza, nommé lieutenant du roi
dans la province menacée, partit avec des pouvoirs ex-
traordinaires. On donna ordre de dresser la liste des
morts tombés dans le combat devant le château des
bâbys et dans le sac de Ferra, et des pensions furent
promises aux survivants. Hadjy Moustafa-Khan, frère
d Aga-Abdoullah, reçut des marques solides de la faveur
royale; enfin, on fit ce qui était possible pour relever les
courages et rendre aux musulmans un peu de confiance
en eux-mêmes.
Une des premières mesures que prit le Shahzadèh en
200 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
arrivant sur le lieu de son commandement, ce fut d'or-
donner à Abbas-Kouly-Khan, chef du Laredjân, de des-
cendre de sa vallée de Lâr et des environs du Demawend
avec ses tribus et de rejoindre le camp qu'on allait
former sous Amôl. En conséquence, la vieille ville vit
arriver dans ses jardins une quantité de tentes noires :
tribus turques,, tribus persanes, ou, comme on dit, kurdes,
et, en peu de temps, une petite armée se trouva sur pied.
On n'est pas exigeant en fait d'ordre dans une armée
asiatique. En présence de Cette foule, les courages se
redressaient un peu. On rechercha les bâbys et Ton dé-
clara qu'ils ne seraient plus tolérés dans aucun lieu du
Mazendérân. Les mesures prises contre eux se succé-
daient rapidement comme des menaces, en même temps
que les troupes étaient dirigées vers le château des
bâbys, à travers les sentiers de la montagne. L'expédi-
tion ne tarda pas à atteindre la région froide, car le Ma-
zendérân est le pays des brusques transitions par excel-
lence. En quelques heures, on passe d'une rizière humide
à un bois d'orangers, à une forêt ténébreuse et tout
européenne, à une terre haute sans végétation, à des
montagnes glacées au coeur de Tété, à des amas de neige
qui ne fondent jamais. Le Shahzadèh en faisait l'expé-
rience. Parti d'Amôl, où fleurit la grenade et oii mûrit le
citron, il fut enveloppé soudain, dans les défilés qu'il dut
traverser et sur les plateaux qui leur faisaient suite, par
des brouillards épais qui se résolurent bientôt en tem-
pête de neige non seulement très incommode, mais re-
doutable au plus haut degré pour les hommes et pour
les animaux.
Les nomades du Laredjân, qui composaient la force
principale de l'armée, avaient trop l'usage de ces bour-
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 201
rasques pour ne pas prendre de leur mieux les moyens de
s'en préserver. Sans souci de l'expédition, ils se disper-
sèrent, courant oii ils savaient devoir trouver soit des an-
fractuosités de rochers, soit des ouvertures de plaines plus
favorablement exposées que le reste du pays et où l'ou-
ragan leur ferait moins de mal. Bref, ils pensèrent très
bien à leur sûreté personnelle et ne s'occupèrent en
aucune façon ni de la personne morale de l'armée, ni du
but qu^ils poursuivaient, sinon, peut-être, pour maudire
de leur mieux le chef qui les amenait dans un tel
embarras.
Moulla Housseïn-Boushrev^yèh et son collègue Hadjy
Mohammed- Aly surveillaient de près les mouvements de
Tennemi. Ils comptaient sur la tempête; elle était de
saison et ils s^étaient arrangés pour mettre à profit
les occasions qu'elle présenterait. Servis à souhait, ils
n'auraient jamais pu espérer aussi bien. Moulla Housseïn,
averti par ses éclaireurs, quitta le château à la première
veille de la nuit. C'était le 15 du mois de Sefer; il était
suivi de trois cents hommes, sans plus ; mais des hommes
résolus à tout, inébranlables comme lui-même; et malgré
les ténèbres et le trouble général de la nature, il jeta ce
monde sur le dos de l'armée royale, qui ne s'attendait
pas à un tel surcroît de péril, et qui, dispersée partout,
ainsi que je Tai dit, avait surtout fini par s'accumuler
dans le village de Daskès, au milieu de la montagne, où
le prince, très fatigué, s'était retiré dans la meilleure
maison, avait soupe, s'était couché et dormait.
Moulla Housseïn avait marché aussi rapidement que la
nuit, la tempête, la neige, qui tombait en abondance, et
l'état de la route le permettaient. A tous les hommes,
cavaliers ou piétons de l'armée du Shahzadèh que Ton
202 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
roiiconirait, on disait : u Nous sommes des g-ens d'xbbas-
Kouly-Kban Laredjany, qui nous a envoyés à votre
aide, et lui-même arrive derrière nous avec plus de
monde. » A ce discours, les soldats de l'armée royale
perdaient tout soupçon et laissaient passer la troupe des
bâbys^ sans songer à donner l'alarme ni surtout à faire
résistance. L'ennemi parvint de la sorte jusqu'à Daskès,
entra dans les rues du village et prit ses mesures pour
entourer la maison oii se trouvait le prince endormi. On
avait sans doute placé des karaouls ou sentinelles autour
de cette demeure; mais, suivant un usage immémorial en
Orient, usage en vigueur au siège de Béthulie comme
autour du tombeau do Notre-Seigneur, une sentinelle est
un guerrier qui dort de son mieux auprès du poste qu'il
est chargé de garder. Les soldats de Mehdy-Kouly-Mirza
ne dérogeaient pas à cette règle. Roulés dans leurs man-
teaux de feutre, ils étaient étendus par terre, la tête bien
couverte, afin de ne pas sentir la neige qui tombait sur
eux. Quelques-uns pourtant se réveillèrent au bruit. Ils
demandèrent de quoi il s'agissait; mais^ ayant entendu la
réponse convenue, que c'étaient les gens du Serdar Abbas-
Kouly-Khan, ils se remirent en devoir de continuer
leur somme. Ainsi, la maison fut promptement et sûre-
ment cernée, et les entrées de la rue bien occupées, afin
que personne ne put venir au secours du prince. Alors
Moulla Housseïn donna le signal et tous ses gens se
mirent à crier : « Le prince est mort! le prince est tué!
sauve qui peut ! ».
Aussitôt la porte de la maison fut entaillée rapidement
à coups de hache, tandis qu'on faisait main basse sur les
karaouls. Le passage forcé, et il le fut bientôt, Moulla
Housseïn et ses ^ens se précipitèrent en furieux sur les
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 203
officiers du prince, qui accouraienl épouvantés, déjà
démoralisés, et les assonrimèrent^ tandis que quelques-
uns de leurs compagnons mettaient le feu en plusieurs
endroits. Le désordre, le trouble, la terreur peuvent
s'imaginer. Les misérables, ainsi surpris, ne savaient pas
même à qui ils avaient affaire et songeaient aux diables
autant qu'aux bâbys. On se poussait de chambre en
chambre; on trébuchait sur les terrasses. Le feu s'était
rapidement communiqué à un Imamzadèh ou oratoire en
bois contigu à la maison du prince et dont les vieilles
poutres flambaient à merveille. Les musulmans purent
voir alors briller les sabres, les khandjars, les gamas,
les fusils de leurs adversaires, aux clartés lugubres des
flammes qui les menaçaient. Tous ceux qui tombaient
sous les coups ou sous les balles, les bâbys les lançaient
au milieu de l'incendie. — « Brûle, impie i » disaient-ils.
C'était une scène effroyable : bravoure, fureur, exalta-
tion religieuse s'y heurtaient contre l'incertitude, le
courage qui désespère^ le renoncement désolé à la possi-
bilité de sauver sa vie. Les toufenkdjys de Sewad-Kouh,
qui défendaient l'intérieur de la maison où s'était retiré
le prince, se conduisirent en braves gens. Cependant, les
bâbys les rompirent et entrèrent.
D'abord furent tués les deux princes^, Sultan Housseïn-
Mirza, fils de Feth-Aly-Shah, et Daoud-Mirza, fils de Zell-è-
Sultan, oncle du roi. Leurs deux corps allèrent rejoindre
dans le foyer brûlant ceux de leurs défenseurs. A côté
d'eux tomba Mirza-Abdoul-Baghy, conseiller d'État. Il
fut aussi jeté dans le feu. Un instant après, le chef de
l'armée, Mehdy-Kouly-Mirza, se vit assailli. Un bâby, à
cheval sur la muraille de la cour, fit feu sur lui et le
manqua. Un autre, se laissant toniber dans la petite cour
204 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
intérieure oii il était, vint en courant tirer à bout por-
tant sur Jui et le manqua encore. Le prince comprit que
toute défense était impossible. Il sortit de la maison, et
plus heureux que bien des victimes de cette nuit, il
réussit à s'échapper du village et à gagner le désert.
En quelques instants, son armée, déjà si fort en dé-
sordre , était dissipée par les trois cents hommes de
Moulla Housseïn. N'était-ce pas l'épée du Seigneur et de
Gédéon? Tandis que la plupart des fugitifs couraient au
hasard, des hommes d'Ashref, moins épouvantés que les
autres, résolurent et de ne pas se séparer et de ne point
aller chercher la mort presque certaine qui les attendait
dans la montagne, devenue impraticable par ce temps de
frimas. Ils se bornèrent à s'écarter un peu du village et
faisant ferme dans une position assez forte, ils roulè-
rent autour d'eux un cercle de grosses pierres superpo-
sées et s'en bâtirent un retranchement.
Des bâbys avaient aperçu ces braves précipitant leur
travail, et avaient couru en donner avis à Moulla Hous-
seïn. Celui-ci ne voulut pas que sa victoire restât ina-
chevée, et il détacha Hadjy Mohammed-Aly Balfouroushy
pour aller détruire le groupe insolent qui le bravait. Le
Hadjy, le sabre à la main, courut avec les siens sur les
gens d'Ashref. Mais, à la première décharge de ceux-ci,
une balle lui entra par la bouche et le jeta sur le carreau.
Les musulmans remarquent avec intérêt que c'est par
la bouche que la balle est entrée, punissant, à leur avis,
tant de blasphèmes proférés contre la religion du Pro-
phète. Quant aux bâbys, ils suivirent leur chef, et les
Ashréfys auraient obtenu la récompense de leur cou-
rage, si une autre bande d'ennemis n'était accourue les
attaquer avec une nouvelle fureur.
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 205
Le combat reprit donc, mais les Ashréfys ne cédaient
point. Sûrs de mourir s'ils se rendaient, et puisant dans
leur résolution une généreuse espérance, ils redoublaient
leurs feux, et bons tireurs comme tous les Mazendérânys,
rendaient le jeu terrible aux assaillants. Le jour vint et
éclaira leur résistance. On pouvait voir de loin — car le
lieu où ils s'étaient fortifiés était entouré d'un amphi-
théâtre de montagnes — cette poignée de jeunes gens
multipliant ses efforts pour échapper à une mort qui
semblait certaine. Les débris de l'armée n'ayant pu
forcer les passages encombrés par les neiges et n'étant
encore qu'à peu de distance autour d'eux, les contem-
plaient, et probablement faisaient des vœux pour eux;
mais pas un des chefs, pas un des soldats n'essaya un
effort qui eût pu les dégager. La vue de l'héroïsme est tout
aussi bonne à glacer les courages qu'à les animer. Enfin
les Ashréfys succombèrent un à un. La victoire des bâbys
était complète. Ils réunirent le butin qu'ils purent
tirer du village, les bagages du prince et ceux de ses
troupes, en chargèrent les bêtes de somme, et rega-
gnèrent en paix leur château en présence de l'armée
royale pétrifiée d'épouvante, bien que incomparablement
plus nombreuse et plus forte. Mais tel était l'abattement,
qu'un corps de six cents hommes qui n'avait été ni
entamé ni attaqué, et qui savait seulement par simple
ouï-dire ce qui était arrivé pendant la nuit, averti que les
bâbys, dans leur mouvement de retraite, allaient pas-
ser sur le terrain qu'il occupait, s'enfuit d'inspiration
et à l'unanimité longtemps avant que ceux-ci eussent
paru. La vérité est que ces musulmans n'étaient nulle-
ment éloignés de considérer MouUa Housseïn comme un
prophète.
206 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
Nous avons laissé Mehdy-Kouly-Mirza courant loin de
sa maison incendiée et errant seul dans la campagne^ à
travers les neiges et les ténèbres. A l'aube il se trouva dans
un défilé inconnu, perdu en des lieux horribles, mais en
réalité éloigné seulement d'un peu plus d'une demi-lieue
du lieu du carnage. Le vent apportait à ses oreilles le
bruit des décharges de la mousqueterie.
Dans ce triste état et ne sachant que devenir, il fut
rencontré par un Mazendérâny monté sur un cheval assez
bon, qui, en passant près de lui, le reconnut. Cet homme
mit pied à terre, fit monter le prince à sa place et s'offrit
à lui servir de guide. Il le mena dans une maison de
paysans, oia il Tinslalla dans l'écurie; ce n'est pas un sé-
jour méprisé en Perse. Tandis que le prince mangeait et
se reposait, le Mazendérâny remonta à cheval^ et, battant
le pays, alla donner à tous les soldats qu'il put rencon-
trer l'heureuse nouvelle que le prince était sain et sauf.
Ainsi, bande par bande, il lui amena tout son monde, ou
au moins un rassemblement assez respectable.
Si Mehdy-Kouly-Mirza avait été un de ces esprits al-
tiers que les échecs n'abattent point, il eût peut-être jugé
sa situation médiocrement modifiée par le malheur de la
nuit précédente; il eût considéré l'afîaire comme le ré-
sultat d'une surprise, et, avec les troupes qui lui res-
taient, se fût efforcé de sauver au moins les apparences
en maintenant son terrain, car, de fait, les bâbys s'étaient
retirés et on n'en voyait plus nulle part. Mais le Shahza-
dèh, loin de se piquer de tant de fermeté, était un pauvre
caractère, et il s'empressa, quand il vit sa personne si
bien gardée, de sortir de son écurie pour se diriger vers
le village de Gàdy-Kela, d'où il se rendit en toute
hâte à Sâry. Cette conduite eut pour effet d'aug-
COMBATS ET SUCCf-S DES BABYS. 207
menter encore dans toute la province l'impression pro-
duite par la première nouvelle de la surprise de Daskès.
Partout on perdit la tête : les villes ouvertes se crurent
exposées à tous les périls, et malgré la rigueur de la sai-
son, on vit des caravanes d'habitants paisibles, mais fort
désolés, qui emmenaient leurs femmes et leurs enfants
dans les solitudes du Demawend, pour les soustraire aux
inévitables, dangers qu'indiquait manifestement, pour
tout ce monde, la prudente conduite du Shahzadèh.
Quand les Asiatiques perdent une fois la tête, ce n'est
pas à demi. Cependant cette situation ne pouvait indéfi-
niment se prolonger, pour le prince moins que pour per-
sonne. Il ne suffisait pas d'avoir peur, il fallait surtout
ne pas irriter contre soi le terrible Émyr-Nizam, qui,
lorsqu'il aurait appris les nouvelles, ne serait certes pas
satisfait. Encourir le châtiment de ce ministre sévère,
c'était peut-être pis que d'avoir affaire à Moulla Hous-
seïn-Boushrewyèh. Ainsi, perplexe et ne sachant où se
tourner, le Shahzadèh, pauvre homme, donna des ordres
pour qu'on réunît de nouvelles forces et qu'on mit sur
pied une autre armée. L'empressement était faible de la
part de la population des villes à aller servir sous un
chef dont on venait de voir le mérite et l'intrépidité à
l'épreuve. Toutefois, moyennant quelque argent et beau-
coup de promesses, les mouUas surtout, qui ne per-
daient pas leur cause de vue et qui étaient assurément
les plus intéressés dans toutes ces affaires, s'agitant
beaucoup, on finit par rassembler bon nombre de tou-
fenkdjys. Quant aux cavaliers des tribus, du moment que
leurs chefs montent à cheval, ils en font autant et n'en
demandent pas davantage. Abbas-Kouly-Khan Laredjany
obéit sans hésiter à l'ordre d'envoyer un nouveau con-
208 COMBATS ET SUCCÈS DES BABÏS.
tingent. Seulement, cette fois, soit par défiance de ce que
l'ineptie du prince pourrait faire courir de risques inu-
tiles à ses parents et à ses sujets^ soit par une certaine
ambition de se signaler lui-même, il ne confia plus à per-
sonne la conduite de ses gens. Il se mit à leur tête, et,
par un coup hardi, au lieu de rejoindre l'armée royale,
il s'en alla tout droit attaquer les bâbys dans leur refuge,
puis il donna avis au prince qu'il était arrivé devant le
château du Sheykh ïebersy et qu'il en faisait le siège.
Du reste il annonçait qu'il n'avait aucun besoin de secours
ni d'aide, que ses gens lui suffisaient et au-delà, et que
seulement, s'il plaisait à Son Altesse royale de se donner
de sa personne le spectacle de la façon dont lui, Abbas-
Kouly-Khan Laredjany, allait traiter les rebelles, il lui
ferait honneur et plaisir.
Les nomades turks et persans passent leur vie à chas-
ser, souvent aussi à guerroyer, et surtout à parler de
chasse et de guerre. Ils sont braves, mais non tous les
jours, et ils tomberaient sous le coup de la remarque de
Brantôme, qui, dans son expérience des guerres de son
époque, avait beaucoup rencontré de pareils courages,
qu'il nomme assez bien journaliers. Mais ce que sont
ces nomades d'une manière très uniforme et constante,
c'est grands parleurs, grands démanteleurs de villes,
grands massacreurs de héros, grands exterminateurs de
multitudes ; en somme, naïfs, très à découvert dans leurs
sentiments, très vifs dans l'expression de ce qui échauffe
leurs têtes, extrêmement amusants. Abbas-Kouly-Khan
Laredjany, homme très bien né assurément, était un type
de nomade accompli.
Mehdy-Kouly-Mirza n'aurait pu se donner, lui, pour un
guerrier bien téméraire, on vient de le voir; mais il
COMBATS ET SUCCÈS DES lîABYS. 209
remplaçait Tinlenipérance de l'intrépidité par une qualité
utile aussi à un général : il ne prenait pas au pied de la
lettre les fanfaronnades de ses lieutenants. Craignant
donc qu'il n'arrivât malheur à l'imprudent nomade, il lui
envoya immédiatement des renforts. Ainsi partirent en
toute hâte Mohsen-Khan Souréty avec ses cavaliers, une
troupe d'Afghans, Mohammed -Kerym- Khan Ashrefy
avec des toufenkdjys de la ville et Khélyl-Khan, de Sewad-
Kouh, avec les hommes de Gâdy-Kela. Ces chefs, soit par
esprit de contradiction à l'égard du prince, soit qu'ils se
souciassent médiocrement de voir leur rival ordinaire, le
khan du Laredjân, s'illustrer par l'exploit qu'il avait an-
noncé, s'empressèrent de donner à celui-ci les plus sages
conseils et les plus propres à refroidir son ardeur. Ils lui
remontrèrent qu'il ne fallait pas trop présumer de soi-
même et que Moulla Housseïn n'était pas facile à forcer.
On savait, du reste, jusqu'à quel point ce maître des
bâbys était redoutable dans ses résolutions impétueuses ;
il fallait tâcher de s'en garantir, et, pour cela, la pre-
mière des opérations devait être d'élever, en face des
murailles qu'on voulait faire tomber, un fort retran-
chement en pierre où l'on pourrait être à l'abri des
coups de main.
Abbas-Kouly-Khan Laredjany répondit comme aurait
fait un gentilhomme français du moyen âge. « Jamais,
dit-il aux autres chefs, jamais il ne sera dit que des ^
hommes de ma tribu se soient cachés derrière des tas de
pierres quand ils avaient l'ennemi en face. Nos seuls re-
tranchements à nous, ce sont nos corps! » Il ne fut pas
possible de rien obtenir d'autre du Serdar et on dut en
passer par ce qu'il voulait. Le camp fut donc établi sans
autres précautions que les sentinelles somnolentes à
14
210 COxMBATS ET SU(XÈS DES DAliYS.
l'usage du pays, et l'on resta ainsi en face et autour du
château des bâbys.
Ceux-ci semblaient frappés de terreur. Ils ne parais-
saient pas sur leurs murailles ; ils ne se montraient pas
aux meurtrières des étages supérieurs ; ils ne faisaient
pas le moindre bruit. Bien plus, ils envoyèrent des par-
lementaires pour demander grâce. Le Serdar enchanté
leur promit de les pendre. Sur cette parole, des négocia-
tions s'engagèrent et plusieurs députations furent en-
voyées à Abbas-Kouly-Khan. Il ne voulait pas démordre
de sa sévérité ; mais les autres chefs ne dissimulaient pas
qu'ils seraient disposés à en finir à meilleur compte ; de
sorte que, soutenus de ce côté, les députés argumen-
taient, acceptaient, cédaient et retournaient au château
pour prendre de nouveaux ordres. De cette façon, plu-
sieurs jours se passèrent en pourparlers, et le Serdar se
tenait pour bien assuré que ce n'était pas du temps perdu,
tout au contraire : que c'était du temps admirablement
employé pour sa gloire. 11 va sans dire que la surveil-
lance était devenue, de fort médiocre, tout à fait nulle,
et que les troupes étaient étalées devant le château aussi
bien à la bonne foi que si elles eussent été chez elles.
Une nuit — ce fut la dixième de Rébi-oul-Evvwel —
trois heures avant le jour, MouUa Housseïn-Boushrewyèh,
à la tète de quatre cents toufenkdjys, sortit du château
dans le plus profond silence. Il s'avança rapidement vers
le camp, et se portant sur les groupes de dormeurs, lui
et ses gens commencèrent à égorger de leur mieux. Ils
avaient affaire aux contingents de Hézar-è-Djerib et de
Sewad-Kouh. Ces miliciens, ainsi assaillis, se jetèrent du
côté où campaient les hommes de Gâdy et ceux de Souréty
et d'Ashref, et les uns épouvantant les autres, toute cette
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS 214
foule mêlée se mit à courir comme un troupeau de mou-
tons du côté du quartier du Serdar. Pour augmenter la
confusion, les bâbys, tout en frappant et en poursuivant,
mettaient le feu aux cabanes, aux abris, et des cris hor-
ribles, tant ceux qu'ils poussaient eux-mêmes pour
effrayer leurs adversaires, que ceux dont les assail-
lis n'étaient pas ménagers dans leur épouvante, portaient
le désordre à son comble. On ne se reconnaissait plus ;
on ne savait plus où on était. Troublés par l'éclat fulgu-
rant des flammes ou aveuglés par l'obscurité, on tirait les
uns sur les autres et les balles atteignaient plus d'amis
et de confédérés qu'elles ne frappaient d'assaillants.
Le Serdar réveillé, surpris, envahi tout à coup par la
foule qui affluait de son côté, eut peine à trouver un
cheval et, après l'avoir trouvé, à se mettre dessus. Fu-
rieux, mais forcé de reculer, il gagna, en combattant, la
limite du camp opposée à celle qui faisait face au château,
et ne pouvant se décider à fuir, resta assez longtemps à
faire le coup de feu au milieu de quelques-uns de ses pa-
rents, qui l'avaient rejoint et tenaient bon avec lui. Parmi
ceux-ci, Mohammed-Sultan, yaver — titre que nous tra-
duirons par celui de major, — se jetait en avant dans la
foule et suppliait les fuyards de s'arrêter, promettant de
les rendre vainqueurs de l'ennemi. Dans ce moment,
Moulla Housseïn apparut à cheval, excitant les siens et
frappant plus fort qu'eux tous. En l'apercevant, le yaver
redoubla d'énergie dans ses supplications et dans ses
apostrophes : v Arrêtez-vous ! arrêtez-vous ! criait-il ; le
voilà ici, cet homme sans religion et sans foi ! Venez le
prendre I frappons-le ! C'est lui qui doit craindre et non
pas vous ! )) Tandis que le brave gentilhomme tâchait
ainsi de rauimer des courages éteints, les bâbys l'entou-
212 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
rèrent; personne ne le défendit, et, en quelques minutes,
malgré sa résistance, il tomba haché de coups de sabre.
Cependant cet exemple ne fut pas stérile et trouva
quelques imitateurs. Mirza Kérym-Khan Ashrefy, Aga-
Mohammed-Hassan du Laredjân et quelques toufenkdjys
d^Ashref, se firent à la hâte un petit rempart de pierres et,
jurant qu'ils ne fuiraient pas et ne se laisseraient pas
prendre vivants, se mirent à combattre avec cette intré-
pidité absolue que des résolutions semblables font tou-
jours naître chez les soldats asiatiques. Tandis qu'ils
étaient ainsi occupés, Mirza Kérim-Khan dit à Aga-Mo-
hammed-Hassan Laredjany : « Tu vois bien, parmi les
bâbys, cet homme en turban vert : tire dessus! » Ce qu'il
fit lui-même immédiatement.
L'homme au turban vert, c'était Moulla Housseïn lui-
même. On le vit porter la main à sa poitrine et on com-
prit que la balle l'avait frappé là. Au même instant, Aga
Mohammed-Hassan, qui avait entendu les paroles de son
camarade et vu l'effet, abaissa son arme à son tour et
lâcha la détente. Le coup partit et atteignit encore
Moulla Housseïn dans le côté. Ainsi blessé, le chef bâby
n'en continuait pas moins à donner des ordres et à con-
duire et activer les mouvements des siens jusqu'au mo-
ment où, voyant qu-e la somme des résultats possibles
était acquise, il donna le signal de la retraite en se tenant
lui-même à Tarrière-garde.
Le retour au château ne se fit pas sans encombre. Les
toufenkdjys d'Ashref, retranchés derrière le petit mur,
sortirent avec leurs chefs et harcelèrent les bâbys. Mais
ils étaient trop peu nombreux pour leur faire grand mal,
quoique, en somme, ce combat eût coûté aux gens du châ-
teau une centaine d'hommes tués ou mis hors de combat,
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 213
et leur chef blessé. Cependant le camp était détruit. Il
s'en fallut toutefois que le désastre fût comparable à
celui de Mehdy-Kouly-Mirza. Une partie de Tarmée se
débanda sans doute, mais il resta encore quelques groupes
qui purent se rejoindre au point du jour et le reste fut
rallié dans la journée. Abbas-Kouly-Khan Laredjany
avait été rejeté à une extrémité du camp avec une cin-
quantaine d'hommes. AbdouUah-Khan, FAfghan, n'avait
gardé près de lui que trois hommes, mais il avait tenu
bon. Mohsen-Khan avait fait de même avec quelques fan-
tassins d'Ashref.
Quand le jour parut, il se trouva que les bâbys étaient
rentrés dans leur fort, et Mirza Kérym-Khan Ashrefy,
avec ses compagnons, était maître du champ de ba-
taille. Ils se mirent à pousser de grands cris pour pré-
venir et faire arriver leurs compagnons au cas où il
s'en trouverait qui fussent restés dans le voisinage et
pussent les entendre; aussitôt, en effet, le Serdar et
ceux qui s'étaient maintenus çà et là se réunirent. On
parcourut le champ de bataille ; on rassembla et on en-
terra les morts, en tant qu'ils furent reconnus pour mu-
sulmans. Quant aux cadavres bâbys, on leur coupa la
tête ; on mit ce butin de côté comme trophée, et à quelques
jours de là, on expédia ces dépouilles à Balfouroush et
dans les autres villes du Mazendérân, afm de montrer que
les bâbys n'étaient pas invincibles. Le Serdar, cependant,
envoya Abdoullah-Khan, l'Afghan, au prince, pour lui
raconter comment les choses s'étaient passées et mettre^
autant que possible, les apparences de son côté.
La tâche n'était pas trop difficile. Il est certain que les
bâbys étaient rentrés dans leur château sans achever
leur victoire ; qu'ils s'étaient laissés poursuivre par une
214 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
poignée d'hommes, et que, pendant la journée du lende-
main et les jours suivants, ils avaient souffert que l'en-
nemi enterrât ses morts et qu'il décapitât honteusement
les corps des leurs. Voici ce qui avait causé dans leur
courage cette défaillance peu attendue : les deux bles-
sures de MouUa Housseïn étaient graves ; il perdait beau-
coup de sang. A force d'énergie, il put se maintenir à
cheval et donner encore ses directions et ses ordres pen-
dant quelque temps ; mais il sentit bientôt que ses forces
s'épuisaient, et qu'il ne pouvait s'obstiner davantage à
lutter contre la douleur sans aller au-devant d'une ca-
tastrophe déplorable pour lui-même, plus déplorable
encore pour les siens, qui ne pouvaient se passer de lui.
Il ordonna donc la retraite, bien à contre-cœur, et aban-
donna une victoire déjà plus que sûre. Il était temps;
car lorsqu'il atteignit la porte du château, ses forces
l'abandonnèrent complètement et il tomba de cheval au
milieu de ses soldats épouvantés.
On le porta mourant sur son lit. Alors il réunit ses
officiers et leur recommanda la fermeté la plus inflexible.
Il leur défendit de croire qu'il pût réellement mourir ;
c'étaient là de pures apparences qui ne devaient pas les
tromper; en effet, pas plus tard que quatorze jours après
une mort transitoire, il allait renaître. Il les engagea à
ne jamais abandonner la foi et les préceptes qu'il leur
avait communiqués, et à conserver toujours une fidélité,
un amour et un respect absolus à l'Altesse Sublime.
En ce qui concernait ce qu'on devait faire de son corps,
il recommanda à ses plus affidés confidents de l'enterrer
en secret et de telle sorte que personne ne pût savoir où
il aurait été mis. Nul doute qu'il ne voulût ainsi sous-
traire son cadavre aux outrages des musulmans, et sa tête
COMBATS ET SUCCES DES 15AIJYS. 21fi
à l'exposition sur les places publiques. Enfin il expira, et
la religion nouvelle, qui reçut en lui son proto-martyr,
perdit du même coup un homme dont la force de carac-
tère et l'habileté lui auraient rendu des services bien
utiles, si sa vie avait pu se prolonger. Les musulmans
ont naturellement une profonde horreur pour le souvenir
de ce chef; les bâbys lui vouent une vénération corres-
pondante. Ils ont raison des deux parts. Ce qui est cer-
tain, c'est que Moulla JIousseïn-Boushrewyèh a le pre-
mier donné au bâbysme , dans l'empire persan, cette
situation qu'un parti religieux ou politique ne gagne dans
l'esprit des peuples qu'après avoir fait acte de virilité
guerrière.
Après l'enterrement de Moulla Housseïn, qui eut lieu
avec les précautions prescrites par lui, les bâbys du
château eurent encore à enterrer les blessés qu'ils avaient
ramenés avec eux et dont une bonne partie succomba.
Ensuite, ils exécutèrent une nouvelle sortie. Mais le
Serdar avait quitté la place et était retourné chez lui
avec ses hommes. Débarrassés ainsi du soin de com-
battre, ils ouvrirent les tombes des musulmans, en
tirèrent les cadavres, les décapitèrent, et ayant planté de
grands pieux devant la porte principale de leur château,
ils fichèrent les têtes sur les pointes. Quant aux corps,
ils allèrent les jeter dans le désert, afin que les bêtes
et les oiseaux pussent en faire leur proie. En même
temps, ils recherchèrent avec soin les restes de leurs
compagnons mutilés par les gens du Serdar et les ense-
velirent avec respect. Cela fait, ils rentrèrent dans leur
forteresse.
CHAPITRE IX
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. TROUBLES
A ZENDJAN.
Cependant, avant d'avoir encore aucune connaissance
de ce qui s'était passé devant le château du Sheykh Te-
bersy, le Shahzadèh Mehdy-Kouly-Mirza s'était mis en
route avec des troupes aussi nombreuses qu il avait pu
en réunir pour aller retrouver le Serdar xbbas-Kouly-
Khan Laredjany. Il fut rejoint en route parles messagers
de ce seigneur, qui, en lui présentant plusieurs lances
garnies de têtes, lui remirent des lettres un peu ambi-
guës et lui jurèrent, comme c'est d'usage en pareil cas,
par sa tête, par la tête bienheureuse du Roi et par Mour-
téza Aly, que les bâbys avaient été complètement vain-
cus et détruits, ou que, s'il en restait par hasard quel-
ques-uns , ce qu'ils ignoraient, ce ne devait pas être
beaucoup. Un discours aussi satisfaisant n'avait point
persuadé le prince, habitué à en faire lui-même de pa-
reils à ses supérieurs ; mais la vue des têtes lui sembla
au moins d'un heureux augure, et il continua sa route,
plein de bonne espérance, considérant la prise définitive
du château comme chose désormais facile, et craignant
218 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
que le Serdar n'en eût l'honneur à son détriment. Ainsi
cheminant, livré à ses réflexions, les unes assez douces,
les autres moins, il arriva h un port sur le Kara-Sou,
auprès d'Aly-Abad, et s'y arrêta pour Ja nuit. Chacun
s'occupait paisiblement à faire cuire son dîner, quand
arriva le confident du Serdar, Abdoullah-Khan, l'x^Lfghan,
chargé de donner des explications sérieuses, et qui, sen
tai^t la difficulté de sa tâche, se rendit d'abord auprès de
Mirza Abdoullah Newayy, conseiller du prince, avec qui
il avait des liaisons particulières, et lui raconta franche-
ment, autant que la franchise est possible, comment les
choses s'étaient passées et tout le détail; car c'était sur-
tout par le détail qu'on espérait se sauver et donner à
l'accident une couleur moins fâcheuse.
Les deux amis, après avoir raisonné à Tinfini sur ce
qu'il était à propos de dire et à propos de taire, se déci-
dèrent à aller ensemble chez le prince et lui firent leur
récit de la façon dont ils l'avaient arrangé. Mehdy-Kouly-
Mirza fut un peu surpris. Ce n'était pas ce à quoi il s'at-
tendait. Mais, en somme, ce qui le frappa davantage,
c'est que le Serdar pouvait être considéré comme ayant
été battu aussi bien qu'il l'avait été lui-même, et cette ré-
flexion, accompagnée de tous les corollaires consolants
pour son amour propre, lui rendit l'afl'aire très agréable.
Non seulement il ne craignait plus qu'un de ses lieute-
nants se fût paré d'une gloire enviable en prenant le
château des bâbys, mais encore ce n'était plus seulement
lui qui avait échoué : il avait un compagnon et un compa-
gnon auquel il espérait bien faire porter la responsabilité
des deux défaites. Enchanté, il réunit ses chefs, grands
et petits, et leur fit part de la nouvelle, en déplorant,
bien entendu, le triste sort du Serdar, et en faisant
CHUTK DU CHATEAU DU SHKYKH TKHKRSY. 219
des vœux ardents pour qu'une autre fois ce vaillant soldat
fût plus heureux.
La satisfaction du Shahzadèh ne fut pas tout à fait parta-
gée par les commandants de ses bandes. Ceux-ci pensè-
rent que la dernière affaire rendait la situation du pays
de plus en plus mauvaise. Le mal n'était pas seulement
que des hommes eussent succombé dans une entreprise
mal conduite , mais chacun pouvait se rendre compte
que l'autorité des bâbys gagnait dans la province ; qu'un
grand nombre de gens, qui ne se déclaraient pas encore^
n'en étaient pas moins prêts à se joindre à eux aussitôt
qu'ils feraient un mouvement en avant; que leurs émis-
saires étaient si hardis et si soutenus par la peur géné-
rale, qu'on n'osait les arrêter nulle part, bien qu'on
les connût, et que, enfin, si une rencontre, un conflit
était encore nécessaire, on ne pouvait guère compter sur
des troupes battues et maltraitées chaque fois qu'elles
en étaient venues aux mains avec les sectaires. Les gens
raisonnables concluaient de tout cela qu'au lieu de se
promener de droite et de gauche dans la montagne, en
s'exposant sans cesse par une irrémédiable incurie et
une rare incapacité dans tous les genres à ce que quel-
que désastre nouveau arrivât, il vaudrait mieux réflé-
chir, savoir ce qu'on voulait faire, et ne frapper qu'avec
la presque certitude d'atteindre le but. Mais le prince ne
goûta pas cette façon de penser, et il s'en vint avec son
monde planter un nouveau camp devant le château du
Sheykh Tebersy.
Du moins c'était son intention d'en agir ainsi ; mais
l'aspect du lieu le fit changer d'avis. Devant la porte, il
vit les pie«x sanglants chargés de têtes ; de tous côtés,
des cadavres à demi rongés, à demi pourris, une odeur
220 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
infecte aux alentours. Il ne voulut pas rester là, et alla
s'établir à un farsakh, environ une lieue et demie de ce
lieu détestable, dans un endroit oii se trouve un village
nommé Kashek. Il y mit son quartier général, envoya
faire des recrues dans le pays d'alentour, et expédia des
hommes de corvée pour nettoyer les environs immédiats
du château. Ensuite, il fit commencer un mur d'inves-
tissement autour de la forteresse, et décida que cette fois
ce serait ainsi qu'on s'y prendrait, c'est-à-dire qu'on en-
fermerait les bâbys derrière leurs murailles, qu'on les
harcèlerait d'un feu aussi vif et soutenu que possible, et
que, lorsqu'ils essayeraient de sortir, on les repousserait
du haut des remparts qu'on allait élever. Le prince
distribua les postes que chacun aurait à garder sur le
développement de cette ligne d'investissement ; il chargea
de l'approvisionnement des troupes Hadjy Khan-Noury et
Mirza Abdoullah Newayy. Pour principaux officiers, il
prit le Serdar Abbas-Kouly-Khan Laredjany, auquel, de-
puis son peu de succès, il portait plus d'intérêt; puis
Nasroullah-Khan Bendéby, autre chef de tribu, et Mous-
tafa-Khan, d'Ashref, auquel il donna le commandement
des braves toufenkdjys de cette ville et celui des Sou-
rétys. D'autres seigneurs moins considérables comman-
dèrent les gens de Doudankèh et de Bala-Restâk, ainsi
qu'un certain nombre de nomades turks et kurdes, qui ne
se trouvaient pas compris dans les bandes des grands chefs.
Ces nomades turks et kurdes furent plus particulière-
ment chargés de la'surveillance de l'ennemi. On commen-
çait, après des expériences assez multipliées, à admettre
qu'il ne serait pas mal de se garder un peu mieux que par
le passé. Turks et Kurdes furent donc chargés de ne pas
perdre de vue, soit de jour, soit de nuit, ce qui se ferait
CHUTE DUiClIATEAU DU SllliVkll TEHEllbY. 221
du côté de renaemi^ et d'avoir Fœil au guet de manière
à prévenir les surprises. Ces précautions établies, on
creusa des trous et des fossés pour y placer des tou-
fenkdjys, qui reçurent l'ordre de tirer sur tous les bâbys
qui se montreraient. On construisit de grandes tours,
d'une élévation égale et même supérieure à celles des dif-
férents étages de la forteresse^ et, au moyen d'un feu plon-
geant continu, on rendit plus difficile encore aux ennemis
de circuler sur leurs murailles ou de traverser même la
cour intérieure. C'était un avantage considérable. Mais,
au bout de quelques jours, les chefs bâbys^ profitant de
la longueur des nuits, exhaussèrent leurs retranchements
de telle sorte que les tours d* attaque se trouvèrent dépas-
sées.
Ainsi, des deux parts, on appliquait les plus anciens
procédés de l'art des sièges. Les Grecs d'Alexandre, les
Romains de Grassus, les Arabes des khalifes ne s'y se-
raient pas pris autrement. Mehdy-Kouly-Mirza, pourtant,
voulut réunir aux moyens antiques quelque chose des
inventions modernes, afin de ne rien négliger, et il fit
venir de Téhéran deux pièces de canon et deux mortiers
avec les munitions nécessaires. Il se procura en même
temps le secours d'un homme de Hérat, qui avait le
secret d'une substance explosive, laquelle, étant allumée,
se projetait à sept cents mètres et incendiait tout. On en
fit l'épreuve, et les résultats furent satisfaisants. Gette
composition fut lancée dans le château, et elle y mit en
flammes et bientôt en cendres toutes les habitations de
bois, de roseau ou de paille que les bâbys s'étaient cons-
truites à l'intérieur, soit dans la cour, soit sur le rem-
part. Tandis que cette destruction avait lieu, les bombes
lancées par les mortiers et les boulets faisaient un tort
222 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBER8Y.
considérable à une bâtisse élevée à la hâte par des gens
qui n'étaient pas architectes, encore bien moins ingé-
nieurs, et qui n'avaient pas songé qu'on pût venir les
attaquer avec de l'artillerie. En peu de temps, les dé-
fenses du château furent démantelées; ce n'étaient plus
que poutres écroulées sous l'action du feu, débris de bois
noircis et fumants, tas de pierres bouleversées.
Les bâbys et leur chef Moulla Mohammed-Aly ne per-
dirent nullement courage. Derrière leurs décombres, ils
se terrèrent dans des trous et des passages souterrains
où les bombes et les boulets ne pouvaient les at-
teindre, et continuèrent à se défendre avec une énergie
égale.
Un matin, le prince, rendu plus impatient par les pro-
grès évidents de son attaque et désireux d'en finir à tout
prix, ordonna 'qu'au lieu de discontinuer au jour, suivant
l'usage, les travaux de la nuit, tous les hommes, sans
exception aucune, eussent à s'y mettre, tant ceux qui
avaient travaillé depuis la veille au soir que ceux qui
avaient dormi. On lui représenta inutilement que les uns
et les autres étaient à jeun et qu'il fallait au moins leur
laisser le temps de se refaire. Il insista, il s'emporta, et
les soldats ennuyés et obstinés se dispersèrent en cou-
rant et allèrent se cacher pour se dispenser d'obéir.
Tout ce que purent faire Djafer-Kouly-Khan, de Bala-
Restâk, et Mirza Abdoullah, ce fut de rassembler et de re-
tenir une trentaine d'hommes avec lesquels ils s'achemi-
nèrent vers les travaux.
Les bâbys avaient observé de loin le désordre qui s'é-
tait mis dans le camp et, sans en connaître autrement la
cause, ils n'avaient pas hésité à en profiter. Sortant donc
de leurs ruines et de leurs retraites, animés par les cris
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 223
aigus de leurs femmes et de leurs enfants, ils franchirent
intrépidement les amas de décombres et, au pas de course,
se dirigèrent sur les tranchées pour les bouleverser et
mettre le feu aux tours. Mirza Abdoullah, les voyant
venir, se jeta au-devant d'eux et, de son fusil à deux
coups, jeta tout d'abord deux bâbys par terre. Cet exploit
fit l'effet qu'il aurait produit sur une troupe de gazelles.
11 détourna l'attaque, qui, par un mouvement instinctif,
se jeta à gauche, oii était Djafer-Kouly-Khan, au pied
d'une tour construite par lui. Ce chef, non moins résolu
que Mirza Abdoullah, l'imita, mais non pas avec le
même succès. Les bâbys, rejetant leurs fusils sur leurs
dos, mirent le sabre à la main et fondirent sur le brave
nomade, qui, serré de près, se réfugia dans le fossé de sa
tour. On l'y suivit ; son neveu eut, à son côté, la moitié
de la tête abattue d'un coup de sabre vigoureusement
porté. Il aurait été tué lui-même, sans aucun doute, si
les bâbys, à ce moment, rudement assaillis par les hom-
mes de l'armée royale qui se ralliaieut et accouraient au
péril, n'avaient été contraints de songer à eux-mêmes et
de sortir du fossé. Pendant le tumulte, Djafer-Kouly-
Khan se hissa sur la berge et, se réunissant aux siens,
continua à combattre, bien que blessé au côté d'un coup
de hache. Enfin, il tomba. Les bâbys, après avoir mis le
désordre dans les tranchées et démoli une tour, ne trou-
vèrent pas possible de pousser plus loin leurs avantages.
Ils rentrèrent et se tinrent cois le reste du jour. Mais,
de nouveau, les assaillants étaient découragés.
Le siège durait depuis quatre mois et on ne faisait pas
de progrès sensibles. Les fortifications primitives avaient
été renversées; mais, avec une énergie qui ne se démen-
tait pas^ les bâbys les avaient remplacées par d'autres et.
224 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
jour et nuit, les réparaient et les augmentaient. On ne
pouvait prévoir l'issue de cette affaire, d'autant moins
que, comme je le raconterai tout à l'heure, le Mazendérân
n'était plus la seule partie de la Perse où les partisans de
la religion nouvelle donnassent de si terribles preuves de
leur foi, de leur zèle et de leur intrépidité. Le roi et le
premier ministre, inquiets d'une telle situation, firent
éclater leur colère contre les chefs envoyés par eux. On
ne se borna pas à leur reprocher leur incapacité dans les
termes les plus amers, on les menaça, eux et tous les
peuples de la province, de les traiter comme des bâbys si
l'affaire n'était terminée au plus vite. Là-dessus le com-
mandement fut ôté à Mehdy-Kouly-Mirza et donné à
l'Afshar Souleyman-Khan, homme d'une fermeté connue
et d'une grande influence, non seulement sur sa propre
tribu, une des plus nobles de la Perse, mais encore sur
tous les gens de guerre, qui le connaissaient et le tenaient
en grande estime. Il emporta les instructions les plus ri-
goureuses.
Il se rendit immédiatement au château du Sheykh
Tebersy et renforça les assiégeants des cavaliers turks
qu'il amenait avec lui. Les travaux furent repris avec une
activité qu'on n'avait pu encore leur imprimer. Le chef
était sévère, on savait que ses ordres étaient sans appel.
Avec lui, il y avait autant, sinon plus de dangers à re-
culer qu'à avancer. Aussitôt qu'une brèche nouvelle eut
été à peu près pratiquée, Souleyman-Khan y poussa ses
troupes et donna l'assaut sur tout le pourtour du fort à
la fois. Les bâbys le reçurent avec la résolution froide et
endiablée que l'on pouvait attendre d'eux.
Mirza Kérym-Khan, d'Ashref, réussit cependant, à ga-
gner la crête du mur avec quelques-uns de ses hommes.
CliUtE DU CHATKAU DU SHEYKH tEBERSY. |228
Aussitôt son porte-fanion, qui le suivait, tomba à la ren-
verse, frappé d'une balle; mais Kérym-Khan, étendant
le bras, saisit le fanion, qui ne suivit pas son porteur
dans sa chute; puis, élevant et secouant son étendard, il
fit tête dans la mêlée et entraîna les siens à travers une
grêle de balles. 11 était si avant au milieu des ennemis
que les flammes des ainorces lai brûlaient autour du
visage. Aussi affolé que les bâbys, il se maintint, les
poussa, gagna une tour, les en chassa et planta son fanion
au sommet.
A cette vue, Mohammed-Salèh-Khan, frère de Djafer*
Kouly-Khan, avec quelques hommes |de Bala-Restak, ac-
courut à son aide, et il aurait été suivi d'un grand nombre
de soldats, si Mehdy-Kouly-Mirza, pris de peur, n'avait
fait battre les tambourins pour rappeler son monde. A ce
signal qu'ils n'étaient plus soutenus, les deux chefs, déjà
maîtres d'une bonne position, durent se résigner à la
perdre et réussirent à la quitter. Mais Souleyman-Khan^
désolé, fit honte au prince et à ceux: qui pensaient et
parlaient comme lui. Il leur remontra que c'était par de
telles façons d'agir qu'ils avaient encouru la disgrâce
royale; il les menaça durement et déclara qu'on recom-
mencerait l'assaut dès le lendemain. Il fondait une forte
espérance de succès sur ce que les bâbys, outre qu'ils
étaient sans chef et fort réduits de nombre, souffraient
de toutes les tortures de la faim, leurs provisions étant
complètement épuisées.
Ce renseignement était venu d'une façon moralement
assez triste. Au milieu de tant de gens si convaincus et
si résolus, il s'en trouva pourtant un qui perdit courage.
Il se nommait Aga Résout. Devant les souffrances déjà
endurées et la fin C3rtain3, il 'vit s'évano-iir sa foi : jus-
15
i22é CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
qu'alors soutenu^ exalté comme tous ses compagaons, il
déserta. Il vint trouver le prince, et celui-ci le reçut avec
une joie parfaite, lui pardonna et lui fit des cadeaux. Ce
qui est propre à dégoûter des grandes entreprises,, c'est
qu*on n'y saurait renoncer pour rentrer simplement dans
le plain-pied de la vie ; quand on faiblit, de sublime on
devient vil. Aga Resoul raconta tout ce qui se passait
dans le fort et remplit les musulmans de joie en leur
montrant la victoire sous leur main, ce dont ils n'étaient
pas sûrs encore. 11 ne s'arrêta pas là et voulut s'illustrer
dans son nouvel état. Il avait Thabitude de l'extrême.
Rentrant dans la forteresse, où l'on ne s'était pas encore
aperçu de son absence, il pratiqua une trentaine d'hommes
de son village, sur lesquels sa naissance assez bonne lui
donnait de l'influence et qui n'étaient devenus bâbys que
par lui. Par lui encore ils devinrent déserteurs, considé-
rant comme un devoir supérieur à tout autre de servir
leur chef, même au mépris d'une religion à laquelle jus-
qu'alors ils avaient tant donné.
Ayant donc cédé à ses instigations, ils quittèrent le
château sans rien dire et s'acheminèrent vers les tran-
chées. Mais les nomades du Laredjân, qui étaient de garde
ce jour-là et ne savaient pas un mot ni des intentions de
ces nouveaux amis ni de ce qui était convenu avec les
chefs de l'armée, firent feu sur eux, tuèrent Aga Resoul
et plusieurs autres, et contraignirent le reste à rebrousser
chemin et à retourner aux bâbys, qui les ayant vus sortir
et les voyant rentrer sans que rien pût expliquer cette
façon de faire, leur dirent : Vous êtes des traîtres!
Mourez! » et ils furent massacrés à coups de sabre. Il y
eut quelques jours après encore un apostat, ce fut Riza-
Khan, un des fils de Mohammed-Khan, grand écuyer du
CrtCtË DU CHATEAU DU SHÉYKk ÎEBEkSt. 22^
roi, qui avait suivi Moulla Housseïn el jusque-là partagé
bravement Ja fortune de la secte. Mais, lui aussi, faible
devant la faim, s'échappa la nuit et vint demander
grâce au prince, qui lui pardonna. Quelques autres bâbys
furent moins coupables peut-être, mais non pas pardon-
nables. Ils partirent en armes, traversèrent l'armée royale
endormie et, gagnant la montagne, se dispersèrent et
prirent la route des villages d'où ils étaient venus. Ceux-
là trahirent leurs compagnons, mais non leur conscience.
Ceux qui restaient fermes avaient achevé de manger, non
seulement leurs dernières provisions, mais le peu d'her-
bes qu'ils avaient pu recueillir dans leur enceinte et Fé-
corce entière des arbres. Il leur restait le cuir de leurs
ceinturons et les fourreaux de sabre. Ils recouraient
aussi à l'expédient indiqué jadis par l'ambassadeur d'Es-
pagne aux ligueurs assiégés dans Paris : ils broyaient des
ossements de morts et en faisaient une sorte de farine.
Enfin, poussés à bout, ils se déterminèrent à une sorte
de profanation. Le cheval de Moulla Housseïn était mort
des blessures qu'il avait reçues dans cette nuit san-
glante où son maître avait succombé. Les bâbys l'avaient
enterré par respect pour la mémoire de leur saint, et
quelques rayons de sa gloire, quelque chose de la vé-
nération profonde qu'il inspirait, flottaient sur la tombe
du pauvre animal.
Un conseil de guerre se réunit et, en déplorant la né-
cessité de discuter de semblables sujets, on mit en déli-
bération de savoir si l'excès de la détresse pouvait auto-
riser les fidèles à déterrer le coursier sacré et à s'en faire
un aliment. Avec une douleur vive on décréta que l'ac-
tion serait excusable. On reprit donc à la terre ce qu'on
lui avait donné, on se partagea les lambeaux du cheval,
2^8 CttlîTË DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
et, les ayant fait cuire avec de la farine d'ossements, on
les mangea, puis on reprit les fusils.
L'attaque commandée par Souleyman-Khan commença.
Au milieu d'une fusillade bien nourrie, des planches et
des troncs d'arbres furent jetés sur le fossé du château,
du côté de l'ouest, et Mirza AbdouUah Newayy s'élança,
suivi des Bendépis, de quelques Ashréfys et des combat-
tants de Bala-Restak. On était au commencement de la
nuit. Les bâbys se portèrent sur la brèche pour la dé-
fendre et un affreux tumulte commença, dominé çà et là
par les cris déchirants et aigus des femmes mêlées à leurs
maris. Les bâbys essayèrent de profiter de ce premier
moment d'altaque pour sortir en masse du château et se
frayer une route vers la forêt. Ils auraient ainsi pu espé-
rer, si non le salut, du moins le renouvellement et la pro-
longation de la lutte, mais ils ne réussirent pas, et leur
impétuosité vint se briser contre le nombre de leurs enne-
mis, bien que, au premier abord, ceux-ci eussent plié. Ils
l'avaient fait, non par manque de cœur, mais, en réa-
lité, parce que la presque totalité des musulmans con-
sidéraient les bâbys comme autre chose que des hommes,
ou, pour le moins, comme des hommes fées. Aussi recou-
raient-ils à tous les moyens extrêmes pour en avoir
raison. Un homme de Talisch tirait avec des pièces d'or
sur tel des champions bâbys qui lui semblait plus partir,
culièrement redoutable. Il est singulier que cette supers-
tition se retrouve en Perse comme en Ecosse, où les
Covenantaires visaient avec des balles d'argent sur ceux
de leurs persécuteurs qu'ils croyaient enchantés. En lut-
tant avec cette rage et cette exaltation, qui en faisaient plus
et autre chose que des soldats ordinaires, les deux partis
se confondirent et en vinrent à user du pistolet plus que
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 229
du fusil, et du poig-nard plus que du sabre. Les hommes
roulaient pêle-mêle dans le fossé, sur les ruines du mur,
sur les débris des tours. Comme un tourbillon de feuilles,
les vivants, les blessés, cramponnés les uns aux autres et
se poussant comme les vagues d'une mer secouée par la
houle, assaillants et défenseurs, tombèrent confondus dans
^a vaste cour du fort. L'entrée était décidément forcée.
Les soldats de Souleyman-Khan arrivaient de tous les côtés
et les bâbys ne pouvaient ni les repousser, ni se débander,
ni se faire jour. Au milieu du tumulte, quelques-uns
d'entre eux demandèrent à capituler.
On leur répondit d'apostasier et qu'alors on pourrait
s'entendre. Là-dessus le combat se ralentit un peu et on
commença à parlementer. Il fut convenu, après quelques
difficultés, que les bâbys se rendraient et que, sans con-
ditions aucunes, sinon celle de quitter leur château, on
leur garantirait la vie sauve. Cette stipulation ayant été
agréée, Mehdy-Kouly-Mirza et les généraux rappelèrent
leur monde et le firent rentrer dans le camp. Cependant
ils tenaient leurs soldats sur pied dans l'attente de la
façon dont les bâbys exécuteraient leur engagement. Les
soldats, d'ailleurs/ étaient également curieux de voir ce
qui restait de cette garnison encore si redoutée et dont les
exploits, avant d'avoir cessé, étaient déjà devenus légen-
daires.
Les bâbys parurent ; il n'en restait plus que deux
cent quatorze dont un certain nombre de femmes, et tous
dans un tel état d'épuisement qu'on peut à peine se le
représenter. On leur donna des tentes_, oii ils s'établirent;
on leur fournit des vivres, et, pendant plusieurs heures,
ils ne s'occupèrent qu'à réparer leurs forces, les chefs de
l'armée royale leur témoignant d'ailleurs des égards
230 CHUTE DU CHATKAU DU SHEYKH TEBEUSY.
Mais le lendemain, Suuleyinan-Khan, le Shahzadèh, les
chefs, invitèrent les principaux bâbys à déjeuner. Ceux-ci
acceptèrent el la réunion eut lieu dans la tente du prince,
située au milieu du camp. Dès les premiers propos, on
parla relig-ion. Les bâbys ne cherchèrent nullement à
dissimuler leur haine el leur mépris pour l'Islam et se
mirent à argumenter avec cet entraînement et cette viru-
lence qui leur étaient ordinaires. On répondit peu de pa-
roles; car les actes allaient parler et l'on tenait le pré-
texte que l'on voulait avoir. A un signal convenu, les
soldats se précipitèrent dans la tente et arrêtèrent les
hôtes, tandis qu'une autre troupe, se jetant sur le gros
des bàbys, couchés sans défiance dans le quartier qu'on
leur avait assigné, les garrottèrent et les amenèrent à
l'endroit où étaient déjà étendus les principaux d'entre
eux.
La trahison est quelquefois tentante et douce au cœur
de la lâcheté victorieuse; mais elle a son embarras, celui
de ne pouvoir pas s'avouer, même devant les victimes. Il
faut la farder. Le prince Mehdy-Kouly-Mirza prétendit
que l'honneur de la religion, que les lois expresses de sa
foi et que sa loyauté envers son souverain le forçaient de
violer sa parole. Il fit des phrases, et quand elles furent
faites, il ordonna de réserver Moulla Mohammed-Aly
Balfouroushy elles principaux officiers; quant au reste,
il fit étendre par terre, les uns à côté des autres, tous les
captifs, et un à un, on leur ouvrit le ventre. On remarqua
qu'il y eut plusieurs de ces malheureux dont les entrailles
étaient remplies d'herbe crue. Celle exécution achevée,
on trouva qu'il restait encore quelque chose à faire et on
assassina les transfuges auxquels on avait pardonné- Il y
avait aussi des enfants et des femmes: on les égorgoa de
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 231
même. Ce fut une journée complète. On tua beaucoup et
on ne risqua rien. Tous les bâbys étant morts, et la certi-
tude acquise que de ces sectaires redoutés on ne rencon-
trerait tout au plus que les ombres, on se rendit au châ-
teau du Sheykh Tebersy, et on se promena daus les décom-
bres. On admira avec un profond étonnement les efforts
extraordinaires qu'il avait fallu, à des hommes privés
des instruments et surtout des connaissances néces-
saires, pour construire tant de murs, creuser tant de pas-
sages, combiner tant, de défenses. On trouva aussi un
grand nombre d'armes et de meubles, comme tapis et
ustensiles divers, dont on s'empara. Une partie provenait
du butin que les bâbys avaient fait naguère dans leurs
expéditions heureuses, notamment les bagages de Mehdy-
Kouly-Mirza^ qui eut le bonheur de s'en ressaisir.
Cependant, dès le lendemain et le surlendemain, la nou-
velle de la victoire définitive ayant été portée à Balfou-
roush, à Sâry, à Ashref, dans les villes et villages de la
province, les mouUas accoururent au camp pour voir
comment les choses s'y passaient. On leur raconta la
mort des bâbys; ils en félicitèrent ceux qui ne s'étaient
pas arrêtés à de vaines formalités d'engagements, ces en-
gagements n'étant pas valables aux yeux de la loi. Puis ils
insistèrent pour qu'on se défît de même, sans attendre les
ordres de Téhéran, de Hadjy Mohammed -Aly et de ses
compagnons. Bref, les moullas se montrèrent ce que sont
la plupart des hommes ayant leur passion et se trouvant
à même de la satisfaire. Il faut être juste : ce ne fut pas
parce qu'ils étaient moullas qu'ils parlèrent, pensèrent et
agirent ainsi ; il suffisait qu'ils fussent des hommes.
Hadjy Mohammed- Aly et ses officiers furent donc con-
damnés à être exécutés sur la place de Balfouroush, et ils
232 CHUTE Di: ClJATEAr 1)1] SHEYKH TEBERSY.
le furent. On leur avait annoncé d'avance, sans doute par
une précaution de l'orgueil inquiet, que, quand même
ils abandonneraient leur religion et retourneraient à l'Is-
lam, l'apostasie ne leur serait d'aucun avantage et ne les
empêcherait pas d'aller aux mains des bourreaux. Ils
reçurent cette communication avec un mépris froid et
moururent sans parier. Pendant plusieurs semaines, on
rechercha çà et là dans le pays ceux qui passaient pour
bâbys et on les massacra. Mais cette enquête n'alla pas
loin. Les vainqueurs ne se souciaient pas de ranimer la
lutte, tout au contraire; et comme un grand nombre de
demi-indifférents laissaient cependant percer une par-
tialité qui pouvait devenir dangereuse, les moullas et les
chefs se hâtèrent de mettre fin à cette affaire et s'enten-
dirent pour qu'on s'entretînt le moins possible de ce qui
avait eu lieu. D'ailleurs, on se rendait parfaitement compté
que si le bâbysme était étouffé dans le Mazendérân, il ne
l'était nullement ailleurs. Toute la Perse, on peut le dire,
le pays entier frémissait sous l'impression de la doctrine
nouvelle et attendait avec un intérêt extrême ce que
produiraient les conséquences que Moulla Housseïn-Boush-
rewyèh^ le premier, avait osé en tirer.
A Shyraz, le Bâb, confiné dans sa maison, effrayait tout
le monde par cette puissance évidente qui lui faisait re-
muer au loin le Mazendérân. Le Khorassan était plein de
bâbys. Il en existait, il s'en formait partout. On a vu qu'ils
avaient semé leur graine à Ispahan^ à Kashan, à Kazwyn.
Gourret-oul-Ayn s'était éloignée du Mazendérân aussitôt
que la guerre avait éclaté. Ses partisans avaient rejoint
en grande partie la garnison du château du Sheykh Te-
bersy; le reste avait été prêcher et convertir hors de la
province. Elle-même, gagnant Hamadan, avait étendu son
TROUBLES A ZENDJAN 233
influence même sur les juifs, qui, chose bien singulière, se
montraient ailleurs aussi, à Sliyraz, par exemple, très
préoccupés de la nouvelle foi. Puis, elle avait disparu, et
personne n'eût pu dire, sauf ses confidents intimes, ce
qu'elle était devenue. D'accord, probablement, avec les
chefs de la secte, elle était entrée à Téhéran et s'y ca-
chait. A Kazwyn, le mal avait aussi fait de grands pro-
grès. Il allait éclater à l'heure même, d'une façon plus
redoutable encore que dans le Mazendérân, dans une
ville où rien jusqu'alors n'indiquait qu'il eût gagné du
terrain et dont on n'avait point parlé. Celte ville était
Zendjân, dans le Khamsèh.
Le Khamsèh est une petite province à l'est du Kaflân-
Kouh, ou montagne du Tigre, entre TAragh et l'Azer-
beydjan. Sa capitale, Zendjân, d'un joli aspect, est
ceinte d'un mur crénelé garni de tours, comme toutes les
cités persanes. La population y est turke de race, et, si
ce n'est par les employés du gouvernement, le persan y
est peu parlé. Les environs de la ville sont bien fournis
de villages, qui ne sont pas pauvres; des tribus puis-
santes les fréquentent surtout au printemps et en hiver.
Il se trouvait dans cette ville un moudjtehed appelé
Moulla Mohammed-Aly Zendjany. Il était natif du Mazen-
dérân et avait étudié sous un maître célèbre, décoré du
titre de Shérif-oul-Ouléma. Mohammed-Aly s'était adonné
particulièrement à la théologie dogmatique et à la juris-
prudence ; il avait acquis de la réputation. Les musulmans
assurent que, dans ses fonctions de moudjtehed, il faisait
preuve d'un esprit inquiet et turbulent. Aucune question
ne lui semblait ni suftisamment étudiée ni convenable-
ment résolue. Ses fetwas multipliés troublaient constam-
ment la conscience et les habitudes des fidèles. Avide de
234 TROUBLES A ZENDJAN. '
nouveautés, il n'était ni tolérant dans la discussion, ni
modéré dans la dispute. Tantôt il prolong-eait indûment
le jeûne du Ramazan pour des motifs que personne
n'avait donnés avant lui ; tantôt il réglait les formes de
la prière d'une façon tout inusitée. Il était désag^réable
aux gens paisibles, odieux aux routiniers. Mais, on
l'avoue aussi, il comptait de nombreux partisans qui le
considéraient comme un saint, prisaient son zèle et ju-
raient d'après lui. A s'en faire une idée tout à fait impar-
tiale, on peut voir en lui un de ces nombreux musulmans
qui, au vrai, ne le sont pas du tout, mais que presse un
fond très ample et très vivace de foi et de zèle religieux
dont ils cherchent l'emploi avec passion. Son malheur
était d'être moudjtehed et de trouver, ou plutôt de croire
trouver un emploi naturel de ses forces dans le boule-
versement des idées reçues en des matières qui ne com-
portent pas cette agitation.
Il en fit tant que, malgré ses nombreux appuis et
peut-être même à cause d'eux, ses collègues se mirent en
guerre ouverte avec lui, Taccusèrent à Téhéran, firent
agir le haut clergé de cette ville, bien payé pour suspec-
ter tous les instigateurs de nouveautés, et il fut mandé à
la capitale par le premier ministre. On était encore sous
Mohammed-Shah. Hadjy Mirza Aghassy, comme c'était
son usage, causa avec lui, chercha à l'embarrasser, s'en
moqua, lui dit des injures, lui fit des cadeaux et lui or-
donna de se choisir un logement à sa guise, de vivre en
paix, autant que possible, avec tout le monde, mais de
ne pas penser à Zendjân^ où il ne voulait pas qu'il re-
tournât.
C'était l'époque où Moulla Housseïn-Boushrewyèh était
lui-même à Téhéran. Le moudjtehed, mécontent, eut avec
TROUBLES A ZENDJAN. 235
lui des conférences et devint bâby du fond de l'âme.
Après Je départ de l'apôtre, il se mit en communication
directe avec le Bâb et puisa dims cette correspondance
sacrée un enthousiasme qui ne le cédait à celui d'aucun
des chefs de la secte. Les nouvelles du Khorassan, puis
celles du Mazendérân, le remplirent d'une joie qui
allait jusqu^à la frénésie. La gloire, les mérites de Moulla
Housseïn lui parurent dignes de devenir aussi ses mérites
et sa gloire. Mohammed-Shah était mort, son ministre en
fuite. Un nouveau règne, de nouvelles maximes lui paru-
rent faciliter ses projets. Profitant de ce que le capitaine
des gardes du palais, Émyr Asian-Khan, était nommé
gouverneur de Zendjân, il résolut de braver les défenses
qui lui avaient été faites d'y retourner. Un soir, il ôta son
turban, prit un habit de soldat, se glissa hors des portes
de Téhéran, et, montant à cheval, se dirigea rapidement
sur la ville où il avait gardé toute son influence.
Il y fit une entrée triomphale et telle qu'il ne l'aurait
pas eue quelques mois auparavant. En effet, devenu bâby,
il vit s'ajouter à tous ses anciens amis ceux de la doctrine
nouvelle. Une grande quantité d'hommes riches et consi-
dérés, des militaires, des négociants, des moullas même,
vinrent à sa rencontre à une ou deux stations de distance
et le conduisirent à sa demeure, non comme un réfugié
qui rentre^ non comme un suppliant qui ne demande que
le repos, non pas même comme un rival assez fort pour
se faire craindre : ce fut un maître qui apparut. Dès le
premier moment, il fit appel aux armes. Ne se souciant
ni du gouverneur, ni des moullas, il parcourait les rues à
la tête d'une forte troupe d'hommes armés. Il prêchait
dans les mosquées et les faisait retentir d'accents non
moins véhéments que ceux dont Moulla Housseïn avait
236 TROUBLES A ZENDJAN.
troublé les voûtes des temples de Nishapour. En peu de
temps il avait réuni sous sa main quinze mille hommes, et
en réalité, il régnait.
On avait appris à Téhéran une partie de ces détails,
et comme l'affaire du Mazendérân n'était pas encore ter-
minée, le nouveau premier ministre, Mirza Taghy-Khan_,
extrêmement inquiet de cet autre commencement d'in-
cendie, expédia à Émyr Aslan-Khan l'ordre de s'emparer
de la personne du perturbateur. Mais il était plus facile
ici de commander que d'exécuter. Le gouverneur comprit
qu'au moindre mouvement suspect de sa part, la lutte
s^engagerait. 11 n'avait rien pour la soutenir; lui, les moul-
las et le petit nombre de musulmans restés fidèles suc-
comberaient certainement. On se consulta et l'on dut se
résigner à attendre. Il se passa ainsi quelque temps en
observation mutuelle.
|
LES RELIGIONS ET LES PHILOSOPHES DANS L'ASIE CENTRALE
CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES
Tout ce que nous pensons et toutes les manières dont
nous pensons ont leur origine en Asie. Il est donc inté-
ressant de savoir ce que l'Asie pense encore et comment
elle le fait; une curiosité de ce genre se trouve déjà assez
justifiée par les motifs que j'en allègue, du moins pour
les hommes qui aiment à ne pas perdre de vue les traces
de l'histoire. Mais si l'on réfléchit que nos rapports de
toute nature avec les peuples qui occupent les parties
orientales de notre globe deviennent chaque jour plus
nombreux, plus féconds, et que nos intérêts, les matériels
comme les politiques, les plus relevés comme beaucoup
de ceux qui le sont moins, sont engagés et le deviendront
chaque jour davantage dans de telles questions, on ad-
mettra tout à fait, non plus seulement l'opportunité, mais
bien l'utilité directe et pratique de connaître' du mieux
possible la conscience intellectuelle et moxrite ôfc w»
2 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
peuples, que, bon gré mal gré, nous voulons institu
nos associés.
Avoir affaire aux nations sans les connaître, sans ]
comprendre, c'est bon pour des conquérants; moins b
pour des alliés et même pour des protecteurs ; et ri
n'est plus détestable et plus insensé pour des civilis
teurs, ce que nous avons la prétention d'être.
Je ne crois donc pas me placer en dehors des nécessif
générales de ce temps, ni faire un livre de pure spécu
tion en venant analyser d'aussi près et aussi bien que
le pourrai les notions religieuses, philosophiques, m
raies et même les habitudes littéraires actuelles des ha
tants de l'Asie Centrale. Peut-être les résultats que je v
présenter et les considérations auxquelles ces résuit
donneront lieu pourront-ils fournir l'explication de beî
coup de faits qui, jusqu'à présent, semblent être impi
faitement compris, en admettant même qu'ils le soie
un peu.
Ce qui importe avant tout, dans cette étude, c'est
considérer la vraie nature du génie asiatique.
Lorsqu'un Européen embrasse une doctrine, son int
ligence se porte assez naturellement à renoncer à tout
qui n'y appartient pas, ou du moins à ce qui produir
un contraste trop marqué. Ce n'est pas qu'une telle oj
ration soit chose facile ni simple. Si Ton parvient asi
aisément à reconnaître que le noir et le blanc sont inco
patibles et que, pour conserver l'une ou l'autre de
couleurs dans un état désirable de pureté, il importe
l'isoler et de supprimer sa rivale, l'esprit possède rai
ment l'énergie suffisante pour rendre la séparation au
absolue qu'elle devrait être, et il conserve le plus s(
vent un peu de l'opinion qu'il n'a plus, ou même enc
CARACTÈRE MURAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 3
de l'opinion qu'il n'a pas. Il est possible dans des décla-
rations claires, nettes, de rejeter tels ou tels dogmes, mais
il ne Test pas autant de se soustraire à telles ou telles
conséquences de ces mêmes dogmes, à des notions qui
n'existeraient pas sans eux : en un mot, le nombre des
consciences résolument blanches ou noires est rare par-
tout ; ce sont les grises qui se rencontrent le plus fréquem-
ment.
Toutefois, je le répète, il faut convenir, que de tous les
peuples qui furent jamais, ceux de notre partie du monde,
je dis nos contemporains, sont encore ceux qui ont
réussi davantage à se donner des croyances d'apparence
homogène. Il n'en va pas de même des Asiatiques. Ils
sont tellement loin d'un pareil résultat, qu'ils n'en con-
çoivent même pas l'utilité; ils lui tournent le dos et
leur préoccupation est moins de chercher, ainsi que
nous, un état de vérité bien circonscrit, bien déterminé,
clos de murs, garni de sauts de loups infranchissables à
Terreur, que de ne pas laisser échapper une seule forme/
une seule idée, un seul atome de forme ou d'idée percep '
tible à l'intelligence ; voilà ce qu'ils estiment être la
vérité; les antinomies ne les effarouchent pas, l'immen-
sité des terrains les ravit, le vague des délimitations ou
plutôt l'absence de bornes leur semble de première obliga-
tion, si bien que, quelle que soit la thèse soutenue devant
eux, cette thèse sera importante et digne de leur sym-
pathie, non pas suivant la mesure de l'élan qu'on y re-
marquera vers l'exactitude, mais suivant la minutie de la
recherche attachée à quelque point négligé jusqu'alors,
et que sa subtilité permet de faire, sinon même entre-
voir, au moins rêver.
C'est l'usage immodéré de la méthode màvclve opfc
4 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
amené cette disposition morale. Elle a aiguisé les int
ligences très-finement, mais, en même temps, elle les
trempées d'une sorte de scepticisme inconscient q
résulte du besoin même de ne pas mettre de bornes à
curiosité métaphysique. Elle a montré tant de chos
diverses, elle promène si bien les imaginations au mili
des paysages les plus variés, elle est toujours si dispos
à les conduire au fond des abîmes après les avoir f
planer au plus éthéré des hauteurs, qu'il ne reste pi
ni l'envie, ni le besoin, ni le temps de s'attacher défi:
tivement à aucun des résultats qu'elle présente. On
laisse bercer dans cette vague atmosphère, ou mieux, 1'
éprouve sans cesse le sentiment qui fait marcher a^
joie les voyageurs dans certaines contrées de montagne
le chemin est étroit, sans horizon, la route invisibl
les rochers s'élèvent à droite et à gauche, menaçant
dérober la vue du dernier lambeau d'azur qui domi
leur sommet; on ne sait comment on sortira; on avar
pourtant, et enfin le passage se montre ; puis nouvea
doutes, nouvelle issue, et bientôt l'on ne marche p.
pour avancer, mais seulement pour le plaisir de dénoi
la perpétuelle énigme de la route.
Ainsi des Orientaux et de leurs horizons philosop
ques. Nous dirions, et non sans justesse, que l'habitude
est leur jugement de se livrer sans fin ni trêve à i:
gymnastique aussi exagérée a dû le disloquer. C'est
vérité pure ; ils sont pleins de feu et d'une facilité d'
tuition la plus alerte et la plus adroite du monde ;
excellent, comme on dit, à fendre un cheveu en quatre
de ces quatre intangibles ils feront un pont qui port"
voiture ; ils verront matière à des méditations sans
mites, non sans valeur, sur la notion la plus minuscul
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 5
mais il est certain, en même temps, que cette faculté
morale que nous appelons le bon sens et qui, soit dit en
passant, nous déprime pour le moins aussi souvent
qu'elle nous guide, n'est pas chez eux en équilibre par-
fait avec leur puissance imaginative et leur rapidité de
conception; à vrai dire, le bon sens manque chez eux;
aussi n'en aperçoit-on guère la trace dans leurs affaires de
quelque ordre que ce soit. Tout ce qui les mène et les
pousse y est généralement étranger. Leur vie entière s'é-
coule à n'en faire presque aucun usage. Les grandes
choses, peu communes partout, leur sont cependant plus
accessibles et plus familières que les choses raisonnables.
Certes, rien n'est fâcheux dans la conduite des affaires
positives comme ce vacillement perpétuel du jugement.
Aussi yoit-on, dans les siècles actuels, les Orientaux, qui
ne manquent, assurément, pas plus de courage et de réso-
lution que d'esprit, devenir, à tous les degrés, les vic-
times d'aventuriers européens coulés dans un métal bien
inférieur au leur, mais plus rigide. Ce qui n'est pas moins
digne de remarque, c'est que cette infériorité, si fâcheuse
pour eux, à notre avis, ne les affecte pas autant que nous
serions portés à le supposer. Ce n'est pas dans les avan-
tages de la vie matérielle, de la vie sociale ou politique
que les Asiatiques ont placé l'idéal du souverain bien.
La première de toutes les affaires, à leur sens, et je parle
ici de la disposition générale parmi eux, c'est de con-
naître le plus possible et avec le plus de détails possible
les choses supernaturelles. Toutes les nouvelles qu'on
leur en apporte, quelle qu'en soit la source, ont du prix
à leurs yeux. Pour peu qu'ils aient acquis en vous un
certain degré de confiance, les Asiatiques sont disços&aA
vous livrer ce qu'ils savent de cet objet te evx wro& «w
6 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
échange de ce que vous savez vous-mêmes. Ils ont to
soin du monde qu'on ne voit pas; ils le sentent pesc
sur eux ; ils se débattent contre l'impression perpétuel!
du mystère ; ils cherchent quelque chose au-dessus de 1
vie courante et, dans une agitation, dans une attenU
dans un désir, dans une fièvre qui ne se calme pas, o
les voit en alerte, leurs yeux cherchant à s'ouvrir san
mesure, regardant en l'air et partout, inquiets de la vie
venir bien plus que de tout ce qui est au monde. Ils or
peur de manquer Dieu ou même que Dieu les manque.
Si certaines classes de leur société étaient seules ainj
disposées, ce ne serait pas une grande merveille. Mai?
encore une fois, le trait important, c'est que toutes le
classes sont livrées au même démon, et on le sent ausj
vif chez le dernier des muletiers que chez le premier de
moullas. Chacun, à vrai dire, en Asie, a l'esprit ecclésias
tique ; chacun aime à exposer, à démontrer, à prêcher e
à entendre prêcher. Il n'est là personne, pas même te
mauvais garnement qui, à certains moments, ne sach
prendre, non pas tant pour tromper autrui que pour s'édi
fier lui-même, un ton de nez fort dévot et déduire de
considérations dogmatiques dont on ne se serait pa
attendu à trouver même l'instinct le plus superficiel un
à cette chemise déchirée au cabaret, à ce poignard fan
faron et à ce bonnet de travers. Il ne faut pas non plu
méconnaître qu'il ne s'agit pas ici de tels ou tels reli
gionnaires, mais bien de tous les Asiatiques : les obser
vations qui précèdent s'appliquent à la généralité, san
distinction de culte. Voilà donc que ces cultes, sans dis
tinction, je le répète, sont rapprochés les uns des autres
en dépit de leurs divergences, par ces trois première!
causes de sympathie : usage commun des méthodes in«
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 7
ductives poussées à l'excès, curiosité exagérée des faits
théologiques, habitude de divaguer.
Il n'est de vraiment haineuse que l'opinion qui, pétri-
fiée en elle-même, ne parle pas. Les Indépendants de
Cromwell, les Puritains de la Grande Rébellion, étaient
fort dangereux pour les catholiques, parce qu'aucune con-
sidération n'aurait pu amener ces sectaires à raisonner
avec des gens condamnés une fois pour toutes. Mais quand
on dispute, on discute et, quand on discute, on cause, et
c'est ici le cas de répéter après le Maréchal de Montluc
que ville qui parlemente et femme qui écoute sont près
de se rendre. La passion des Orientaux pour les entre-
tiens de philosophie et de religion les a accoutumés à
tout entendre, et quand il est arrivé deux fois que le
moulla le plus disposé à l'intolérance s'est rencontré avec
des juifs, des chrétiens ou des guèbres, voire même avec
des Banians hindous, il se sent disposé à un certain calme,
d'autant qu'avec la mobilité naturelle de son esprit il n'a
pas manqué de conserver en sa mémoire une partie des
arguments contraires à son opinion qu'il a entendu four-
nir, et il les garde moins pour réfléchir sur leur perver-
sité ou leur débilité que pour chercher à en tirer quelque
quintessence qu'il puisse mêler aux notions qu'il possède
déjà. Ces sortes de combinaisons constituent un arrange-
ment des plus usités. Les musulmans albanais se font
un devoir de brûler des cierges à saint Nicolas. Les chré-
tiens mirdites consultent avec respect les derviches. Les
femmes de Khosrova en Ghaldée, font des offrandes à
Notre-Dame pour obtenir des enfants et, si leur vœu a
réussi, elles ne manquent pas de se présenter à l'église,
afin de remercier, et elles prennent soin de s'informer
des rites qu'il leur faut accomplir afin de faire leurs
8 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
prières à la mode chrétienne, ce qui, suivant elles
montre mieux leur déférence et leur bonne volonté, i
Pondichéry, le territoire n'étant pas très-étendu, la con
ciliation est allée encore au delà ; non-seulement les mu
sulmans ont adopté des Hindous et des chrétiens lusag
des processions, qui leur est primitivement étranger e
qu'ils ont pourtant rattaché tant bien que mal au cuit»
parfaitement hétérodoxe de leurs saints, mais de plus le:
trois communions se font un devoir et un mérite d'ob-
server leurs fêtes en commun et d'assister avec un éga
recueillement à leurs solennités mutuelles. Dans le goû
qui les rapproche, les communautés n'ont pas borné leu
éclectisme à la pompe de processions absolument sem*
blables. Les catholiques ont ajouté à leurs rites la repré-
sentation de drames religieux interminables qui, par 1
système dramatique dans lequel ils sont composés, n
permettent pas de méconnaître des copies des tazieht
shyytes et surtout des représentations brahmaniques
Toutefois, ce que j'ai vu de plus complet, en fait de mé-
langes de dogmes, s'est présenté à moi au temple du feu
à Bakou. Ce sanctuaire, soit dit en passant, n'est nulle-
ment ancien comme on le suppose généralement. Il ne
remonte pas au delà du xvn e siècle, époque à laquelle
de nombreux marchands indiens fréquentaient les cours
des khans tatares de Derbent, de Goundjeh, de Shamakhj
et de Bakou. Ce sont ces négociants qui se sont avisés de
créer là des lieux de dévotion à leur usage. Les pénitente
par lesquels ces lieux sont habités aujourd'hui n'ont plus
aucune notion de religion positive. Tout s'est fondu, poui
eux, dans la pratique d'une complète insouciance ascé-
tique résultant d'un syncrétisme plus sceptique que
croyant. Je retrouvai là un ancien ami que j'avais connu
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 9
plusieurs années auparavant, parcourant en pèlerin des
contrées assez distantes. Mostanshah me fit assister à une
sorte de service divin qui fut célébré dans une des cel-
lules du temple avec accompagnement des petites cym-
bales guèbres ; sur l'autel, à côté des divinités sivaïques,
se montraient des vases appartenant au culte parsy, des
images russes de saint Nicolas et de la Vierge et des cru-
cifix catholiques ; ces reliques si diverses étaient traitées
avec un respect égal. Les pénitents, tous tant qu'ils étaient
dans le temple, à cause de la chaleur des feux de naphte,
se promenaient à peu près nus, bien qu'on fût à la fin de
décembre. Mais leurs corps maigres ou plutôt décharnés
ne paraissaient pas plus sensibles aux influences physi-
ques que les âmes qu'ils renfermaient aux suggestions du
sens commun. Mon ami ne me cacha pas que la qualifica-
tion qui lui convenait, ainsi qu'à ses compagnons, était
celle depadri, qu'il m'assura être le mot anglais signi-
fiant « brahmane. » Il regrettait seulement que, depuis plu-
sieurs années, il ne fût pas venu à Bakou un homme
versé dans la science pratique des austérités, ce qui
m'expliquait pourquoi je n'apercevais pas de martyrs
volontaires. Du reste, il en prenait son parti comme de
tout au monde. Son langage était devenu aussi bigarré
que sa foi. Depuis que nous ne nous étions vus, il ne se
contentait plus de parler persan avec un mélange de plu-
sieurs dialectes hindous, il y avait ajouté un peu d'an-
glais, un peu de français, un peu de russe et beaucoup
d'allemand, que lui avait appris un ouvrier livonien au-
quel il avait loué la moitié de sa chambre dans le temple,
car il y a en face une fabrique de bougies dont tes^&fefô5
ne se montrent ni scandalisés ni importunés. Qr\k«hî\.
qu'ils ne l'aperçoivent pas»
JO CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
Dans les classes plus lettrées que celles auxquelle
appartiennent les exemples que je viens de citer, le
mélanges d'idées sont, sans doute, d'une nature moin
franche, mais ils y sont portés jusqu'à la complication li
plus illimitée. C'est là que l'on entre dans un véritabli
pandémonium où tout pénètre, s'embrasse, se mélange
s'accepte, et n'expulse rien que le doute philosophique
il y a des natures de scepticisme qui s'en passent. L'his-
toire portant témoignage que, dès les âges les plus reculés
l'Asie a ouvert l'oreille à toutes les assertions du super-
naturalisme, on peut comprendre quelle richesse effroyable
de théories s'y est produite, combien elle en a mariées e
que de générations de systèmes mixtes sont sorties d
pareilles alliances; et rien de tout cela n'a été oublié, riei
perdu. Des transformations, moins importantes qu'on n
saurait le supposer, ont à peine travesti les plus antiques
théories. C'est ce que j'ai montré déjà dans un autn
ouvrage 1 ; on en verra dans ce livre la preuve la plu*
éclatante, et sans cesse, à côté de ces ancêtres, sont venu*
et viennent se placer leurs enfants et les enfants de leurs
enfants.
Si toutes ces doctrines et nuances de doctrines s'étaieni
isolées, renfermées en des cercles définis de croyants,
il n'y aurait, dans un tel milieu, ni religions dominantes
ni religions d'État possibles. Telle est leur multitude que
le tableau en présenterait une série de petits groupes
insignifiants, au point de vue du nombre des sectateurs.
Mais ce n'est pas ainsi qu'il faut les concevoir et l'on peut
établir comme un fait incontestable que chaque tète
d'homme contient et fait vivre, en suffisante harmonie,
* Traité des Écritures cunéiformes^ Didût,lS6*,
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 11
une troupe plus ou moins considérable de conceptions
contendantes et que, au fond d'un même esprit, ces con-
ceptions, toujours en mouvement, toujours en procès,
dominent tour à tour ou s'éliminent les unes les autres,
de telle sorte que, pendant le cours de sa vie, leur ingé-
nieux appréciateur parcourt une gamme fort étendue de
croyances peu compatibles et souvent directement oppo-
sées.
Ceci n'empêche point que chacun possède en propre
une religion positive. On est musulman, juif, chrétien,
guèbre, hindou, et tel on est né, tel on meurt. Les con-
versions proprement dites, d'une foi à une autre, sont
des plus rares et tellement onéreuses au petit nombre de
ceux qui s'y laissent aller que l'on voit généralement
leurs enfants, sinon eux-mêmes, revenir à la religion des
aïeux. On peut citer à cette occasion l'exemple de beau-
coup de juifs de Perse devenus musulmans, dont les uns
ont fait retour purement et simplement au mosaïsme,
tandis que les autres y ont ramené leurs enfants, tout en
restant dans leur foi nouvelle, et, ce qui est digne de
remarque, c'est qu'il n'en est résulté, pour ces apostats,
aucune querelle avec les autorités du pays, bien que le
Koran édicté des peines mortelles contre un pareil crime.
Mais les raisons politiques qui ont amené le Prophète,
sans beaucoup de succès, à ne vouloir que des musul-
mans dans l'Arabie, et qui ont, de même, porté les Turcs
à se montrer sans pitié pour ce qui constitue chez eux
une désertion civile, n'existent pas ailleurs. La tolérance
pratique des idées l'emporte donc et on laisse chacun
libre de faire ce qu'il entend, à moins que des causes
toutes mondaines ne s'y opposent. Ainsi, \ faxA cot&y-
dérer, en général, la conscience d'un Asiatique cwasûfe
il CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
composée des ingrédients religieux et philosophique
suivants :
4° Un titre à peu près nu de religionnaire ;
2° Une foi plus ou moins vive dans certains des pré
ceptes du culte avoué ;
3° Une opposition résolue à beaucoup de ces préceptes
fussent-ils des plus essentiels ;
4° Un fonds d'idées tenant à des théories complétemen
étrangères et qui prend plus ou moins de place ;
5° Une disposition constante à favoriser la pérégrina
tion de ces idées et de ces théories et à remplacer le
anciennes par des nouvelles.
Le remplacement est d'autant plus assuré que théorie
et idées auront davantage la saveur du contraste. Alor
Theureux penseur suppose qu'il vient de s'ouvrir su
l'infini une porte inaperçue jusque-là par lui et par lei
autres.
Pareille organisation, ou, si on le préfère, pareilh
désorganisation intellectuelle serait impossible chez nous
et par plusieurs causes. D'abord, la méthode expérimen-
tale en laquelle les Européens ont une confiance absolue
et de routine laisse subsister un si faible goût pour h
supernaturalisme que la plupart des esprits l'excluen
absolument ou du moins n'en admettent que la plus pe-
tite dose. En outre, la discussion, chez nous, est ferme,
un peu brutale, et la plupart du temps sans réticences
essentielles, de sorte que le partisan d'une idée, à moins
de la garder pour lui seul, ce qui constitue un téte-à-téte
de difficile durée, est contraint de la risquer au milieu
du combat, et, par conséquent, de veiller à ce qu'elle
donne peu de prise sur elle. Il sera forcé souvent, bien
loin de lui permettre trop de licence, de la traiter en
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 13
chien de basse-cour, lui coupant la queue et les oreilles
pour laisser moins de prise à l'assaillant. C'est en cet
état qu'il la présente, et le résultat inévitable de ce
genre d'armement en guerre, c'est que le promoteur
d'une théorie, contraint d'avance à examiner ce cham-
pion avec sévérité pour ne pas le voir étranglé du pre-
mier coup, le traite sans complaisance, et lui-même se
refuse, autant qu'il en est capable, à divaguer avec lui.
Si l'idée ne concorde pas assez avec les notions aux-
quelles il est attaché, avant de la produire il l'aura répu-
diée. Ces motifs de sévérité, ces garanties, ces barrières
n'existent pas pour l'Asiatique; on peut dire, tout au
contraire, qu'il s'est arrangé de façon à ce que rien ne
pût gêner l'essor de sa fantaisie, et rien, en effet, ne le
gêne.
C'est une règle de sa sagesse antique, comme de celle
des philosophes de la Grèce, que toute opinion sur les
entités supérieures doit être environnée de mystère. En
premier lieu, le respect qu'on doit aux choses saintes
l'exige. 11 n'est pas raisonnable (je parle ici le langage
des gens que j'observe) de jeter des vérités élevées devant
des esprits indignes de les concevoir, et l'indignité résulte
tout aussi bien de la non-préparation et de la seule igno-
rance que de l'hostilité et du mauvais vouloir. Pour
mériter la participation à une doctrine quelconque, il faut
une initiation dont le caractère et les épreuves varient
suivant les bonnes ou mauvaises dispositions, connues
ou supposées, du néophyte. Quant à la divulgation in-
discrète, l'antiquité, par les accusations si fréquentes de
profanation des mystères dont elle a poursuivi plusieurs
de ses grands hommes, nous a fait assez voir coTctàtew
elle en était révoltée. Cette façon de penaet, *îna
14 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
d'Asie, s'y est conservée toute entière. C'est une c
causes latentes, mais certaines, qui justifient la réf
gnance des musulmans à laisser les chrétiens ou les ji
entrer dans leurs temples. Il en est de même pour ceu
ci quant à leurs lieux de prières, et pour les guèbi
quant à leurs ateshgâhs. Chez tous, la raison de la c
fense est la même que chez le prêtre de la grande Dia
des Ephésiens.
Ensuite, il n'est pas bon d'exposer sa foi à l'insulte à
incrédules, attendu que l'on peut rencontrer un sophis
qui profitera de sa supériorité d'adresse pour ébranl
chez le fidèle des idées, en elles-mêmes incontestable
mais que leur partisan ne saura pas défendre. De soi
que le malheureux, frappé par son imprudence, décl
des augustes prérogatives du croyant, se trouvera da;
la même position qu'un voyageur dépouillé de son «
par des bandits. L'or et la foi n'auront rien perdu
leur valeur; mais, dans les deux cas, la victime n'y sei
plus participante. Il est donc de prudence élémentaire
ne pas affronter des argumentateurs trop retors ; et, di
lors il est nécessaire de ne pas avouer ce qu'on pense
de cacher avec soin ce qu'on croit.
En outre, une raison forte, bien que d'un tout auti
ordre, milite dans le même sens. Le possesseur de 1
vérité ne doit pas exposer sa personne, ses biens ou s
considération à l'aveuglement, à la folie, à la perversil
de ceux qu'il a plu à Dieu de placer et de maintenir dar,
l'erreur. En tant que sage et jparchant dans la bonn
direction, il est précieux à Dieu; sa prospérité, son sak
importent au monde. Parler à la légère ne pourrait ja
mais produire d'avantages; car Dieu sait ce qu'il veut
et s'il lui convient que l'infidèle ou l'égaré trouve la vrai
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 15
route, il n'a besoin de personne pour opérer ce miracle.
Il faut donc considérer le silence comme utile, et savoir
que parler, en exposant la personne du croyant et sou-
vent la religion même, est inopportun et devient quel-
quefois impie.
Pourtant il est des cas où le silence ne suffit plus, où
il peut passer pour un aveu. Alors on ne doit pas hési-
ter. Non-seulement il faut alors renoncer sa véritable
opinion, mais il est commandé d'accumuler toutes les ruses
pour que l'adversaire prenne le change. On prononcera
toutes les professions de foi qui peuvent lui plaire, on
exécutera tous les rites que l'on reconnaît pour les plus
vains, on faussera ses propres livres, on épuisera tous
les moyens de tromper. Ainsi seront acquis la satisfaction
et le mérite multiples de s'être mis à couvert ainsi que
les siens, de n'avoir pas exposé une foi vénérable au
contact horrible de l'infidèle, et enfin, d'avoir, en abu-
sant ce dernier et en le confirmant dans son erreur,
imposé sur lui la honte et la misère spirituelles qu'il
mérite.
C'est là ce que la philosophie asiatique de tous les
âges et de toutes les sectes connaît et pratique, et que
Ton appelle le Ketmdn. Un Européen serait porté à voir ^ '
dans ce système , qui ne rend pas seulement la réticence
indispensable, mais qui détermine l'emploi du mensonge
sur la plus vaste échelle, il y verrait, dis-je, une situa-
tion humiliante. L'Asiatique, au rebours, la trouve glo-
rieuse. Le Ketmân enorgueillit celui qui le met en prati-
que. Un croyant se hausse, par ce fait, en état permanent
de supériorité sur celui qu'il trompe, et fût ce der-
nier un ministre ou un roi puissant, n'importe', ^*t
Ybomme qui emploie le Ketmân à son égard, V esl^N^W,
16 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
tout, un misérable aveugle auquel on ferme la dn
voie, qui ne la soupçonne pas; tandis que vous, dég
nillé et mourant de faim, tremblant extérieurement i
pieds de la force abusée, vos yeux sont pleins de lumiè
vous marchez dans la clarté devant vos ennemis. C
un être inintelligent que vous bafouez; c'est une fc
dangereuse que vous désarmez. Que de jouissances i
fois!
Voilà le système. Mais il ne faudrait pas ici se tromp
L'Asiatique n'a en lui ni l'énergie active, ni surtout l'i
perturbable suite dans les idées qui lui seraient ind
pensables pour appliquer le Ketmân dans toute sa
gueur. Je viens de tracer la théorie ; la pratique ne
pique point de la suivre pas à pas.
11 existe aux environs de Trébizonde et d'Erzeroum
communautés de religionnaires qui professent extérieu
ment, disent-ils, l'islamisme sunnite. Dans leurs villaj
ils ont des mosquées qu'ils fréquentent le vendredi;
entretiennent des moullas pour leur lire le Koràn
leur commenter les traditions du prophète. Et, cependai
ajoutent-ils tout bas, nous ne sommes pas musulmar
nous allons aux églises, nous entendons la messe, co
fessons la divinité de Jésus-Christ et vénérons les imag
des saints.
Tout cela est rigoureusement vrai et, à force de le di
en confidence à quelques personnes sûres, personne i
l'ignore en Anatolie, et c'est aussi public que le son d
cloches. Il semblerait dès lors que la feinte est inutile
nullement. A l'occasion, ces hommes paraissent deva;
les kadys , et on ne leur dispute pas les prérogatives d
musulmans fidèles. Ils prêtent serment sur le livre
Dieu; leur serment est aussi valable que celui du shéi
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. il
de la Mecque. Chacun sait quelle est leur opinion ; mais
chacun feint d'ajouter foi à leur mensonge. Il a tous les
effets civils qu'on peut s'en promettre, et, en réalité,
l'injustice n'est pas trop forte; car ces paysans sont
beaucoup moins fourbes qu'ils ne le croient eux-mêmes
Voulussent-ils demain se débarrasser de leur hypocrisie,
ils ne pourraient plus abandonner des croyances qui sont
devenues les leurs, par cela seul qu'ils en ont fait la co-
médie, et, à la fois musulmans et chrétiens, la mosquée
ne leur est guère devenue moins indispensable que
l'église.
En Perse, les Nossayrys, qui ne croient pas au Dieu
individuel ni à la détermination fixe des existences, se
donnent aussi pour musulmans, sont admis sans diffi-
culté à tous les droits des croyants, sont reçus dans les
mosquées et peuvent, en même temps, sans qu'on les in-
quiète, user de leurs droits d'incrédules pour rompre
assez publiquement le jeune du ramazan. Ces Nossayrys,
avec une apparence beaucoup plus musulmane que les
chrétiens dont je parlais tout à l'heure, se tiennent ce-
pendant plus loin de l'islam pour lequel ils n'éprouvent
qu'antipathie. D'ordinaire, outre qu'ils sont Nossayrys,
ils sont soufys. Une des inconséquences remarquables
qu'on peut relever en eux, c'est leur attachement à la
circoncision. Ils n'ont pas, dans leur magasin propre
d'idées et de notions, une seule raison pour justifier cette
pratique, et ils conviennent qu'elle est parfaitement inu-
tile. Néanmoins tous sont circoncis, et ils ne manquent
pas de circoncire leurs esclaves noirs, même quand ils
les achètent à l'âge adulte ou même plus tard. Les femmes
surtout attachent une grande importance à l'observation
de cet antique usage. Un Nossayry, fort inteWigeta^T^^fc
18 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
sur ce sujet, avouait que c'était l'influence conjugale
le contraignait à faire circoncire ses enfants. Au fc
l'habitude impose cette inconséquence : elle est en j
non moins puissante qu'ailleurs, sinon plus.
Les guèbres assurent que l'auteur de leur religi
Zerdusht, n'était autre que le patriarche Abraham;
veulent ainsi que leurs livres sacrés, provenant d'un
prophètes reconnus par l'islam, soient admis par
musulmans comme saints. Au moyen de cette ini
prétation , ils seraient classés parmi les gens des livi
et jouiraient des avantages assurés par Mahomet aux j
et aux chrétiens. Personne n'ignore que la prétention
guèbres est fausse et qu'eux-mêmes n'en sont nullem
dupes. Cependant, on l'accepte officiellement, et j'ai
tendu des musulmans, affectant une grande rigidité, m'
primer, sans y croire, l'opinion la plus flatteuse sur i
Altesse Zerdusht, en m'assurant que c'était un des ne
d'Abraham. Les guèbres tendent, du reste, fortement,
dehors de toute autre considération , aux méthodes is
iniques, et, à force de chercher à se concilier l'esti
des docteurs unitaires, ils ont souscrit à des concessi
telles qu'on peut considérer aujourd'hui ces dualis
comme des espèces de déistes superstitieux. Leur ancier
foi proprement dite est bien malade dans leurs espri
Ce n'est, du reste, pas si nouveau qu'on pourrait le croi
Dès avant le temps de la réforme sassanide, arrivée se
Shapour, l'esprit unitaire était insufflé par l'araméisi
dans le sein des prêtres zoroastriens.
On pourrait multiplier indéfiniment les exemples
Ketmân en matière religieuse; il n'est pas une comm
nion, pas une secte qui ne s'en donne la gloire ou
plaisir ; tantôt sur un point, tantôt sur un autre, s
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 19
l'ensemble ou sur les détails. Mais, précisément pour
cette cause, je serai si souvent ramené à parler du Ket-
mân et à en montrer Faction et les effets, qu'il est inutile
d'y insister ici davantage. En ce qui concerne les opi-
nions philosophiques, on conçoit aussi que ce principe a
mille occasions de s'appliquer.
D'abord, la disposition de tout le monde à changer fré-
quemment d'avis et à accoupler les opinions les plus
adverses, rend le Ketmân particulièrement commode.
Quand on cache ce qu'on pense, on n'a pas l'inconvé-
nient d'avoir à s'expliquer nettement vis-à-vis de soi-
même , et quand on ne livre que par petits morceaux et
avec des réticences ou des déguisements ce qu'on admet,
on n'est pas aisément pris en flagrant délit de contradic-
tion. Or, c'est ainsi que les Asiatiques se communiquent
leurs idées. On devine, sans doute, la direction générale
de la pensée de quelqu'un que l'on connaît bien ; mais on
n'est jamais sûr que cette direction ne soit pas modifiée
par l'action de quelque croyance nouvelle ou ancienne
dont il ne nous a jamais été fait confidence, et si, par
hasard, une déviation se révèle et qu'on la signale,
l'ami, par crainte, par fausse honte, par caprice, par or-
gueil ou par moins que tout cela, par un sentiment qu'il
ne s'explique pas à lui-même, s'empresse de vous prou-
ver que vous vous trompez, en vous démontrant que
l'idée que vous lui supposez est absurde, inadmissible,
coupable au premier chef, et en vous avouant que sa
vraie façon de voir y est diamétralement opposée. Un
mois après il aura oublié sa belle défense, et, de lui-
même, vous exposera dans tous ses détails le sentiment
contre lequel il s'était tant révolté.
Car, avec les Orientaux, nul secret n'est gpx&fcoTt%-
20 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
temps. Un des faits qui étonnent davantage quand on
au milieu d'eux, c'est de s'apercevoir que cette grande
fectation de mystère qui entoure la vie de chacun n'
qu'un voile suspendu par en haut, non attaché par
bas, voile léger, que le moindre souffle d'air dérange
qui s'écarte à chaque instant pour laisser voir même
choses les moins nécessaires à rendre accessibles au ]
blic. Du temps de Feth-Aly-Shah, les scènes de son 1
rem défrayaient de leurs détails un peu singuliers tou
les conversations des bazars, et l'on se disait publiqi
ment, librement, le nom du marchand géorgien, du bi
lant cavalier nomade ou de l'élégant Mirza qui a
trouvé, la veille au soir, l'accès libre et de quelle fa
il était entré. Si ces indiscrétions se commettent avec
laisser-aller bien étrange en matière si délicate, on p
aisément croire que la chronique scandaleuse des pai
culiers n'est pas plus soustraite aux commérages. En efl
l'indiscrétion va loin sur ce chapitre, et l'on est fo
de conclure bien vite que la clôture des maisons et la v
lure des femmes ont, pour conserver les secrets, jus
ment l'effet contraire à celui que l'on suppose d'abo
Puisque les Asiatiques parlent avec tant d'ingénuité
choses qui les touchent de si près, il n'y a pas à s'étoni
qu'ils aient autant d'intempérance d'imagination et
langue dans le domaine des idées. Le Ketmân leur s
plus à en faire un carnaval perpétuel , à se rendre ins
sissables à force de déguisements et de mobilité, qu'à d
simuler réellement leur pensée. Un musulman sou)
très-avancé, me confiait que la Perse, à son avis, ne c(
tenait pas un seul musulman absolu. Je suis tenté
croire que la proposition doit s'étendre et se transforn
ainsi ; L'Asie centrale ne contient pas un seul religic
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 21
naire qui ne reconnaisse que les seuls préceptes de sa foi
et qui les admette tous.
Maintenant, on peut comprendre sans difficulté pour-
quoi j'ai affirmé dans un autre ouvrage que le fanatisme,
en tant que représentant une persuasion exclusive d'une
religion quelconque, était un phénomène antipathique à
l'esprit des Orientaux et n'existait pas chez eux * . Comme
il n'y a pas là de foi entière, il n'y a pas non plus de
préoccupation exclusive. Comme il n'y a pas de groupe
suffisamment considérable uni parles liens d'une doctrine
strictement acceptée, il n'y a pas non plus d'enthousiasme
collectif, ni de haine commune déterminée. Ce qui existe,
ce sont des individualités ou de petites réunions dans
lesquelles on entre et d'où l'on sort sans éclat et sans
bruit, qui se considèrent comme sachant la vérité en
toutes choses et ne voulant pas la dire, mais la laissant
échapper malgré elles, méprisantes pour ce qui ne cadre
pas avec leurs idées du moment, contribuant ainsi à pro-
pager l'esprit de secte et de personnalité égoïste, grande
raison d'être de la débilité politique des Orientaux, et ne
présentant à l'œil de l'observateur qu'un bouillonnement,
une ondulation incessante des doctrines les plus diverses,
ballottées, mélangées par des influences ambiantes, et, en
somme, beaucoup trop faibles et trop occupées de se dé-
fendre pour avoir le loisir, les grands desseins, la témé-
rité et la résolution implacable qui constituent le fana-
tisme.
1 V. mon ouyrage intitulé : Trois Ans en Asie.
CHAPITRE II
L ISLAMISME PERSAN
L'islamisme, mélange à peine déguisé de religions anté-
rieures, est par sa structure très-disposé à subir et même
à servir les dispositions naturelles que j'ai observées dans
les pages précédentes. Il convient donc à merveille à l'es-
prit des Orientaux et à toute nature d'intelligence qui A
s'en rapproche. C'est à ce fait qu'il faut attribuer les
succès vraiment remarquables que les missionnaires ma-
hométans obtiennent aujourd'hui sur tous les points du
continent d'Afrique. Naturellement, les conversions nom-
breuses qui semblent les y attendre et qui éclatent à leurs
premières paroles, les encouragent singulièrement à se
porter vers ces régions si bien disposées pour eux. Ils y
vont en nombre assez notable. Ils offrent ainsi le spec-
tacle d'une sorte de jeunesse et d'énergie de prosélytisme
fort curieuses surtout en ce qu'elles contrastent avec la
situation de l'islam dans d'autres contrées. Vis-à-vis des
races européennes, ce culte s'est toujours trouvé dénué de
séductions. Il a dû se contenter de quelques recrues alba-
naises ou bosniaques. Dans l'Inde, les conquérants arabes,
gaznévides, mongols, afghans n'ont réussi qu'avec b^u-
24 l'islamisme p eus an.
coup de peine à se créer un certain nombre de coreligî
naires parmi leurs sujets. Pour amener ce nombre au chi
respectable qu'il montre aujourd'hui, il a fallu infinim
de violences, de temps et aussi d'immigrations. En Chi
il semble que tous les musulmans indigènes descend
des artilleurs persans de Djynghyz et de Koubilay
que la population locale proprement dite n'a jan
beaucoup goûté leurs enseignements. Partout aillei
l'islam est resté à peu de chose près ce qu'on l'a vu
x e siècle, et il ne parait pas avoir fait aucune conqi
qui, du moins, soit de quelque marque.
Si l'on sépare la doctrine religieuse de la nécessité
litique qui souvent a parlé et agi en son nom, il n
pas de religion plus tolérante, on pourrait presque c
plus indifférente sur la foi des hommes que l'islam. C
disposition organique est si forte qu'en dehors des
où la raison d'Etat mise en jeu a porté les gouverneme
musulmans à se faire arme de tout pour tendre à l'ui
de foi, la tolérance la plus complète a été la règle foui
par le dogme. Qu'enseigne le Koran? Que la reconni
sance de la vérité ne dépend en aucune façon de la
lonté de l'homme; c'est Dieu qui, à son gré et sans
nul puisse apprécier ses motifs, à accorde ou refuse la
mière à l'esprit de sa créature. Tel personnage est
dans les plus profondes ténèbres. Tout lui est révélé,
autre, non-seulement ne voit pas la vérité posée dev
lui, il ne l'apercevra jamais, et cette vérité l'aveugle,
pourrait dire avec malice, et c'est ce que déclare le Ko
quand il affirme que la ruse de Dieu est supérieur»
toutes les ruses. Ainsi cet homme né pour être croya
mais ainsi repoussé, Dieu le mène d'erreurs en erre
jusqu'au but marqué d'avance, c'est-à-dire jusqu'à
L'iSLAkISkË PEftSÀN, tH
damnation éternelle. Toutes les prédications du monde
n'y peuvent rien faire, et, en conséquence, il est inutile
de se jeter en travers du droit et des voies de la Provi-
dence en cherchant à amener à elle un néophyte dont,
sans doute, elle ne se soucie pas, puisqu'elle ne Ta pas
marqué de son sceau. Aussi a-t-il toujours été de règle
dogmatique que les chrétiens et les juifs ne peuvent être
contraints à changer de religion. Si on leur demande un
tribut particulier, c'est que, n'étant pas musulmans, ne
prenant point part aux charges générales de l'Etat,
comme, par exemple, le service militaire, il est cepen-
dant juste qu'ils contribuent en quelque chose au service
public. Pour ce qui est des idolâtres, le Prophète a été
plus dur en théorie ; mais, dans la pratique, la loi s'est
immédiatement adoucie et a accepté ce qu'elle prétendait
vouloir détruire sans rémission. Qu'on ne s'arrête pas
aux violences, aux cruautés commises dans une occasion
ou dans une autre. Si on y regarde de près, on ne tar-
dera pas à y découvrir des causes toutes politiques ou
toutes de passion humaine et de tempérament chez le
souverain ou dans les populations. Le fait religieux n'y
est invoqué que comme prétexte et, en réalité, il reste en
dehors. Ce que l'islam a eu en vue, presque uniquement,
c'est de recommander la notion d'un Dieu unique, se
révélant par des prophètes. Voilà l'alpha et l'oméga de
sa théologie. Pourvu qu'on reconnaisse ces deux points,
l'islam est satisfait et la plus grande liberté est laissée à
la conscience de l'homme qui les a confessés; cet homme
eùt-il d'ailleurs les opinions les plus différentes de
celles des autres musulmans, il est toujours considéré
comme fidèle, tant qu'il n'abjure pas officiellement. La
conséquence de ce principe a été double et cot&â&t3fcta
28 L'ISLAMISME PERSAN.
rants et grossiers. Il en est, sans cloute, et des plus gr
tesques, mais il faut avouer de même qu'il a existé
tout temps, partout, et même en Europe, des philosoph
et des savants qui n'étaient pas des modèles de raist
et de bons sentiments, ce qui n'est pas plus à la char]
de la science que les sottises de prêtres ineptes ne sa
raient l'être à celle de l'islam.
Ce qui reste certain, c'est que l'esprit de critique,
recherche et de discussion suscité, dès les premiers joui
par Mahomet lui-même, ne s'est jamais perdu. C'est
de la vie plus ou moins bien employée, mais c'est de
vie. On en voit aujourd'hui, en Perse, des manifest
Uons fort accusées dans les contestations des trois part
principaux qui se divisent le clergé et les fidèles, et
partagent l'orthodoxie shyyte. Il s'agit des Akhbarys, d
Moushtehedys et des Sheykhys, discuteurs de trois op
nions nouvelles, au moins quant à la forme qu'on le
voit actuellement et qui leur est imposée par les te
dances, les besoins ou les résistances du milieu soci
dans lequel elles se produisent.
Les Akhbarys acceptent, à titre également authentiqu
toutes les traditions courantes soit des prophètes, soit d
Imams. Cette théorie, respectueuse en apparence
beaucoup moins en réalité pour les sources de l'islai
permet à ceux qui la suivent d'admettre, sous coule
d'opinions professées par Aly et ses onze successeurs, ui
quantité notable d'idées et de principes qui, bien év
demment, n'ont rien de commun avec les doctrines
Koran. Mais du moment qu'on réussit à placer ces idé
et ces principes sous le patronage d'un nom révéré, (
se tient pour dispensé de les comparer avec des prescri]
tions définies qui, sans nul doute, les repousseraient.
J/ISLÀMISME PERSAN. 29
suffit de les justifier par un hadys, une tradition venue
juste à point au moment où un secours était nécessaire.
Cette tradition ipso facto devient authentique de plein
droit et l'opinion qu'elle appuie se trouve du même coup
orthodoxe.
C'est une façon de procéder un peu large sans doute ;
je ne crois pas, cependant, qu'on puisse, à proprement
parler, accuser les Akhbarys de mauvaise foi déclarée et
encore moins d'avoir inventé la masse énorme de docu-
ments dont ils se piquent de disposer. On en trouverait
l'étoffe, sinon toujours la forme, dans les Agoual-al-
Houkkema ou « Dires des philosophes, » « formules, » qui
sont presque absolument d'origine sassanide ou perse,
mais traduites, retraduites et remaniées. Je ne cite ici que
la principale source ; sans aucun doute on doit en indi-
quer d'autres, comme, par exemple, les doctrines judaï-
ques et une dérivation notable des enseignements indiens.
A la faveur de ces autorités si variées, toutes ramenées,
quand il le faut, à n'être que l'opinion officiellement
exprimée de quelqu'un des Imams, les Akhbarys se don-
nent comme les plus purs des Shyytes, parce qu'ils dé-
montrent sans peine qu'ils sont les plus éloignés d'ac-
cepter les notions rigoureuses des Arabes et des Turks
sunnites sur la critique de la tradition. En conséquence,
ils se vantent d'être les hommes de la religion nationale
par excellence, ce qui implique, suivant nos façons de
parler, la prétention à un patriotisme plus exalté que
celui de leurs contradicteurs.
Ainsi, se proposant de haut à la sympathie publique,
les Akhbarys croient pouvoir entretenir et professent,
en toute sécurité de conscience, des maximes peu mu-
sulmanes. Ils n'acceptent pas la résurrecWoxv ç&oc&s^
30 L'ISLAMISME PERSAN.
des corps et assurent qu'après le dernier jugement le
hommes revêtiront de pures apparences. Rien qui n
soit complètement immatériel ne subsistera ni dans le
élus ni dans les damnés. Les jouissances des uns, h
souffrances des autres seront d'une nature puremei
idéale.
Les Akhbarys se montrent faciles à vivre et ils comp
tent parmi leurs sectateurs un grand nombre d'homme
du peuple et de petits fonctionnaires ; c'est à peu prè
l'opinion bourgeoise. Pourvu qu'une idée soit placé
sous le couvert du nom d'un des Imams, elle est assuré
de leur plaire et accueillie sans qu'on l'examine de plu
près. Ce système ne s'accorde pas avec une érudition u
peu sévère. Si, pourtant, les théologiens sérieux, surtoi
dans le haut clergé, surtout à Téhéran, réprouvent le
Akhbarys et se font gloire de réfuter leurs doctrines, i
est cependant des villes, comme Hamadan, par exemple
où la majeure partie du clergé et son chef, l'Imam-Djum
lui-même, sont des Akhbarys déclarés.
Les Sheykhys ont bien un point de contact avec le
opinions que je viens d'indiquer. Bien que ne repoussan
pas tout à fait l'idée de la résurrection des corps, ils on
repris une ancienne opinion d'Avicenne au sujet de l'en
lèvement au ciel de Mahomet et du miracle que le pro
phète accomplit lorsqu'il fendit la lune en deux avec soi
doigt, le shekk-el-Kamar. Ils prétendent que, dans ce
deux cas, comme lorsqu'il s'agit des nombreux miracle
inconnus au Koran, mais prêtés à Mahomet par 1
shyysme, il ne faut pas songer à l'admission d'une réa
lité matérielle, mais, au contraire, recourir à un sem
figuré. Ainsi, pour le premier fait, ils proposent l'hypo-
thèse d'une vision ; pour le second, celui d'une interpré
L'ISLAMISME PERSAN. 34
tation parabolique, et de même, dans chacun des autres
faits de ce genre, l'explication rationnelle la plus conve-
nablement indiquée par le sujet lui-même.
Hadjy-Sheykh-Ahmed, qui passe pour l'auteur de cette
théorie, était un Arabe de Bahreyn. Il professait, il y a
une quarantaine d'années, à Tebryz et est mort à Ker-
bela. Bien qu'il ait laissé plusieurs ouvrages de théo-
logie, il n'a jamais avancé ouvertement dans ces livres,
de l'aveu même de ses disciples les plus passionnés, rien
qui puisse mettre sur la voie des idées qu'on lui prête
aujourd'hui. Mais tout le monde assure qu'il pratiquait
le Ketmân et que, dans l'intimité, il était d'une extrême
hardiesse et d'une grande précision dans l'ordre de doc-
trines qui porte aujourd'hui son nom. Ce qui est cer-
tain, c'est que la croyance sheykhye compte de nombreux
partisans parmi les personnages les plus instruits du
clergé. Ce sont les principaux adversaires des Akhbarys.
Ils s'élèvent avec force contre le nombre immodéré de
traditions et le peu de critique ou plutôt l'absence com-
plète de critique avec laquelle on les adopte. Ils ne
manquent pas de rappeler à l'observation des règles
prescrites par les anciens exégètes et qui sont, en effet,
sévères ; bref, ils se rapprochent, à cet égard, de la façon
de raisonner et d'agir des Sunnites. Ils n'accepteraient
cependant pas ceci comme un compliment, car ils se
piquent, à leur tour, d'être les plus zélés comme les
plus scrupuleux des Shyytes. Se tenant dans une position
moyenne entre le puritanisme des Sunnites et le laisser-
aller un peu fantasque des Akhbarys, ils ne ressemblent
pas mal aux Puséytes anglais, d'autant plus hostiles au
catholicisme qu'ils s'en rapprochent davantage. LesShey-
khys, généralement savants, sont un peu \vmfctews.
32 L'ISLAMISME PERSAN.
L'orgueil scholastique est leur grand péché. Quant a
Moushtehedys, ils s'arrangent de façon à se faire tou
tous.
Ils n'approuvent pas la légèreté des Akhbarys en n
tière de traditions et reconnaissent volontiers qu'
document de cette nature, pour être authentique ou
moins considéré comme tel, doit avoir subi victorieu*
ment l'épreuve des quatre ordres de témoignages in
qués dans les écoles. Sur ce point ils ne faiblissent p
quant à la théorie; mais, dans la pratique, ils s'humai
sent. Leur cœur se fend à refuser ce qu'on leur of
comme venant de l'héritage des Imams, et, alors, sans
faire trop prier, ils ferment les yeux sur les démonsti
tions qu'on ne leur donne pas. Sur le point des mirac
du Prophète et des Imams, ils se montrent surtout plei
de laisser-aller et de bon vouloir. Ils n'acceptent pas 1
interprétations latitudinaires des Sheykhys et préfère
s'en tenir au fait brut. L'examen porté sur de pareils s
jets leur semble d'un exemple mauvais et de conséquent
fort dangereuses. Ils entrevoient au bout quelque chc
comme la ruine de la religion et comme un rationalisi
qui, pour être rigoriste d'apparence, n'en est pas moi
au fond très-hostile à la foi. Puis, en tant qu'Asiatique
ils tiennent aux miracles. En général, les Moushtehed
se recrutent parmi les mondains, les ecclésiastiques q
s'occupent plus d'affaires judiciaires ou administra tiv
que de questions théologiques, les grands officiers
l'État, les hommes importants de l'administration.
Il ne faut pas perdre de vue que si l'on peut, approj
mativement, classer les trois opinions ainsi que je
fais, il est nécessaire pourtant d'ajouter qu'il est ra
que, dans le cours de sa vie, un Persan n'ait point pas
à
L'ISLAMISME PERSAN. 33
de l'une à l'autre et ne les ait point toutes les trois pro-
fessées.
Je laisse ici de côté les fractions et les nuances et m'en
tiens à ces trois grandes divisions du shyysme. L'opinion
sunnite, bien plus partagée encore en elle-même, existe
peu en Perse, où le sentiment national la repousse. De-
puis les Seféwys, l'horreur un peu exagérée que l'on
professe pour elle a toujours été en augmentant; mais la
religion a moins à faire dans cette querelle que la poli-
tique. Je n'en parlerai donc pas; ce qui suffit, c'est de
montrer que, de toutes les religions existantes, l'islam est
certainement la plus morcelée, et cela de deux manières . ~~
d'abord, par le nombre infini de ses sectes reconnues;
ensuite, par l'habitude de tous ses fidèles, habitude que
je m'efforce d'exposer et de faire comprendre, d'entre-
tenir toujours dans les esprits, à côté des préceptes du
Koran, un certain nombre de notions qui viennent des
points de l'horizon les plus opposés. La cause de cette
extraordinaire liberté critique, c'est, sans doute, ainsi
que je l'ai montré, le vague et la pauvreté originelle
de la formule : « Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet .,
est le prophète de Dieu, » formule qui, pourtant, au
point de vue théorique comme au point de vue pratique,
contient tout l'islam. Mais pourquoi ce vague? pourquoi
cette pauvreté? C'est ce qu'on ne saurait comprendre
qu'en sortant de l'islam et en remontant à ses^origines. -
Dans la première partie de son existence, le Prophète,
singulièrement tourmenté de questions philosophiques
et religieuses, n'était pas une exception parmi ses com-
patriotes. C'était un homme de tribu, mais non un no-
made. Issu d'un sang très-noble, bien que de la branche
la plus pauvre d'une grande famille, il était maxctoa&ài ç,
34 L'ISLAMISME PERSAN.
avait nécessairement la nature de sentiments ordinair
sa caste dans toute l'Asie. Qui dit là marchand, dit pi
seur, personnage dévot, occupé des problèmes supérieu
Mahomet était donc, nativement, dans cette voie. Qua
séries d'idées se présentaient comme éléments de so
tion pour toutes les questions qu'il pouvait agiter en ]
même : les pratiques de son peuple ; le judaïsme, pi
fessé par un nombre considérable d'Arabes ; le christ
nisme qui comptait aussi suffisamment de sectateui
enfin, le chaldaïsme, ou pour me servir de l'expressi
même du Prophète, le sabysme.
Les pratiques de son peuple s'offraient à lui com:
dignes de considération, en général, mais inadmissib
sur certains points et insuffisantes sur d'autres. Le p
phète respectait le temple de sa ville natale, acceptait
vénération dans laquelle il avait été nourri pour la Pier:
Noire, le puits de Zemzem, etc.; mais, comme chacun i
vait que les idoles dont on avait rempli l'enceinte saci
étaient là assez nouvellement; que, d'ailleurs, leur pi
sence s'unissait à des règles superstitieuses, grossières
répugnantes pour des natures un peu relevées, Mahon
trouvait à réformer dans les institutions qui avaient e
touré sa jeunesse. Cependant, il n'éprouvait aucun désir
supprimer l'essentiel de cette foi ancienne, même qua
à la partie purement cérémonielle, et, en effet, il r
rien tenté de semblable. Ainsi donc, vis-à-vis du cul
ancien, Mahomet n'est qu'un réformateur, et encore i
réformateur timide, modéré; lui-même ne se donne p
pour autre chose.
Comme moyen de reconnaître les côtés faibles du cul
existant, comme instrument de critique, il est évide
par le Koran que Mahomet eut recours au judaïsme,
L'ISLAMISME PERSAN. do
qu'il lui accorda une grande confiance pour établir son
exégèse et appuyer sa polémique. Mais, en même temps,
il n'est pas moins certain que ce judaïsme n'était point
celui de la Bible, et que Mahomet n'a jamais vu ce livre.
Toutos les sources où le prophète a puisé se retrouvent
dans la Gemara et le Talmud, et peut-être plus bas en-
core, c'est-à-dire dans les anecdotes traditionnelles cir-
culant parmi les docteurs israélites ou forgées par les
ouailles de ceux-ci au moyen de récits mal transmis ou
mal compris. Mahomet avait acquis sa science plus par
voie orale que par lecture, bien qu'il ne fût nullement
resté étranger à ce mode d'études. Il avait beaucoup en-
tendu, et de toutes sortes de personnes, les unes réelle-
ment savantes dans la littérature talmudique, les autres
moins et se contentant des traditions populaires. Il a
admis le tout, à titre égal, comme opinion des juifs sur
eux-mêmes. S'il n'a pas consulté la Thora, les livres
essentiels et originaux de la foi israélite, il ne semble
pas qu'il l'en faille accuser. Les juifs avec lesquels il
était en rapport devaient être hors d'état de les lui mon-
trer, car, avec un respect profond pour l'Ancien Testa-
ment, les juifs d'Asie, à cette époque, ne le négligeaient
pas moins qu'ils ne le font aujourd'hui, où les traditions
des docteurs, les dires des savants et les sentences des
saints personnages, absorbent la totalité de leur atten-
tion. Pour nous, qui ne connaissons aujourd'hui l'histoire
des patriarches que par la Bible, la façon dont Mahomet
la rapporte, le point de vue souvent si bizarre sous le-
quel il envisage les faits bibliques qu'il raconte, nous
causent un externe étonnement ; mais il faut observer que
c'est précisément ainsi que les juifs d'Asie racontent et
comprennent les mêmes faits et les modifient et Ves arc-
36 L'ISLAMISME PERSAN.
pli fient et les changent. Mahomet ne mérite aucunemc
le reproche qu'on lui a fait d'avoir brodé sur le tei
biblique et inventé des choses inconnues avant lui. D'
bord, il y a peu de vraisemblance à ce qu'il ait pu
agir ainsi, parce que la contradiction eût été trop i
surée, trop certainement victorieuse. Les juifs rempl
saient les villes et les campements de l'Arabie, et sing
lièrement Yatrib, la ville du prophète, Medinet-Ennet
Ensuite, on ne voit pas quelle eût été l'utilité d'un sj
tème aussi grossier. Les passages où Mahomet se sert è
traditions bibliques seraient tout aussi bons pour sa d
trine s'ils étaient tirés directement de la Bible que a
rompus comme on les voit. D'ailleurs, le fait seul que
plus grande partie de ces versions apocryphes se retrou
dans les livres talmudiques tranche la difficulté. Du pe
nombre de ceux qu'on n'y voit pas, une certaine par
est cependant admise par les juifs comme vraie. Un fail
reliquat reste, dont l'origine paraît perdue, mais cela
valait pas la peine d'être inventé, et, j'en suis convainc
ne l'a pas été plus que le reste. Les motifs qui ont poi
Mahomet à se préoccuper de la tradition biblique devaie
nécessairement l'obliger à prendre cette tradition là où
science de son époque la cherchait de préférence. Il '.
fallait agir sur les savants de son pays, il fallait leur fai
voir ce que c'étaient que les hommes du Vieux Testamei
et comment Dieu leur avait parlé, ce qu'il leur avait d
ce qu'il leur avait commandé. Assurément il ne pouv
remplir cette tâche que suivant les moyens avoués p
la science d'alors. Prétendre retourner à la Thora, q
personne ne connaissait et qu'on avait embaumée da
la vénération et dans l'oubli, c'eût été vouloir créer u
science nouvelle, vouloir beaucoup étonner tout le mon
L'ISLAMISME PERSAN. 37
et se mettre sur les bras nombre d'affaires qui n'étaient
pas les siennes, qui n'étaient surtout pas celles d'un pro-
phète. Mahomet a donc suivi la seule voie ouverte, et,
incontestablement, il l'a fait d'instinct, sans nulle idée
qu'il aurait pu ou dû agir autrement, afin d'éviter les re-
proches que les critiques chrétiens ne lui ont pas mé-
nagés, et qu'en bonne foi il ne pouvait pas prévoir.
On doit le défendre de même sur ses connaissances en
matière de doctrine chrétienne. Je lui sais un certain gré,
je l'avoue, d'avoir posé en principe que les chrétiens de
son temps corrompaient l'Évangile, reproche, du reste,
qu'il adressait aussi aux juifs par rapport à leurs livres
saints. Probablement, si on lui avait demandé de prouver
cette allégation, il l'aurait spécifiée en la faisant tom-
ber sur certains dogmes que nous reconnaissons comme
fort authentiques; mais il n'en est pas moins vrai que
dans la forme générale donnée par lui à son accusation,
il a raison : les chrétiens de sa connaissance avaient fal-
sifié les Évangiles.
On ne voit pas que Mahomet ait jamais été en relation,
du moins en relation suivie, ni qu'il ait pu l'être, avec des
catholiques. Au moment où il vint remplir sa mission,
l'Arabie et les provinces environnantes n'en comptaient
plus guère. Les hérésies aujourd'hui existantes dans ces
contrées, appuyées d'autres hérésies désormais dispa-
rues, y dominaient absolument, et les livres dont on se
servait n'étaient autre chose que des commentaires sur
les Écritures, infectés des hérésies de leurs auteurs et se
réclamant de quelques-uns de ces nombreux évangiles ou
actes apocryphes par lesquels l'Orient, dans les premiers
siècles de l'Église, s'est rendu si célèbre. Toutes les fois
que Mahomet cite le Nouveau Testament, il e lal atexxit
38 L'ISLAMISME PERSAN.
suivant nous; mais il cite très-juste d'après un apocryp
quelconque, et en envisageant ainsi les choses, on p
mettre de côté, sur ce point encore, les accusations
supposition d'écrits.
Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'appuyé sur des c
cuments hébreux et chrétiens également erronés, et s'«
posant ainsi à faire pénétrer toutes les faussetés dont
documents étaient chargés au sein de sa propre doctrii
Mahomet professe pour les deux religions qu'il appell
son aide un respect profond et sincère. Il dénonce ai
indignation ceux de leurs sectateurs qui les vicient ou
pratiquent mal ; il proclame son estime pour leurs sain
il se fait leur champion, et, les prenant l'une et l'au
par la main, il les propose aux Arabes comme deux
voyées célestes, comme deux manifestations divines, d
les ordres doivent être écoutés, qui, ayant fixé suce
sivement et possédant la tradition, doivent donner
moyens de la retrouver toute pure, et c'est pour acee
plir cette tâche que lui, Mahomet, a été suscité. Il n'
pas Dieu, il n'est même pas, comme Moïse, l'instrum
direct de Dieu. Il n'a pas, comme le Christ, le don
miracles; mais il est l'homme ignorant et faible qu':
plu à Dieu de choisir pour recevoir ses commandeme
par l'intermédiaire de Gabriel. Ces commandements, Y
change les lui apporte tout rédigés; ils ne contienn
aucune parole qui soit de lui, il donne tout « sans ai
mentation ni diminution; » en un mot, le livre est di
et le prophète ne l'est pas, et ce livre divin est le comj
ment nécessaire et la correction des livres juifs et ch
tiens corrompus par leurs sectateurs.
Ainsi, au moyen de ces trois livres, la Thora, que
prophète n'a pas lue, les Évangiles qu'il reconnaît p
L'ISLAMISME PERSAN. 30
falsifiés, maïs qu'il semble avoir pratiqués directement,
enfin le Koran, apporté par Gabriel, que veut Mahomet? Pas
autre chose que retrouver et rétablir dans sa pureté pri-
mitive la foi des anciens Arabes, des anciens prophètes,
des anciens patriarches, d'Abraham, de Noé, d'Adam et
d'Eve. Pas d'innovation, rien qui accuse dans son esprit
l'idée de temps révolus amenant une ère plus heureuse
pour l'humanité; il prétend revenir au passé le plus loin-
tain, à la croyance de l'Eden bien purifiée et dégagée de
tout ce que la série des siècles y avait ajouté de scories et
mêlé de cendres. Or, le noyau de cette foi, ce n'était ni
dans l'Évangile, ni dans la Thora qu'il le cherchait et
l'apercevait encore, puisque ces deux livres ne sont pour
lui que des instruments de critique et de théologie com-
parées ; il est dans son point de départ même, dans l'objet
de ses plus vives préoccupations, dans la foi dos Arabes,
abstraction faite de l'idolâtrie qui s'y est mêlée. Considé-
rons donc avec lui ce que c'est que la foi des Arabes.
CHAPITRE H!
LA FOI DES ARABES
ORIGINE ET DÉVELOPPEMENT DU SHTTSHE
La foi des Arabes, c'est une branche fort maigre et
très-sèche du chaldaïsme. On comprend sans peine que,
dans les siècles reculés, les hommes du désert n'avaient
ni le loisir, ni le goût de se jeter dans toutes les recher-
ches philosophiques des écoles de la Mésopotamie, mais
ils n'avaient pas non plus la puissance intellectuelle de
chercher ailleurs que là leurs opinions religieuses. Par le
commerce, par les caravanes, parla politique, par les dé-
prédations même, les Bédouins d'alors, tout comme ceux
du Bas-Empire, tout comme ceux d'aujourd'hui, étaient
en relations trop suivies avec les peuples les plus cul-
tivés de leur sang et de leur race pour avoir pu s'en
isoler, et ils ne l'avaient pas fait ni voulu faire. Leurs
mœurs étaient nécessairement différentes des mœurs des
villes assyriennes ou babyloniennes, différentes dans le
sens d'une austérité que la pauvreté et l'habitude guer-
rière soutenaient; mais, parlant un dialecte des mêmes
langues, voyant les faits des mêmes yeux, souvent tribu-
taire des mêmes rois, l'Arabe du désert qui voulait croire
à quelque chose avait dû se renseigner dans es gcaxvà&&
42 LA FOI DES ARABES.
villes auprès des prêtres et des savants, et cela dès la
plus haute antiquité.
Aussi lui en voit-on les principales doctrines. Il ne
connaît pas tous les raffinements des philosophes, mais
il connaît les principes premiers, et, ce qu'il n'ignore pas
davantage, ce qu'il sait peut-être mieux encore, ce son!
les superstitions que professent les basses classes "ou
même les classes élevées dans les pays qui l'ont instruit
11 croit à l'unité divine, stricte, rigoureuse, sans mo-
ralité définie, voulant le mal aussi souvent que le bien,
et mettant sa justice dans le fait seul de sa volonté. Cette
unité est respectable, assurément, parce qu'elle est toute-
puissante, mais elle l'est encore bien plus parce qu'elle
est toujours agissante, et que, toujours prête à frapper,
elle peut atteindre partout. Se répandant dans le monde
sous toutes sortes de formes, elle existe majestueuse
dans les planètes; elle est aussi à reconnaître dans les
autres manifestations cosmiques. Celles-ci sont fortesj
celles-là sont faibles. Il s'agit de vénérer le tout, de ne
pas se faire d'ennemis dans ces forces émanées de la
force unique. Mais l'esprit de l'homme, malheureuse-
ment, no se prête pas à suivre avec aisance, dans toutes
ses diversités, un système aussi complexe; il aime à se
fixer. Le Bédouin finira donc par vénérer théoriquement
la force unique, ce qui n'a jamais cessé d'avoir lieu, et
par so choisir, pratiquement, des protecteurs beaucoup
plus souvent implorés parmi les forces émanées. C'est
ce qui arrive à tout moment dans la vie mondaine aux
solliciteurs de grâces. Ils estiment plus fructueux d'ob-
tenir la bienveillance de quelques autorités subalternes
que de rechercher celle d'un maître suprême. Ainsi les
Arabes s'occupaient à discerner quelle était la divinité
LA FOI DES ARABES. 43
secondaire qui leur offrait le plus d'avantages, et ils s'at-
tachaient presque uniquement à elle, sans nier le moins
du monde le caractère auguste des autres. De là ces dis-
cussions dont la Bible a gardé et transmis plus d'un sou-
venir, où un dieu est opposé en mérite à un autre dieu.
Ce genre de culte était renforcé par toutes les pratiques
de la divination et de la magie, apprises aussi dans les
villes syriennes avec le culte des planètes : celui de Hobal
apporté de Belka, celui d'Asàf et de Nayelàh, celui de
Mény, de toute l'armée céleste, enfin. Naturellement, à
cet ordre de notions se rattachait, jusqu'à l'infiniment
petit, la longue série des superstitions domestiques *.
Il est vrai que les Arabes du désert ont l'esprit moins
tourné à cette sorte de recherche ténébreuse que les
Arabes des villes, cependant ils n'en pratiquaient pas
moins, dans bien des cas, l'immolation des enfants devant
les idoles, à la manière des Chananéens. En somme, tou-
tefois, à l'exemple des autres peuples sémitiques, l'unita-
risme en religion a toujours été pour eux une tendance
assez forte, et qu'ils n'ont jamais perdue de vue entière-
ment, même quand ils ont cédé à des influences diffé-
rentes . Les allures indépendantes, qui leur sont chères dans
la vie de ce monde, leur inspirent assez de propension à
une critique négative ou du jnoins fort restrictive dans les
choses de l'autre. C est ainsi qu'ils ont contrarié absolu-
ment le vœu de Mahomet et ses efforts pour faire de
l'Arabie une terre d'une orthodoxie irréprochable. Même
de son temps, et sous ses premiers et habiles successeurs,
il fut impossible de gagner ce point. Aujourd'hui, il
n'existe pas dans tout l'Islam un seul pays qui soit moins
* Traité des Écritures cunéiformes, t. Il, pas».
44 LA FOI DES ARABES.
musulman. Certainement, les mêmes tendances à Top-
position existaient avant Mahomet contre la religioi
existante, et il ne fut pas le premier à s'élever ave
passion contre les idoles et contre les pratiques su-
perstitieuses que leur culte entraînait. Le désir géné-
ral était de trouver une forme de doctrine ramenant ven
Tunitarisme par des chemins agréables au genre d'esprii
de la nation. On ne trouvait pas le judaïsme assez arabe;
on ne voulait pas se soumettre à ses théories trop israé-
lites, précisément parce qu'on était porté, comme lui el
par identité de sang, à faire ce qu'il avait fait, en voyant
dans la famille arabe le centre du monde. On ne voulait
pas non plus du christianisme, comme trop compliqué.
Le dogme de la Trinité sonnait mal aux oreilles des lo-
giciens du désert.
En réalité, le passé qu'on regrettait était encore ap-
préciable à tous les souvenirs, si, même, çà et là, il n'en
restait pas de fortes traces, ce qui est le plus probable.
C'étaient les débris des doctrines les plus élevées des
écoles mésopotamiques, que l'on pouvait apercevoir au
milieu de la littérature philosophique, théologique, as-
trologique, médicale des Syriens, des Juifs, des Perses *.
D'importantes universités étaient en possession sécu-
laire de répandre et d'augmenter l'éclat de cette littéra-
ture, plus certainement de corrompre la masse énorme de
notions qui s'étaient concentrées dans les diverses scien-
ces qu'elle embrassait. C'étaient Néhardéa, Bumbedita,
Rishihr, d'autres villes encore. Là, affluaient des troupes
nombreuses d'étudiants de toutes les races et de toutes
les croyances, des chrétiens aussi bien que d'autres. Si
1 Traité de$ Écritures cunéiformes, t. II, pass.
LA FOI DES ARABES. 45
célèbres que pussent être les écoles d' Antioche eu d'Édesse
pour renseignement de la foi catholique, il ne faut pas se
dissimuler que leur éclat était loin d'effacer celui de ces
centres scientifiques, et tout ce qu'il pouvait, c'était de
soutenir, sans trop pâlir, le rayonnement rival. La meil-
leure preuve qu'on en peut donner, c'est que les disciples
chrétiens qui allaient étudier les sciences sémitiques ne
manquaient pas, lorsqu'ils continuaient à rester dans la
foi, triomphe assez rare, de rapporter avec eux un butin
fâcheusement hétérodoxe, et qui aboutissait à étendre, à
consolider, à animer d'une nouvelle ardeur ces innombra-
bles sectes gnostiques presque jumelles de l'Église, et que
l'esprit occidental a seul à peu près réussi à étouffer.
Tant d'écoles célèbres que je viens de nommer exer-
çaient donc une influence immense sur tout l'Orient.
Elles représentaient, pour lui, qj, méme'en dehors de lui,
la science par excellence. Elles se vantaient, et non sans
raison, d'avoir recueilli l'héritage de cette érudition an-
tique, nourrice des premiers philosophes de la Grèce,
et qui, après avoir fourni des notions premières à Thaïes,
à Pythagore et à leurs émules, n'avait pas été moins gé-
néreuse pour Platon. Enfin, ce n'était l'objet d'aucun
doute, que les doctes critiques d'Alexandrie, que les
néoplatoniciens, dans toutes leurs nuances, s'étaient trou-
vés en communion beaucoup plus étroite encore avec
les écoles mésopotamiques, et n'étaient autre chose que
des disciples restés plus ou moins fidèles dans la forme,
mais, en tous cas, des disciples avoués de la doctrine
sémitique. On conviendra qu'une science qui pouvait
se parer de tels souvenirs et invoquer de tels témoi-
gnages, non-seulement n'était pas à mépriser, mais devait
encore compter sur une vénération universeWe.W fe&\.
46 LA FOI DES ARABES.
difficile que sa réputation n'eût pas pénétré dans le
camps des tribus arabes, dont le contact avec les popula
lions urbaines était, en définitive, si fréquent; mais i
serait plus extraordinaire encore qu à la Mecque, où ve
liaient et revenaient tant de voyageurs et de gens curieu
et même instruits, on n'eût pas su ce qui, depuis de
siècles, faisait l'objet de la vénération enthousiaste d
toute l'Asie. Surtout, il serait radicalement impossibl
que Mahomet, enfant d'une grande maison en possessioi
de la grande charge de Gardien du temple de la Kaaba
et où se devaient agiter souvent des questions religieuses
que Mahomet, marchand et voyageur, ayant fréquent
les villes de Syrie et conversé avec tant de gens, qu
Mahomet, enfin, plein de curiosité pour apprendre e
plein de zèle pour comprendre, et plein d'ardeur pou:
combiner des idées, n'eut pas été, de tous ses concitoyens
celui qui avait encore le plus de notions et la plus hauU
idée de la science araméenne.
Tous ces motifs, qui semblent de poids, ne sont ce
pendant en eux-mêmes que des inductions raisonnables
dénuées de preuves matérielles. Ils vont prendre la va-
leur qui leur appartient devant certaines observations de
fait.
La science araméenne , comme toutes les sciences du
monde, a donné naissance à une esthétique littéraire. Il
lui a été indispensable de connaître, à son point de vue,
et de fixer les règles et les conditions du beau en matière
de compositions écrites. Les différentes sociétés civilisées
ont vu se produire un phénomène analogue, et le ré-
sultat obtenu pour elles par l'intelligence locale a été
conforme aux conditions d'existence de la langue et du
goût, ainsi qu'à l'expérience que cette intelligence avait pu
LÀ FOI DES ARABES. 47
acquérir. Il n'en a pas été autrement, dans les pays de
langage sémitique, qu'en Grèce et en Italie. Seulement les
conditions linguistiques se sont trouvées telles que la
beauté littéraire s'est produite là d'une façon toute spé-
ciale , et que le goût aussi bien que le genre des connais-
sances ont rendu ce qui a passé pour être la perfection du
style absolument inséparable des puissantes vertus se-
crètes attribuées aux écrits. Ainsi un document bien
composé , bien rédigé , suivant toutes les règles , n'a pas
seulement eu le mérite d'être beau suivant les idées sé-
mitiques ; il a encore, par cette cause même, possédé une
énergie mystérieuse qui, en l'assimilant aux forces de la
nature, en a fait un redoutable instrument d'action ma-
gique. Telle est la composition littéraire comme on la
comprenait dans les universités fameuses que j'ai nom-
mées tout à l'heure. Un docteur, un sage concevait et
exécutait son œuvre de telle façon que, dans quelque di-
rection qu'on en lût les lignes, il en devait sortir un sens
religieux et théologique ; en outre, en changeant, d'après
des règles fixes, la valeur des lettres, de nouveaux sens,
également continus, se présentaient; ensuite, il fallait
que toutes les lettres fussent allitérées les unes avec les
autres; enfin, il ne suffisait pas que des sens multiples se
rencontrassent dans le texte, il fallait encore que certains
de ces sens fussent d'une nature favorable, certains au-
tres d'une nature néfaste. De pareils tours de force n'é-
taient assurément pas faciles à exécuter, et, par consé-
quent, leur nombre n'était pas infini; mais il n'y a pas de
doute que rien ne devait être plus glorieux que de trou-
ver une combinaison nouvelle dans ce genre; ce devait
être le plus grand succès de la vie d'un savant, et l'œuvre
la plus considérable que le temps pût enfanter. En effet, ces
48 LÀ FOI DES ARABES.
textes qui, à les lire, ne présentent guère que des com-
binaisons de noms divins, renferment, ipso facto, toute
l'énergie de ces différents noms, en tant qu'ils manifes-
tent tels ou tels attributs de la puissance divine. Ils exer-
cent sur la nature une influence irrésistible; ce sont des
formules médicales d'une force extrême; et, quanta la
philosophie, que pourrait-elle trouver de plus profond et
de plus auguste que ces écrits qui , sous la couverture
étroite d'un mot bi-syllabique ou même d'une seule
lettre, offrent à la méditation du savant les secrets les plus
variés et cela à l'infini? C'est ainsi que la science sémiti-
que aboutissait à la production des talismans. Les talis-
mans, maîtres de toutes les imaginations, se fabriquaient,
à la vérité, en Asie, mais couraient le monde occidental
tout entier. Les Mecquois avaient des talismans, ainsi
que tout le monde, et n'en pouvaient ignorer le mode de
production. Ainsi Mahomet devait savoir, et il savait
aussi bien que personne, que l'unitarisme sémitique au-
quel il voulait faire revenir son peuple n'allait pas sans
cette certaine science, de certaine nature, qui en était
déjà sortie et qui était la plus célèbre du monde d'alors,
chez les Asiatiques, chez les Grecs, chez les Romains,
et que cette science , pour être vraiment auguste , ne
pouvait s'exprimer qu'au moyen d'un certain style qui
faisait ressembler les œuvres de toute l'école aux talis-
mans que l'on avait l'habitude séculaire de tant redou-
ter et vénérer.
Le Koran fut écrit suivant ce système. Il a plu au pro-
phète de se taxer lui-même d'ignorance, afin de bien établir
qu'il aurait été incapable d'inventer la sublimité de forme
et de fond qu'on trouve dans son ouvrage. Il attache tant
de prix à la qualité de pauvre d'esprit qu'il fait remarquer
LA FOI DES ARABES. 49
plusieurs fois que Dieu seul était capable d'exécuter un
chef-d'œuvre comme celui qu'il présente, et il met au défi
ses contradicteurs de rien produire d'approchant. Sous ce
rapport, je ne crois pas qu'il ait trop présumé de la por-
tée de son argument; car, en arabe, aucune composition
ne saurait se comparer, en effet, au mérite supérieur de
la rédaction et des pensées de certaines parties du Koran;
et, soit que les circonstances n'aient jamais été si favo-
rables qu'au moment où ce livre fut écrit, soit qu'il ne se
soit jamais rencontré un second écrivain aussi habile à
manier la langue, il est incontestable que tous les efforts
pour produire quelque chose de beau en arabe n'ont ja-
mais abouti, tant nombreux qu'on les ait vus, qu'à des
essais de qualité inférieure et toujours à des copies.
Aussi n'est-ce pas sérieusement qu'il faut discuter la qua-
lification d'ignorant que se donne Mahomet et que des
critiques chrétiens ont assez naïvement relevée pour
s'en servir contre lui ; il ne faut pas accepter cette pré-
tention, sans quoi on serait obligé d'entrer avec le pro-
phète dans l'hypothèse du livre dicté par l'archange Ga-
briel. Car, pour savant, au point de vue arabe, suivant
les possibilités du temps et du pays, savant dans les apo-
cryphes chrétiens, dans les traditionnalistcs juifs, dans
la philosophie araméenne, savant et rompu au manie-
ment du style difficile de cette philosophie, savant par une
connaissance inouïe du vrai caractère de la langue arabe
et de ses ressources propres , et du genre de beautés qui
ressort de son génie particulier, le Prophète l'est à un
degré supérieur et avec un génie qu'il serait puéril de
nier ou de prétendre méconnaître. 11 a su, notamment
dans l'adoption du style talismanique, manier l'allitéra-
tion et accumuler les sens multiples comme personne ne
KO LA POI DES ARABES.
Ta jamais pu faire. De même qu'au dire de Kabbalistes, 1
Bible renferme quarante-neuf sens purs et quarante-nei
sens impurs, de même, sur la déclaration d'El Djahedh
le Koran présente d'une part la louange de Dieu, de Tau
tre le blasphème, antinomie absolument indispensabl
dans un livre sacré, suivant les idées chaldéennes. Ce n
sont pas là de ces résultats qui s'obtiennent par inspira
tion; il faut, pour les produire, des modèles parfaits
l'étude, la méditation, le travail, la patience et le temps
Considérée sous cet aspect, la grande œuvre de Mahc
met, l'Islam, est une religion qui s'est donnée pour but d
remonter le cours des âges, afin de retrouver l'unitarism
absolu des ancêtres arabes, c'est-à-dire des ancêtres assj
riens. Épurer l'arabisme de son temps, voilà donc ce qu
le Prophète se propose; pour instruments, il emploie le
notions chrétiennes et juives, et il les choisit de préfé
rence parce que ces religions lui présentent une forme d
l'unitarisme plus exacte que les productions contempo
raines de la même idée. Seulement, par les raisons que j'a
indiquées, il ne consent à accepter ni l'une ni l'autre reli
gion : elles se sont séparées de l'araméisme. Il se sert auss
et surtout de cet araméisme et avec une prédilection mar
quée; c'est là qu'il va chercher et la forme et même beau
coup de ses idées , sans compter ce que ce système avai
déjà en commun avec le judaïsme et les dogmes chrétiens
L'araméisme est placé vis-à-vis de lui à peu près dans h
même situation que l'arabisme, ou plutôt c'est identique-
ment la même chose. Il y reconnaît la vraie foi, souilléi
par des accumulations d'erreurs idolàtriques successives
C'est ce terrain qu'il lui faut déblayer et sur lequel frap-
pent ses colères les plus fortes. Mais, par cela même
que c'est le terrain aimé, favorisé, celui qu'on doit ren-
LA FOI DES ARABES. 51
dre à la foi véritable, le terrain fécond où celle-ci ger-
mait jadis et prospérait, il est aussi tout naturel que le
Prophète accorde aux partisans de cette ancienne loi,
qu'il appelle les Sabys , les mêmes prérogatives qu'aux
chrétiens et aux juifs. Il voit en eux, bien qu'égarés, des
. adorateurs du Dieu unique. Enfin, de cent manières, il
laisse apercevoir qu'il est au fond leur homme. Il admet
leur magie, leur astrologie, leur algèbre, leur talis-
manique, leur doctrine sur la puissance active des sons,
des lettres , des mots combinés avec l'énergie des nom-
bres; c'est là le milieu de connaissances qu'il accepte;
et, pourvu qu'il détruise l'idolâtrie qui s'y est glissée, il
ne prétend y rien changer ou bien peu de chose.
Aussi sa morale est-elle très-imparfaite. Elle reste
absolument celle de l'ancien sémitisme, et, en réalité,
au point de vue où se place Mahomet, il n'en peut être
autrement. Personnellement, le Prophète était, parmi
les Arabes et même entre tous ses contemporains, un
homme de mœurs douces, graves, aimant la justice,
d'une bienveillance étendue, d'une indulgence grande
et d'un désintéressement sans bornes. Mais ce sont
là , chez lui, des questions de tempérament, et non pas
de principes. Il n'a cherché à rien changer, dogma-
tiquement, au fond de la morale connue, reçue, prati-
quée autour de lui, avant lui. Il a fait beaucoup de bien, f
assurément, mais sans esprit de suite, sans système, sans
aucune notion nettement sentie , encore moins démontrée
du droit. Il s'est opposé, avec une assurance généreuse, à
la continuation des inhumations d'enfants naissants, usage
qui, dans les tribus du désert, souvent menacées de fa-
mine, remplaçait l'exposition usitée dans l'empire gréco-
romain; il a étendu l'usage des compositions pécuniaires
52 LÀ FOI DES ARABES.
pour meurtre ; il a rendu presque impossibles dans la pra-
tique les condamnations régulières pour adultère en exi-
geant la présence de quatre témoins oculaires; dans les
cas où il a dû subir l'action des préjugés un peu sangui-
naires de son peuple, il n'a jamais manqué de faire re-
marquer que Dieu aimait ceux qui pardonnent; enfin, pour
ne pas trop étendre la liste de ses bienfaits très-réels et
nous en tenir au principal, il a créé la position légale des
femmes dans le mariage, et elle est loin d'être aussi dure
que nos idées nous portent à le croire. Mais, encore une
fois, cette législation, toute louable qu'elle est, surtout si
on la compare à celle qu'elle a renversée, présente de
grandes lacunes, offre de nombreuses inconséquences,
manque de sérieux, parce que c'est une œuvre du sang
et des nerfs, et que l'essentiel . les principes logiques, y
manquent, comme à toutes les conceptions de l'esprit
sémitique, et, en effet, l'unitarisme sémitique auquel le
Prophète remonte et se rattache le plus étroitement qu'il
peut, ne possède rien de ce genre. Dans sa notion de la
nature divine, ce qui domine, c'est l'infini d'abord, la
toute-puissance ensuite, et sur ces deux attributs, comme
les rameaux d'un arbre sur les maîtresses branches, se
ramifient les autres idées que les sectateurs d'un culte
pareil se font des perfections appartenant à l'Être souve-
rain. La justice y reste dans un état dindéfinition com-
plet. On la compte, assurément, parmi les qualités de la
Toute-Puissance ; mais qu' est-elle, cette justice? Je l'ai
déjà dit : rien autre que la volonté; et cette volonté de
l'essence infinie, constamment présentée sous un aspect
rébarbatif, contient autant le mal que le bien; elle n'a
rien de pur, rien de net.
C'est là un défaut considérable assurément, et qui
LA FOI DES ARABES. 53
exerce sur les esprits asiatiques la plus déplorable in-
fluence. La justice n'est pas une de ces conceptions que
les théologiens, après les fondateurs de religions, peu-
vent laisser impunément aux siècles futurs à reconnaître
et à déterminer. L'idée de mystère ne saurait s'adjoindre
à elle; on ne saurait la vénérer à l'état voilé, comme
une Isis; il faut qu'elle se montre toute entière et toute
nue comme la vérité, parce que le monde a soif de la
justice, et il faut encore que la notion en soit si complète
qu'on ne puisse se tromper sur son caractère sans le vou-
loir. Le catholicisme a atteint sur ce point capital un dé-
gré de précision qui ne laisse rien à souhaiter ; et, suivant
l'exposition de saint Thomas, il a établi que, dans la défi-
nition de cet attribut, il faut d'abord la volonté pour bien
déterminer que l'acte juste est nécessairement libre ; en-
suite admettre la constance et la perpétuité, pour qu'il soit
fort et bien établi. Ces points fondés, arrive la formule :
« La justice est une habitude d'après laquelle quelqu'un,
par une volonté constante et perpétuelle , rend à chacun
son droit. » On ne voit pas que les âges modernes, dans
leurs philosophies successives, aient ajouté beaucoup de
choses à l'expression de l'Ange de TÉcole.
Mais l'Islamisme n'a produit rien de semblable sur ce
point capital. Partout le vague, l'incertitude; la crainte
infinie des jugements de Dieu, qu'il n'y a aucun moyen
de prévoir, et la déférence absolue avec laquelle on dé-
clare s'y soumettre, voilà tout ce qu'il sait dire. Encore
une fois, le Prophète n'a modifié nullement l'ancienne
conception de la morale, se bornant à adoucir les usages
autant qu'il était en lui, par bonté et douceur natu-
relles plus que par un système réfléchi. En matière dog-
matique, on a vu de même qu'il n v avait vouu cjate isXw&r
54 LA FOI DES ARABES.
ver les anciennes bases, les antiques croyances c
l'araméisme. On peut donc prononcer avec assurant
que l'originalité manque essentiellement à son dogme,
que, s'il n'a pas fait avancer, au point de vue moral, 1«
populations sur lesquelles il a étendu son influence, il
simplement voulu, au point de vue de la foi, leur fai:
rebrousser un peu chemin sur la route déjà parcouru
La conséquence de ce défaut de nouveauté a été nati
Tellement ce que nous avons déjà observé; l'islam n
réussi qu'à jeter un instant d'incertitude dans les espri
de ses sectateurs, et bientôt on a pu s'apercevoir qu'ai
cun des abus intellectuels du passé n'était vraiment d
truit. Seulement, comme l'islam, avec ses formul
vagues et inconsistantes, semblait inviter tout le mom
à le reconnaître sans forcer personnne à abandonn
rien de ce qu'il pensait, il est devenu ce que nous
/ voyons, le manteau commode sous lequel s'abritent,
se cachant à peine, tout le passé et les idées hybrid
qui bourgeonnent chaque jour sur un sol qui contie
tant de choses en putréfaction.
La plus grande preuve qu'on en puisse donner, c'e
l'existence même du shyysme persan.
Lorsque les Arabes eurent renversé l'empire sass
nide, à la bataille de Kadessyeh, leurs succès furent r
pides et, au premier abord, aussi inconcevables que cei
dont ils avaient à se réjouir du côté des provinces gre
ques. La raison en est la similitude parfaite de décoi
- position où se trouvaient les deux grands États qu'ati
quait le jeune Mahométisme. Sans rien ôterde l'énerç
sauvage, de l'enthousiasme belliqueux des arrivan
sans nier leurs vertus conquérantes : dévouement, s
briété, grandeur d'àme, intrépidité ; sans méconnaître
LA FOI DES ARABES, 55
génie de leurs chefs, il est manifeste que s'ils avaient eu
en face d'eux en Orient, comme il est arrivé en Occident,
des populations attachées à leurs maîtres et des chefs
militaires capables d'user avec discernement des res-
sources immenses que possédaient les contrées envahies,
les résultats eussent été tout différents de ceux que l'on
a vus, et les Amrou et les Khaled se fussent fait rudement
et promptement rembarrer dans leurs déserts. Mais les
contrées byzantines étaient pourries de vices, désarmées
et disloquées par les hérésies, et Tes territoires persans
ne l'étaient pas moins par des causes tout analogues.
Les mages, en fondant, sous l'abri de la politique sassa-
nide, une religion d'État qui prétendait ne tolérer aucune
foi dissidente à côté d'elle, faute que les Arsacides s'étaient
refusés à commettre, n'avaient pas pris garde que le sol
était d'avance miné sous leur édifice. Dans le sud et
dans tout l'ouest de la monarchie, les polythéismes grec
et assyrien, fondus ensemble par le néo-platonisme, do-
minaient chez les populations. Dans le nord, les tribus
ne voulaient reconnaître et pratiquer le parsysme que sous
les formes libres du culte primitif, qui n'admettait pas de
clergé; elles repoussaient donc les emprunts nombreux
faits par la nouvelle cléricature à l'araméisme, préten-
daient que chaque chef de famille devait rester l'unique
prêtre de l'autel domestique, et n'acceptaient pas d'autre
autel. Et, par-dessus ces résistances ou par-dessous, ou à
côté, se glissaient à travers mille fissures un groupe notable
de sectes chrétiennes, un nombre considérable de com-
munautés juives assez puissantes pour avoir leurs princes
et leurs gouvernements particuliers, déployer des éten-
dards, souâoyep des soldats, conduire des guerres pri-
vées, et d'autres associations encore, plus modestes peut-
56 LA FOI DES ARABES.
être, mais non moins obstinées dans leur foi, des boud
dhistcs, des manichéens, et aussi des brahmanistes, ce
derniers dans le Kerman et les districts d'Hormouz.
L'énergie avec laquelle le parsysme renouvelé pro
voqua, accepta, soutint la lutte, n'est pas sans mérite
quelque considération. Par le grand nombre d'emprunt
que ses promoteurs firent au judaïsme, au christianisme
à la philosophie chaldéenne, il est clair qu'il se proposai
la tdche qui a souvent séduit de grands politiques, mai
qui n'a jamais réussi à aucun. Il voulait, en contentant toi
le monde, en acceptant quelque chose de toutes les idée
et , en remplaçant les anciens cultes par un syncrétism
habile, faire succéder une ère de concorde universelle
la discussion générale. Il est curieux que cette volont
toute philanthropique, chaque fois qu'elle s'est produit
avec une pareille netteté, n'a jamais manqué d'aboutir
des violences. Le parsysme fut, en effet, amené à étr
essentiellement persécuteur, et quand il n'en venait pa
à une tyrannie ouverte, il se montrait taquin, agressi
oppresseur, odieux aux populations. Il l'était d'autar
plus que l'administration politique le soutenait, et tout
la haine que celle-ci pouvait s'attirer, il ne manquait pa
de la partager avec elle.
La bataille do Kadessyeh fut un signal de délivranc
pour les dissidents, et on vient de voir qu'ils étaient non
broux. Los Juifs, que l'on massacrait de temps en temp*
et les chrétiens, que l'on déportait, respirèrent sous l'au
torité d'un prophète qui les déclarait vrais croyants quoi
que incomplets et n'exigeait plus d'eux qu'un impôt en le
exonérant des obligations militaires. Les innombrable
gens do métiers que frappait une réprobation légal
fondée sur ce qu'ils souillaient le feu, l'eau, ou la terr
LA POÎ DES ARABES. o7
par leurs professions et que Ton maltraitait en consé-
quence, s'empressèrent de se convertir et allèrent grossir
les rangs avides des vainqueurs. Voilà ce qui explique
assez les prompts succès, l'extension subite de l'islam
dans l'Asie centrale.
Cependant, le gouvernement n'était pas resté pendant
plus de quatre siècles aux mains de religionnaires aussi
savants et aussi fermes que les parsys sans que l'in-
fluence de ces derniers, impuissante à tout saisir, n'eût
réussi du moins à s'étendre beaucoup. S'ils avaient d'ail-
leurs été vaincus, c'était avec la monarchie nationale, avec
la patrie elle-même. Ils se trouvèrent, au bout de quelque
temps, quand bien des griefs furent oubliés, représenter
cette patrie opprimée. Débris des anciens pouvoirs, ils
avaient conservé richesses, honneurs, influence locale
beaucoup plus qu'on ne le croit, car on a fort exagéré les
instincts oppresseurs et surtout spoliateurs des musul-
mans. Les chefs féodaux des tribus et des villages qui
étaient parsys à l'ancienne mode, sous les Sassanides, et
odieux au clergé triomphant, devinrent parsys à la nou-
velle et chers au clergé opprimé. Quand des princes turks
ambitieux voulurent se créer des royaumes dans les do-
maines des khalifes, ils ne manquèrent pas de remarquer
ces dispositions et, tout musulmans qu'ils étaient, souvent
musulmans excessifs comme Mahmoud de Ghazny, ils les
encouragèrent. La littérature, sauf quelques réserves de
formes, se piqua d'être guèbre au fond parce qu'il lui était
commandé d'être persane. Tout le monde devenu libre de
maudire les Arabes s'en donna à cœur joie, même les
petits-fils de ceux qui les avaient tant accueillis, et les
souvenirs affaiblis de l'ancien mécontentement s'effacè-
rent devant les souvenirs grandioses de l'ancien sacer-
nft LA FOI DES ARABES.
doce, qui devinrent autant de regrets. Ce fut cette puif
sance éclipsée qui devint désormais l'objet de tous 1
rêves. On n'avait plus de descendants de l'ancienne dj
nastie; mais on pouvait refaire la nationalité si l'o
réussissait à reformer un clergé semblables celui que l'o
pleurait. A dater de ce moment, le patriotisme persa
eut pour expression la recherche d'une formule religieuf
qui lui fût propre et qui se rapprochât, autant que 1
temps le pouvaient permettre, des anciennes apparence
Car, de quitter brusquement l'islam, il n'en pouvait pî
être question. Le monde entier, alors, était musulms
pour un Oriental. C'était la puissance politique, c'éta
l'éclat, c'était la civilisation. Volontiers on réduiss
l'islam à n'être qu'un mot; les philosophes y travai
laient à leur manière, avec non moins d'ardeur que 1
princes sassanides, gaznévydes, bouydes, deylémites à
leur; mais ce mot, il le fallait; il en était, absolume
comme nous, où les incrédules, sans tenir en aucune faç
à la messe, font cependant un si grand éclat de ces terme
« civilisation chrétienne » — « monde chrétien. »
C'était à l'unité du khalifat qu'on en voulait. On étoi
fait sous cette domination unique, étendue de l'Espagne
l'Inde, et les Persans aspiraient à leur autonomie. L
Persans attaquèrent donc la légitimité des khalifes. Ils
firent les champions du droit, méconnu des Alydes et
trouvèrent ainsi établis sur un terrain où, devenus maîtr
d'une théorie légale plus exigeante que la légalité reçi
plus arabes que les Arabes, plus musulmans que lei
rivaux, ils les assaillirent au nom de principes que ceu
ci avaient mauvaise grâce à nier et qui étaient tous cont
eux. Ce fut le commencement du shyysme et, dès 1
premiers jours, cette levée de boucliers occasionna
LA FOI DES ARABES. 50
grands troubles et causa de grands malheurs. Mais elle
servit au delà de toute espérance la cause nationale et
raviva merveilleusement les données morales et les
croyances de l'ancien Iran.
En apparence, il ne s'agissait que d'une opinion sur le
droit des Abbassides à occuper le trône. En réalité, des
habitudes absolument opposées aux dogmes de Mahomet
reparurent et s'établirent graduellement. Chaque ville,
de la réunion de ses docteurs, forma un clergé; ce clergé
reprit une hiérarchie, s'attacha à couvrir de ses membres
unis le pays tout entier et, avec le temps, y réussit. Il ne
pouvait pas justifier son existence par le Koran, ni même
par les traditions authentiques du Prophète, qui, au con-
traire, avait voulu que chacun des croyants restât maître
et libre dans sa foi. Il s'arma donc de maximes antiques
et, les métamorphosant en dires du Prophète et des
imams, il établit dogmatiquement que le Koran, sous
peico d'infidélité, ne pouvait être lu et commenté que par
des moullas. Ces maximes antiques, auxquelles j'ai déjà
fait allusion plus haut, furent prises un peu partout, dans
les écrits des philosophes comme dans ceux des parsys,
mais préférablement dans les derniers, et ainsi, graduel-
lement, il arriva un jour où la religion sassanide se trouva
virtuellement ressuscitée, à peu de chose près, dans le
shyysme. Ce jour suivit de peu l'avènement des Séféwys,
qui se trouvèrent ainsi être à leur tour des espèces de Sas-
sanides musulmans.
En allant au fond des choses, voici aujourd'hui ce
qu'est le shyysme : Dieu infini, éternel, unique, n'exerce
pas sur le monde une action directe. Il en a posé les lois,
il a établi les conditions de la damnation et du salut ; on
retournera à lui. Le Prophète est invoqué plutôt pour la
V.
60 LA FOI DES ARABES.
forme qu'en fait. Il est la plus excellente des créatures.
Est-il créature? On en peut douter, tant il se confond avec
Dieu sur bien des points. En tous cas, le Koran est in-
créé, il a existé de toute éternité dans la pensée divine.
En somme, Dieu, le Prophète, le Koran reviennent assez
bien à une unité enveloppante qui représente la notion
du Zerwanè-Akerené, le temps sans limites, d'où le par-
sysme des derniers âges tirait tout le reste des existences
et au moyen de laquelle il prétendait donner satisfaction
à l'uni tarisme araméen.
Ce qui est vraiment actif, c'est le corps des imams.
Le monde n'est conservé, justifié, conduit directement
que par eux et leur action. En dehors d'eux, il n'y a que
ténèbres. Ne pas s'en tenir à eux, c'est courir au-devant
de la Géhenne. Avec eux, tout est salut. Ils sont douze,
mais en y regardant de près on aperçoit en eux deux faits
bien distincts : chez Aly, le rôle tout divin, tout conser-
vateur, tout sauveur d'Ormuzd, tandis que ses descen-
dants ressemblent aux Amshaspands à s'y méprendre. Si,
au contraire, on contemple l'imamat, réduit à une exis-
tence concrète, c'est encore Ormuzd que l'on retrouvera.
Quant au monde, à la matière, au Sheytan sémitique qui
y préside et qui est en contention perpétuelle avec les
imams, on y aperçoit sans peine Ahriman et sa défaite
assurée. 11 n'est pas très-extraordinaire qu'un pareil
système soit odieux aux sunnites ; ils n'ont pas grand
peine à le reconnaître à travers ses déguisements et
malgré ses habiletés de langage. S'ils lui donnent le nom
qui lui appartient en l'accusant de parsysme, ils n'ont
pas tort. Mais ce qu'ils méconnaissent à leur tour, c'est
qu'une religion aussi vague que la leur, aussi inconsis-
tante dans sa profession de foi, pouvait seule permettre
là foi des arabes. h
une pareille intrusion. S'il y a scandale, c'est un scan-
dale que l'islam rendait inévitable en prenant si peu de
soin de l'écarter. En effet, l'islam, moins exigeant que
le parsysme sassanide, semble avoir plutôt voulu fonder
un empire terrestre qu'une religion proprement dite.
On pourrait l'accuser d'avoir surtout tenu à enrôler,
sous ses étendards, aux plus faciles conditions possibles,
le plus de gens, le plus d'esprits différents. Réellement,
cette foi n'est pas une foi dans l'idée d'un système bien
défini ; c'est un compromis, une cocarde, un signe de
ralliement; on peut à peine y rien trouver d'obligatoire
et, c'est pourquoi, favorisant la mobilité de l'esprit asia-
tique, ne le gênant en rien, il lui est agréable en presque
tout et ne menace aucunement de tomber en ruines de la
façon dont nous l'entendons en Europe. Mais on verra
tout à l'heure qu'une transformation de plus, après toutes
celles auxquelles il s'est constamment prêté, est impos-
sible.
l—
CHAPITRE IV
LE SOUFYSMB — LA PHILOSOPHIE
Quelque regret que j'en éprouve, on ne peut véritable-
ment citer le christianisme que pour mémoire dans une
revue des opinions vivantes de l'Asie centrale. Ne serait-
ce que pour l'honneur du nom de chrétien, on voudrait
avoir ici quelque chose de favorable à dire. Malheureuse-
ment, je ne l'ai pas trouvé. Tous les vices des musulmans
se rencontrent chez les gens qui professent le christia-
nisme, catholiques ou schisma tiques. D'une ignorance
effrayante, ils ne sauraient exercer aucune action sur leurs
compatriotes, sinon sur la partie la plus basse et par les
superstitions. Quand, par un grand hasard, il m'est arrivé
de rencontrer un prêtre chrétien indigène qui s'occupât,
outre le soin exagéré de ses intérêts temporels, de quel-
ques questions plus élevées, j'ai constaté qu'il était soufy .
Rien de plus simple. Dans le manque de contact avec les
choses de l'Europe et ne lisant jamais de livres théologi-
ques, n'en ayant même point et n'éprouvant aucun désir
d'en posséder, ces ecclésiastiques n'ont d'autre reflet de
science que ce qui leur est renvoyé par le monde musul-
man qui les entoure, et comme le soufysme est adopté à
64 LE SOUFYSME ET LÀ PHILOSOPHIE.
peu près par tout le monde, ils en entendent forcément
parler, se plaisent, en tant qu'Asiatiques, à ses subtilités,
goûtent son panthéisme et le mêlent à leurs doctrines pro-
pres. J'ai même connu un prêtre élevé à Rome, renvoyé
sans ordination, consacré cependant, par la suite, à l'aide
de quelque fraude, et qui était un soufy de la plus vul-
gaire espèce.
Cette dégradation est si réelle et si générale, la morale
même, chose à peine croyable, se montre chez ces
malheureux si inférieure de tous points à celle des mu-
sulmans, qu'on ne sait comment s'expliquer des véri-
tés si tristes. Pour moi, après y avoir réfléchi long-
temps, je serais tenté de croire que la cause en est dans
la bassesse originelle des classes sociales auxquelles ap-
partiennent primitivement les chrétiens. Soit Koptes en
Egypte, soit Ghaldéens en Perse, ce sont des restes de
populace urbaine ou agricole. Les classes supérieures
n'ont pas résisté longtemps aux séductions du pouvoir,
de la richesse, de la considération, et ont promptement
embrassé une religion victorieuse qui ne leur demandait
guère de sacrifices. Ce qui est demeuré chrétien, c'est ce
qui ne valait pas la peine d'être converti.
Les Juifs ne méritent pas tant de dédain. La plus grande
partie, à la vérité, s'occupe uniquement de soins maté-
riels et présente ce laisser-aller extérieur, ce délabre-
ment de visage et de vêtements qui ne leur ont valu nulle
part ni beaucoup de sympathie ni beaucoup d'estime ;
mais on leur retrouve, en Asie comme ailleurs, cette
énergie morale, cet orgueil religieux qui les élève et les
fait surnager sur tant de catastrophes, et cela uni à une
préoccupation vive, chez quelques-uns d'entre eux, de
leurs dogmes, de leurs livres, de leurs sciences. Ce que
LE SOUFYSME ET LÀ PHILOSOPHIE. 65
les presses européennes ont surtout envoyé à l'Asie de*
puis cent ans, ce sont des livres hébreux. On rencontre
ces volumes en nombre assez considérable, et il n'est
si petite communauté, dans des villes insignifiantes, dans
des villages de l'intérieur, qui ne possède les ouvrages
essentiels en éditions de Venise ou de Livourne. On a vu
tout à l'heure qu'on ne pouvait rien dire d'analogue des
Églises chrétiennes. Les juifs ont des docteurs dont quel-
ques-uns, en fait de connaissances talmudiques et philo-
sophiques, sont très-savants. J'ai été frappé d'un étonne-
ment véritable, le jour où l'un de ces érudits m'a parlé
avec admiration de Spinoza et m'a demandé des éclaircis-
sements sur la doctrine de Kant. Ces noms, ces idées,
des lueurs d'autres idées qu'on devrait leur supposer in-
connues arrivent jusqu'à eux dans les ouvrages qu'ils
font venir surtout d'Allemagne et dont l'entrepôt est
Bagdad. Du reste, ils entretiennent des communications
les uns avec les autres "sans que -les distances les arrê-
tent. Pour des intérêts dogmatiques, pour des points doc-
trinaux, pour des questions de droit civil, ils se main-
tiennent en rapports constants avec le grand rabbin de
Jérusalem qui, qualifié, dans leur style officiel, de « Roi
d'Israël, » décide souverainement sur toutes les ques-
tions litigieuses. Son opinion fait loi et n'est jamais
contredite. Très au courant des noms et de la façon
de penser de leurs coreligionnaires européens les plus
puissants, les juifs sont visités dans l'Inde et en Perse par
des missionnaires ou plutôt des collecteurs qui recueillent
parmi eux, pour les juifs de Jérusalem, des aumônes qui
ne sont pas refusées. C'était par ces voyageurs qu'autre-
fois les nouvelles circulaient. Aujourd'hui les juifs se ser-
vent aussi à l'occasion des moyens de communication dont
4.
66 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
disposent les Européens et qui sont plus fréquents et
plus rapides, sinon plus sûrs. Non seulement ces corres-
pondances traitent de questions d'intérêt ou de nationa-
lité, mais elles ont aussi pour objet la discussion de
points de doctrine et même l'échange de productions litté-
raires, tantôt, mais rarement, en hébreu proprement dit,
tantôt en chaldéen, ou araméen, et avec des recherches
d'élégance linguistique très-raffinées. Ces compositions ne
sont pas toujours d'un caractère sérieux. Il y a peu de
mois, les juifs lettrés de Téhéran étaient occupés d'une
satyre en vers, déclarée par eux admirable et dont un
rabbin de Jérusalem était l'auteur.
En aucun temps la hardiesse des spéculations philoso-
phiques n'a fait défaut aux juifs. Rien parmi eux n'est
changé sous ce rapport, et on cite principalement à
Bagdad plusieurs savants qui, par la témérité de leurs
objections, sont dignes de ce que leur nation a produit de
plus hétérodoxe. L'esprit juif est chercheur de sa nature
et aime à acquérir, dans les richesses de ce monde, aussi
bien ce qui est science que ce qui est or. Il faut, en
outre, observer qu'un nombre très-restreint des juifs de
Perse se prévaut d'une origine hébraïque. La masse des-
cend de prosélytes, et il en résulte des prétentions à la
noblesse qui ne sont point contestées aux familles que
l'on reconnaît être venues de Terre-Sainte. Celles-ci, re-
gardant leurs coreligionnaires comme d'un sang moins
pur, ne s'unissent pas volontiers à eux par mariage. Mais,
do leur côté, les descendants des prosélytes doivent à
leur origine de posséder les qualités d'esprit actives et
turbulentes de leurs concitoyens persans. Us entrent vo-
lontiers en discussion avec les musulmans et, en ce mo-
ment même, des rabbins vont faire imprimer à Téhéran
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 67
une réfutation en règle d'un moulla qui a publié, il y a
six mois, un livre contre certains points de leurs doctri-
nes. Le soufysme leur plaît et les attire; mais- il me
semble à remarquer que les plus habiles d'entre eux sont
surtout séduits par la philosophie proprement dite. Ce qui
est l'objet de leurs études favorites, c'est la talismanique
et tout ce qui s'y rattache, et, sur ces points, les musul-
mans sont assez disposés à les reconnaître comme leurs
maîtres et à accorder plus de confiance aux charmes com-
posés par les juifs qu'à ceux dont ils sont eux-mêmes les
auteurs *.
En fait de doctrine courante, celle qui se fait le plus
remarquer, c'est celle des Soufys. Il est indispensable
d'en dire ici quelques mots.
En Europe, on s'est intéressé particulièremenl à cette
face des idées persanes. D'habiles gens s'en sont occupés
et ont donné des traductions et des appréciations fort
exactes en soi, mais peut-être insuffisantes pour faire bien
comprendre la nature, la portée et la raison du succès de
cette philosophie.
Elle a commencé de très-bonne heure sous l'islam et
en revêtant avec exagération quelques-unes de ses livrées,
en vantant jusqu'à la folie, la nature et le rôle du Pro-
phète , elle s'est fait admettre, elle s'est fait même ad-
mirer là où des doctrines cependant moins dangereuses
qu'elle rencontraient l'exclusion et l'anathème. Elle
était propre à séduire et à tromper l'esprit asiatique, et
cela parce qu'elle le sert merveilleusement suivant ses
goûts. Si elle est courtisanesque pour le Prophète, elle
est, à la vérité, profondément, sincèrement unitaire. Elle
1. Traité des Écritures cunéiformes^ tom. II.
68 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
accepte avec joie tout ce que le Koran enseigne à cet
égard; seulement, et là est sa particularité, elle l'exagère
et profite du vague des formules pour aller bien au delà
de ce que Mahomet a voulu. Sous ses apparences de
piété dévouée, elle pousse le principe jusqu'au pan-
théisme le plus absolu, ne reconnaît d'être, d'existence
qu'en Dieu, nie tout ce qui n'est pas Dieu, voit Dieu
partout et en tout et rejoint par toutes sortes de détours
et de faux-fuyants l'araméisme le plus condamné. Mais,
je le répète, ses allures sont d'un islamisme irrépro-
chable. Le soufysme pratique le Ketmân mieux qu'aucune
autre secte. Il excelle dans l'art de dérouter les investi-
gations menaçantes, et ce n'est que rarement qu'un de
ses adeptes enivré se compromet au point de crier en
public ce que tous les doctes pensent en secret : Dieu,
c'est moi I
Le soufysme, grâce à son Ketmân, grâce à son adresse,
séduit toutes les classes de la société orientale. Il a per-
fectionné à l'excès ses moyens d'action. Il a des chefs,
des conseils, des moines, des missionnaires et une si
grande multiplicité de degrés, qu'il est bien difficile qu'un
esprit quelconque ne rencontre pas à s'y loger. Les sages :
les ouréfas, mesurent la science à chacun suivant la force
ou la faiblesse de son esprit. S'ils s'aperçoivent qu'un*
maxime scandalise leur néophyte, ils ont toujours sous k
main un double sens qui leur permet de lui démontrer qu'i
s'est récrié à tort. Si, au contraire, son estomac théolo-
gique est robuste, ils lui prodiguent les aliments de k
plus difficile digestion. Les rêveurs sont communs er
Orient. Pour les rêveurs, ils tiennent prêts les plus
amplps, les plus séduisants sujets de divagation, et ne se
fiant pas encore assez aux puissances naturelles de l'ima-
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 69
gination humaine surexcitée, pour aller aussi loin qu'ils
le souhaitent, ils recommandent l'usage de F opium et du
beng, élevés ainsi à la dignité de véhicules religieux. On
peut assez supposer ce que ces pratiques seules valent de
popularité à une doctrine auprès d'un peuple qui a la pas-
sion effrénée de l'ivresse physique aussi bien que morale.
L'ivrognerie est, en effet, un vice général dans l'Asie
centrale. On ne se douterait jamais que la religion offi-
cielle prohibe absolument l'usage même modéré des bois-
sons fermentées, ni encore moins que la loi civile, sous
cette inspiration, ait édicté et applique encore assez sou-
vent, contre les contrevenants, des peines d'une dureté,
on pourrait dire d'une férocité disproportionnée à l'objet.
Rien n'y fait, et les délits que Mahomet a voulu prévenir
sont de tous les jours, de tous les instants et de toutes les
personnes. Les prêtres aussi bien que les princes passent
les nuits à boire. Les dames de la famille royale, tout au-
tant que les filles du bazar, tombent, vers le minuit, ivres
mortes sur leurs tapis, et le thé froid, comme on appelle
par décence l'arak, l'eau-de-vie d'Europe même, remplis-
sent les théières et en coulent incessamment à flots. Ce
n'est pas le plaisir de banqueter en compagnie ni de par-
courir les degrés successifs de l'excitation et de la gaieté,
c'est encore moins le goût du breuvage en lui-même qui
amènent ces excès. Les Asiatiques n'aiment ni la saveur
du vin, ni celle des spiritueux. Quand ils boivent, ils s'ar-
ment d'un mouchoir, font, avant d'avaler, une grimace de
dégoût, s'exécutent comme un patient qui s'administre
une médecine, et s*essuient ensuite la bouche avec toutes
sortes de démonstrations d'horreur. Si quelques-uns des
grands achètent à grands frais des vins d'Europe, c'est
affaire d'ostentation et pour que leurs hôtes admirent leur
70 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
magnificence ; en réalité, ils ne reconnaissent que deux
classes de boissons : celles qui enivrent lentement et celles
qui enivrent vite. Depuis quelques années, ils commen-
cent à tenir le porter en haute estime, parce qu'ils le
classent dans la seconde catégorie. Arriver le plus promp-
tement possible à ne plus discerner la saveur de ce qu'ils
avalent et à tomber dans la torpeur, voilà ce qui les
charme. Le sommeil de l'abrutissement est l'objet de
leurs vœux. Je connais des hommes profondément ins-
truits, avides de connaissances, goûtant avec délices les
jouissances philosophiques les plus raffinées, et qui ne
sauraient se passer d'être ivres-morts tous les soirs. Ce
qu'il faut admirer, c'est la façon dégagée dont ils portent
un pareil régime ; mais je reviens aux soufys, qui pa-
raissent être, en grande partie, coupables d'avoir implanté
ces habitudes dans les populations.
Ce n'est rien dire de nouveau que de les déclarer pan-
théistes; toutefois cette qualification, exacte si l'on con-
sidère les tendances de leur doctrine, ne peut rigoureu-
sement s'appliquer en réalité qu'à certaines classes de
soufys. Les degrés inférieurs n'ont pas toujours une cons-
cience nette de la conséquence dernière de leurs opinions
et s'en tiennent, avec plus ou moins de discernement, à
la lettre des déclarations de leurs grands docteurs Mah-
moud Shébestéry, Djélaleddin, surnommé « le Moulla du
Roum», ou FérydEddyn, « l'Épicier. » Sur la foi des ap-
parences qu'ils n'ont pas pénétrées, ils reconnaissent le
Dieu individuel du Koran , et ne supposent pas qu'après
leur mort il leur soit réservé autre chose plus que de
l'approcher dans une intimité supérieure à celle à la-
quelle seront appelés les religionnaires qui n'ont pas le
bonheur de partager leurs doctrines. On n'est donc pas
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 71
tout à fait dans le vrai en prenant le panthéisme pour le
dogme essentiel des soufys. Le plus grand nombre, au
contraire^ ne s'en doute pas. En réalité, le soufysme a
pour caractère dominant d'offrir un enchaînement de doc-
trine fort lâche qui place en échelons des notions de signi-
fications très-différentes, si différentes qu'elles n'ont entre
elles qu'un seul et unique rapport, et ce rapport c'est un
quiétisme adapté à chacune d'elles, une disposition d'âme
passive qui entoure d'un nimbe de sentimentalité inerte
toutes les conceptions imaginables de Dieu, de l'homme et
du monde. D'union entre les soufys des différents grades,
il n'en existe pas d'autre que cette disposition générale à
tout faire passer en spectacle devant l'homme intérieur,
quel que soit cet homme et quelque jugement qu'il porte
des choses du dehors. Aussi la concorde et la bonne en-
tente ne sont-elles nullement des vertus à l'usage des dif-
férentes classes de soufys, dans leurs rapports récipro-
ques. Elles se méprisent singulièrement. Les ouréfas, les
hommes des hauts degrés, considèrent ceux des plus bas
et même ceux des degrés moyens comme à peine supé-
rieurs à la brute, et il n'y a pas de secte religieuse ou
philosophique qui réduise plus complètement en système
l'usage du mépris dogmatique. Un soufy de grade supé-
rieur, arrivé à se considérer lui-même comme Dieu, admet
sans peine et professe avec hauteur que la création au
milieu de laquelle il se trouve momentanément et impar-
faitement détenu, est toute entière digne de ses dédains.
11 parle des prophètes comme d'avortons qui avaient en-
core grand chemin à faire pour arriver jusqu'à lui. Il ne
reconnaît aucune distinction , quant à lui , entre le bien
et le mal; car, au point de vue où il en est, toutes les
antinomies se résolvent dans le fait unique de son exis-
72 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
tence intérieure. Qu'on ne suppose pas, toutefois, poui
rester juste, que cette abrogation de toute règle moral*
ait de bien grandes conséquences pratiques. Les ouréfai
sont des vieillards sans force, assez ascétiques de fait
sauf l'opium ou le beng, et qui se sont fait de longu
main une nature de l'indifférence. Ce qui les persuad
surtout de leur qualité divine et l'attribut qu'ils en pri
sent davantage, c'est l'immobilité de leurs sensations
Que le prototype originel de ces ouréfas des premiers de
grés se trouve chez les bouddhistes, c'est, je crois, c
qu'il serait difficile de révoquer en doute. En tout cas
on peut prononcer hardiment que la vaste association
qui, à parler rigoureusement, n'en est pas une, dont j
viens de retracer les principaux traits, a été, est encor
excessivement funeste aux pays asiatiques par la natur
de ses influences. Le quiétisme, le beng et l'opium, l'ivro
gnerie la plus abjecte, voilà surtout ce qu'elle a produit
On a souvent reproché à l'islam d'avoir exagéré 1
croyance au fatalisme et partant propagé les principe
délétères qui en sont la conséquence. C'est une erreur €
une injustice. Il n'est facile à la logique d'aucun cuit
de faire concorder la prescience divine avec la liberté d
l'homme, et, cependant, pas de religion positive qui n
reconnaisse la nécessité de concilier ces deux termes, (
ne refuse d'admettre que l'un soit sacrifié à l'autre. Ma
homet devait avoir plus de peine que tous les autre
législateurs religieux à opérer la fusion, parce qu
préoccupé surtout du soin de déterminer, à part et d'ur
façon bien distincte, la personnalité divine, afin de sorti:
une fois pour toutes, des pires conséquences du par
théisme araméen, il avait exagéré tant qu'il avait p
l'expression de l'omnipotence, de l'omniscience, et c
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 7.1
tous les attributs propres à mettre un abîme entre le
Créateur et la créature. Cependant, il n'avait pas méconnu
non plus le péril que cette façon de parler pouvait provo-
quer, et avait répété, en plus d'une occasion, — on le
voit dans le Koran, on le voit dans les hàdys ou tradi-
tions, — que l'homme est libre, qu'il répond de son salut
et de sa damnation; qu'il peut être fidèle et qu'il peut
être coupable, et qu'en lui ouvrant le paradis ou l'enfer,
Dieu ne fait qu'exercer sa justice et le rémunérer d'après
ce qu'il a librement mérité.
Que l'expression de deux ordres d'idées si différents
offre ici des termes difficiles à concilier, cela, encore une
fois, est incontestable. Il serait aisé, en opposant les uns
aux autres, les passages que je rappelle, de les mettre en
contradiction flagrante. On parviendrait, peut-être, à dé-
montrer qu'en bonne logique l'une des thèses est plaidée
avec une force supérieure, de sorte que l'autre reste anéan-
tie ; peut-être aussi arriverait-on simplement à les détruire
Tune par l'autre, de sorte qu'il ne resterait rien des deux '
propositions. Mais, en agissant de la sorte, on aurait
prouvé seulement que le prophète arabe était un dialec-
ticien assez faible qui ne connaissait pas les ressources de
l'École ; je ne vois pas que ce résultat vaille la peine d'être
recherché. Ce qu'il faut savoir, ce qu'il faut démêler, c'est
son intention, et elle n'est pas douteuse. 11 a voulu, incon-
testablement, sauver le libre arbitre et donner, imposer
à l'homme la responsabilité de ses actes. Les docteurs ne
s'y sont pas mépris et ils ont appuyé dans le même sens.
Aly, lui-même, a prononcé que tous ceux qui niaient le
libre arbitre étaient des hérétiques. El Ghazzaly n'est pas _
moins explicite et n'entend pas raillerie. Pour les shyytes
comme pour les sunnites, il n'y a pas le moindre doute
5
74 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
que c'est la doctrine orthodoxe. Mais ceux qui l'ont sapée,
ceux qui la nient, ce sont les quiétistes, ce sont les diffé-
rentes classes de soufys, absolument comme, chez nous,
les amis de madame Guy on et les jansénistes auraient fait
si on les avait laissé aller, absolument comme les calvi-
nistes zélés font de nos jours. Ce quiétisme, et non l'islam,
voilà la grande plaie des pays orientaux, et quand je dis
orientaux, il y faut comprendre l'Inde musulmane d'une
part et l'Afrique de l'autre, tout aussi bien que la Turquie
et l'Egypte. Le malheur a voulu qu'il y eût, pour lui
venir en aide, des secours de toutes les natures. J'en ai
nommé quelques-uns; en voici deux autres encore : le
spectacle constant des révolutions politiques et l'attrait
de la poésie.
On ne comprend que trop avec quelle facilité devaient
se laisser glisser dans l'atonie des gens qui voyaient se
succéder sous leurs yeux, avec les dynasties différentes, la
ruine des villes, la cessation du commerce, la dispersion
des familles, le massacre des individus. Quand on a con-
templé deux ou trois fois dans sa vie le cortège d'un
prince tatare venant couper la tête à un prédécesseur
mongol , turk ou arabe qui en avait fait autant à son de-
vancier, et qu'à la suite de ces événements on a passé
par autant de situations fort diverses; quand on a été,
comme Sady, un grand personnage, puis un soldat, puis
le prisonnier d'un chef féodal chrétien; qu'on a travaillé
comme terrassier aux fortifications du comte d'Antioche,
et qu'enfin on a regagné le Fars et Shyraz à pied, on
n'est pas loin de convenir que rien de ce qui existe n'est
réel ou du moins ne vaut la peine qu'on s'y attache. C'est
la solidité des attaches qui fait les deux tiers de leur prix;
l'instabilité, à la longue, amène l'indifférence. Un scepti-
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 7;i
cisme immense a de bonne heure, pour ces causes, en-
vahi l'Orient tourmenté, et le quiétisme, après tout,
qu'est-ce autre chose qu'une forme du scepticisme, où
lame croit conserver encore assez de vigueur pour tran-
sporter ce qui lui reste de foi au sein d'une abstraction?
Une fois là, ce trésor, cette foi prend vie, s'enfle, grandit,
s'exalte, s'enfièvre dans l'impalpable, et d'autant plus
énergique qu'elle ne travaille que sur elle-même, ne re-
connaît plus la raison que dans ses rêves, et l'activité que
dans le sommeil des facultés pratiques. Je le répète, voilà
ce qu'a produit le soufysme; et ce qu'il souffle aux Orien-
taux, ce n'est pas l'annihilation de l'homme, c'est la dé-
pravation de ses forces.
Mais la séduction n'eût pas été aussi puissante, malgré
tout ce qui l'appuyait, si, après s'être emparée de l'âme et
du cœur et avoir détourné les tendances actives de leurs
buts véritables, elle n'avait su également conquérir l'es-
prit. Elle n'y manqua pas et le pouvait d'autant mieux
que le soufysme, aux époques malheureuses, comptait
dans ses rangs la plupart des hommes d'intelligence. Ces
hommes, rebutés par les maîtres militaires, et, en face
de la brutalité du sabre, n'ayant pas l'emploi de leurs
facultés, se sont repliés sur eux-mêmes, et ils ont produit
des œuvres littéraires qui sont souvent d'une admirable
beauté. Voilà donc la poésie qui achève de conquérir ceux
que le quiétisme ne suffisait pas à prendre . Les vers et le
désenchantement des poëtes soufys sont dans toutes les
mémoires et dans toutes les bouches. On les cite dans le
bazar, dans la boutique du marchand, chez les grands,
comme dans les réunions dévotes du clergé. Il serait ex-
traordinaire que l'influence ne s'en fit pas sentir sur des
homme» qui, dès l'enfance, bercés de ces maximes délé-
76 LE S0UFYSME ET LÀ PHILOSOPHIE.
tères , sont accoutumés à en faire cas comme de la plus
sublime sagesse. A force d'ouïr répéter que le monde ne
vaut rien et même n'existe pas, que l'affection de la
femme et des enfants n'a rien que de faux, que l'homme
sensé doit se renfermer en lui-même, se borner à lui-
même, ne pas compter sur des amis qui le trahiraient, et
que c'est dans son cœur seul qu'il peut trouver la féli-
cité, la sécurité, le pardon facile de ses fautes, la plus
tendre indulgence, et finalement Dieu, il serait bien
extraordinaire que le plus grand nombre de ceux qui
reçoivent de pareilles leçons et qui les voient si uni-
versellement approuvées, ne finissent pas par accepter
comme des vertus l'égoïsme le plus naïf et toutes ses
conséquences , dont la principale est le plus entier dé-
tachement de tout ce qui se passe autour d'eux dans la
famille, dans la ville et dans la patrie.
C'est là qu'il faut chercher la source principale de ce
qui frappe d'abord dans la contemplation des populations
orientales : le dédain radical que ces nations éprouvent
pour leurs gouvernements, quels qu'ils soient, et, en
même temps, la facilité placide avec laquelle elles les ac-
ceptent et les supportent. On peut penser et dire beau-
coup de mal, en effet, du plus grand nombre des adminis-
trations asiatiques, et l'on restera encore au-dessous de
la vérité. Cependant il n'y a pas plus dans ce monde de
choses absolument mauvaises qu'il n'y en a de parfaite-
ment bonnes. Les sujets persans, arabes , turcs, hindous
soijt loin d'être aussi opprimés qu'on se le figure, et si le
but de ce livre le permettait, il ne me serait pas mal aisé
de montrer que la liberté pratique leur est, au contraire,
assurée sur une grande échelle , que les spoliations sont
surtout des grapillages, et que des obstacles, résultant
à
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 77
du code religieux, des mœurs et de l'imperfection des
moyens gouvernementaux, arrêtent à chaque instant
l'action même légitime du pouvoir. Il s'en faut donc de
beaucoup que les peuples souffrent à un degré qui expli-
que leur dégoût de toute vie publique. En outre, si mau-
vaise opinion que l'on puisse avoir de la masse des
hommes qui conduisent d'ordinaire les affaires, il ne laisse
pas de s'en trouver parmi eux, et plus souvent qu'on ne
le croit, ayant à la fois capacité et bon vouloir. Règle gé-
nérale, on ne leur sait gré ni de l'un ni de l'autre, et
ce que l'opinion publique est portée à leur reprocher le
plus amèrement, ce sont encore les tentatives de réfor-
mes ; elle supporte ces essais plus impatiemment qu'elle
ne fait les allures surannées , rapaces et souvent insen-
sées, inhérentes aux vieux systèmes. C'est tout simple-
ment parce que cette opinion publique s'y trouve moins
dérangée dans sa somnolence. Son repos est troublé par
les efforts d'une amélioration. Les novateurs lui deman-
dent du travail, de la compréhension, un changement
d'attitude. Les gens s'en indignent; mais, comme l'intel-
ligence est' vive en eux, elle s'éveille lorsque le ministre
détesté est à peine tombé depuis deux jours; on lui rend
justice, on analyse, on apprécie ses intentions, on le
porte aux nues et les éloges servent à lapider ses succes-
seurs.
Je dis que, dans cet ordre, les populations supportent
aisément le pire régime, et cela, saus aucun doute, pré-
cisément par le même motif qui les mutine contre les
réformes. Pour protester, il faudrait se lever et marcher,
s'unir, s'entendre, agir; mais rester chacun dans son iso-
lement, voilà ce qu'on est habitué à appeler sage. Un
coup reçu de temps en temps est un inconvénient dont la,
78 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
douleur s'efface ; quant aux coups qu'on voU distribuer
à côté de soi, la sagesse quiétiste enseigne essentielle-
ment à ne pas se mêler des affaires des autres.
Tant que le soufysme, à ses différents degrés, régnera
sur l'esprit asiatique, il n'y aura pas de ressources contre
les maux qu'il engendre. Il est bien fort, il est bien an-
cien , il est bien ancré dans les mœurs et singulière-
ment servi par le climat, tout autant que par cette vieille
expérience de la vie qu'on ne peut refuser à des sociétés
qui, datant de si loin, ont vu tant de choses. Et, cepen-
dant, comme rien n'est plus compliqué que cet esprit
asiatique, comme rien n'obéit à des ressorts plus nom-
breux, plus différents et agissant, Dieu sait comme, sous
l'empire des causes les plus diverses et pour les buts les
plus étrangers les uns aux autres, il ne faut pas mécon-
naître , tout en avouant que le soufysme est un des élé-
ments intellectuels les plus puissants et les plus géné-
ralement agissant de ces pays, qu'il n'a réussi nulle part à
supprimer, d'une façon aussi complète qu'il l'aurait voulu,
les manifestations des autres instincts. Pas de soufy qui
n'ait encore dans la tète, plus ou moins complètement,
un, deux, trois systèmes ou fragments de systèmes agis-
sant en sens inverse. De là cette agita tiou curieuse de
tous les esprits, ce trouble dans la nonchalance, cette
surexcitation dans la torpeur, cette passion de parler po-
litique chez des gens qui posent en principe que la poli-
tique ne doit pas les intéresser; de là, enfin, chez des
sceptiques qui voudraient être somnolents, la continua-
tion d'une recherche curieuse de la vérité ou pou* mieux
dire de la nouveauté.
La religion qu'ils ont faite à leur image, le shyysme,
où ils ont transporté et ravivé le,s dogmes priijçipsux des
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 79
parsys ne donnait pas aux Persans une morale pratique
appropriée suffisamment à leurs goûts. C'est pour cela
qu'ils ont pris et développé le soufysme. Mais celui-ci ne
saurait répondre non plus à toutes les questions que le
shyysme a lui-même soulevées et laissées de côté. Il est
bon de s'être ressaisi du dualisme, mais faut-il pour cela
abandonner l'idée unitaire? Le voudrait-on, on ne le pour-
rait pas. Cette idée est trop éclatante dans le Koran et,
mieux que cela, trop inséparable des instincts sémitiques,
et ces instincts, on les a en grande partie dans les veines.
Il faut donc quelque chose d'autre que la religion de
l'État et que le soufysme, et voici la philosophie.
Elle est née en Asie, elle y est immortelle. Avant les
temps historiques, elle s'y établissait toute puissante, et
l'on peutbien admettre qu'elle y vivra autant que le monde.
Si, dans des circonstances particulièrement contraires, il
lui est arrivé d'y subir des éclipses, celles-ci ont été cour-
tes; elle a toujours résisté aux plus violents orages et
brûlant alors, comme une lampe abritée contre le vent,
au fond de quelques chambres de savants, elle a bientôt
remontré au monde sa flamme vacillante, diminuée, char-
bonneuse, obscurcie, jamais éteinte.
Les Mongols, au xm e sièle, n'en purent venir à bout et,
cependant, il n'y eut jamais d'adversaires plus acharnés et
plus avides d'en finir avec elle. A leur arrivée, ils avaient
été pris à son égard de cette haine que l'ignorance lui voue
plus qu'à toutes les autres connaissances humaines. Quand
un peu calmés, ils voulurent organiser et administrer,
ils découvrirent que, faisant obstacle à la religion, elle
n'entrait pas dans leur plan et ils la livrèrent volontiers
à toutes les sévérités des moullas. Les persécutions furent
grandes et elles échouèrent. Le temps passa, ces vio-
80 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
lences étaient usées et il vint un moment où, dans l'im-
patience de la fatigue qu'éprouvaient le public et même
les rois de sentir trop pesamment le joug de la cléricature
shyyte, on se rappela Avicenne, on voulut le relire, et
alors ses sectateurs, qui n'étaient nullement morts, sor-
tirent de leurs retraites pleins de ses doctrines.
La dynastie des Séfewys commençait alors sa gloire.
Les magnifiques collèges d'Ispahan participaient à la
splendeur de l'Etat par l'activité de leurs études. On peut
voir encore ces édifices, bâtis vers la fin du xvn e siècle,
et admirer leurs coupoles émaillées de bleu, leurs cel-
lules alignées autour de jardins qu'encombrent les roses
et les platanes. De nombreux et célèbres professeurs
attiraient là des auditeurs de tous les âges et de tous
les rangs, venus des différentes parties de l'Asie, et la
maison régnante témoignait d'un zèle passionné pour les
travaux de l'esprit, au point que la mère de Shah-Abbas
le Grand s'était chargée elle-même d'aller toutes les se-
maines avec ses femmes recueillir le linge des étudiants
et le remplacer par du linge neuf. Elle ne voulait pas,
disait-elle, que des préoccupations d'un ordre si misé-
rable pussent détourner l'esprit des élèves et des maîtres
des contemplations sublimes auxquelles il devait rester
uniquement attaché.
Dans une situation si favorable, au milieu des docteurs,
des littérateurs de tout genre, des hommes de guerre et
des hommes d'État, on ne tarda pas à distinguer un
moulla, natif de Shyraz, qui se nommait Mohammed, fils
d'Ibrahim. Adonné principalement aux recherches philo-
sophiques, ce personnage devint assez tôt fameux. Tout
le monde se pressa à son cours, tout le monde voulut
l'entendre ; les rois lui prodiguèrent leur estime, les
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 81
jpcoples leur vénération, et c'est encore lui qui, après
.-avoir fourni à l'ère des Séfewys, cette recrudescence phi-
losophique indispensable à toute grande époque, a main-
tenu jusqu'à nos jours son autorité sous le nom fameux
*de Moulla-Sadra, ou, comme on l'appelle plus couram-
iment, Akhound, « le maître par excellence. »
Moulla-Sadra n'a point seulement beaucoup enseigné et
formé de nombreux élèves; il a aussi beaucoup écrit, et on
ne l'estime pas moins comme théologien que comme phi-
losophe. Son œuvre se compose d'environ une vingtaine
de volumes, dont plusieurs sont consacrés à des commen-
taires sur différents chapitres du Koran. On lui doit encore
aine dissertation sur les traditions authentiques. 11 a laissé
•environ cinquante traités sur la théodicée, où des recher-
ches relatives à la nature divine l'entraînent plutôt vers le
terrain philosophique qu'elles ne le soutiennent dans les
domaines propres de la théologie orthodoxe. On a de lui
quarante-quatre ouvrages sur des points obscurs de la
doctrine, composés pendant un long séjour dans les mon-
tagnes de Goûm, où il s'était retiré pour vaquer sans dis-
traction à l'étude. Il a écrit de plus quatre livres de
voyages. Il fit sept pèlerinages à la Mecque, et, au retour
du septième, il mourut à Basra.
Son père avait été vizir du Fars et, s'étant vu longtemps
sans enfants, avait adressé à Dieu de nombreuses prières
pour en obtenir. Il eut Sadra comme récompense d'inces-
santes aumônes et nommément pour avoir distribué un
jour, à des passants, trois tomans qu'il avait sur lui. Dès
son enfance, le philosophe fut surnommé Sadra, à cause
de son mérite supérieur. Confié aux soins d'un précepteur
habile, il ne tarda pas à faire de remarquables progrès.
Un jour son père lui ayant confié le sox e, ^ «qxn^-
82 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
lance de la maison et ayant, ensuite, voulu sq fçpdre
compte delà manière dont l'eqfant s'açquittait.dftsa.tàche,
il remarqua qu'une somme de trois torpans figurait inva-
riablement dans le compte de chaque jour au chapitre des
aumônes. Surpris, le vizir demanda des explications. L'en-
fant lui dit : Mon père, c'est le prix que te cojlfte ton fils.
Devenu plus grand, il employait tout son .argent à
acheter dès livres et était surtout avide d' apprendre ce
que les Grecs avaient écrit. Étant venu de Shyraz à
Ispàhàn, il fit connaissance, dans un bain de cette ville,
avec le séyd Aboulkassem-Fenderesky^ un des métaphy-
siciens lés plus subtils de l'époque. ïl n'était nullement
connu de cet érudit, qui, en se voyant saluer t lui dit :
Sans doute tu es étranger, mon enfant? — ^Oui, répondit
Sadria. — Et de quelle famille es-tu? J)e quelle ville?
Pour quel motif te trôuves-tu à Ispahan ?
Sadra répondit : Je suis du Fars et venu ici pour suivre
mes études.
— Et quel est celui de nos savants dont tu prêteras
entendre les leçons ?
— Celui-là même que vous me désignerez.
— Si ce que tu souhaites est de .dégourdir ta cervelle,
adresse-toi à Sheykh Behay ; mais si tu prétends dégourdir
ta langue, prends pour maitre Emyr Mohammed Bagher.
Sadra répondit : Je ne me soucie point de ma langue,
et, de ce pas, il s'en alla trouver Sheykh Behay et se mit
à étudier, sous la discipline de ce professeur, les sciences
philosophiques et théologiques, tant et si bien que celui-
ci reconnut un jour n'avoir plus rien à lui apprendre. 11
l'envoya donc, lui-même, trouver Emyr Mohammed Ba-
gher sous prétexte d'un livre à emprunter.
Sadra, sans aucun soupçon des intentions de son maître,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 83
se présenta devant le dialecticien et s'acquitta de sa com-
mission. Dans ce moment même, Myr Mohammed Bagher
donnait sa leçon, de sorte que Sadra y assista.
Lorsque le jeune étudiant revint auprès de Sheykh
Behay, celui-ci lui demanda : Que faisait le professeur?
Sadra répondit : Il enseignait.
— Ses leçons, reprit Sheykh Behay, valent mieux que
les miennes. Je n'avais nul besoin du livre que tu rap-
portes, mais je souhaitais que tu pusses juger par toi-
même du mérite de l'homme. A dater d'aujourd'hui,
quitte-moi et suis son enseignement.
Sadra obéit et, en peu d'années, il arriva à la perfec-
tion d'éloquence qu'on lui a connue.
Mais, avant de se fixer définitivement à Ispahan et d'y
devenir le maître des maîtres, le philosophe eut à tra-
verser beaucoup de peines et de fatigues. Car si, depuis
l'avènement des Séfewys, le développement philosophique
était un besoin général des esprits et le desideratum des
princes de la dynastie nouvelle, rien de solide n'avait
réellement été fait et la science se contentait encore d'as-
pirations assez stériles. Surtout elle redoutait le clergé,
et cette peur la paralysait. On a vu qu'une pression si
fâcheuse avait pris naissance à la suite des invasions
mongoles. Je ne l'ai peut-être pas assez expliqué.
Jusqu'au moment où Djenghyz-Khan et ses succes-
seurs vinrent renverser l'établissement politique en
Perse, les grands instituteurs philosophiques avaient été
Avicenne et Mohy-Eddin. Le premier, surtout, usant lar-
gement de l'imposante situation qu'il s'était acquise, de
son influence sur l'esprit des sultans, du respect qu'inspi-
raient sa grande indépendance de fortune et sa célébrité,
n'avait pas pris beaucoup de pr6caitiot& &Ne&YSstas&.*X^
84 LE SOUFYSME ET LA PH'LOSOPHIE.
réagissant contre tout ce que la religion enseignait depuis
quatre cents ans, s'était donné pour tâche de restaurer,
au xi e siècle, la philosophie chaldéenne, en la déshabil-
lant même un peu des voiles alexandrins sous lesquels
les anciens philosophes la lui livraient. Il y eut autour
d'Avicenne une énorme éclaircie, une grande abattue
dans le dogme mahométan. Les plus anciennes théories
I panthéistiques de l'Assyrie se réveillèrent.
Mais quand les Mongols furent venus, au xm e siècle, ce
mouvement s'arrêta. Les conquérants voulaient de l'ordre
et de la régularité politique. C'est une observation peut-
être inattendue. On ne se fait pas, en Europe, une idée
tout à fait juste de la domination mongole proprement
dite, que l'on confond trop avec les premiers temps de
la conquête. Ces maîtres prétendaient créer une orga-
nisation civile aussi forte que possible, et quand, dans une
préoccupation toute pratique, ils eurent embrassé l'islam,
ils trouvèrent logique de soutenir fortement cette re-
ligion et se montrèrent dès lors on ne peut moins favo-
rables à la philosophie d'Avicenne et de ses continua-
teurs. Ce n'est pas qu'à ce moment ils fussent restés
insensibles aux sciences ni aux arts. Ils protégèrent
activement certaines branches de connaissances ; ils
n'eurent pas un goût exquis en littérature, peut-être,
mais ils donnèrent beaucoup d'argent et accordèrent
beaucoup d'honneurs aux poëtes et aux écrivains, et,
quant aux artistes, ils en firent un cas tout particulier.
Les constructions de l'époque mongole furent d'une ma-
gnificence inouïe; les mosquées de Tebriz, de Sultanieh,
de Véramin, en portent encore témoignage, bien qu'en
ruines; mais pour la philosophie, rien de bon. Ils n'eu-
rent à son endroit que des rigueurs et se firent forts de
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 85
l'exterminer. On a vu plus haut qu'ils n'y avaient pas
réussi. Ce n'est pas qu'à ce moment l'orthodoxie ait profité
beaucoup de ces dispositions favorables et de la chute
ou du moins de l'humiliation de sa rivale. Elle y poussa
tant qu'elle put, il est vrai, mais ce fut pour être assaillie
elle-même par un côté qu'elle ne songeait pas à défendre.
Une erreur complète, abus désastreux de sa victoire, ve-
nait d'être commise en son nom, et ici se montrait, dans
tout son jour, le génie persan. Le chaldaïsme, vaincu
sous la forme avicenniste, garda le silence, et aussitôt ce
fut le mazdaïsme qui prit la parole et le fit avec autorité,
sous l'habit du clergé mahométan. Ce fut, en effet, pen-
dant la période écoulée du xm e siècle à la fin du xvi e , que
le shyysme local, se développant de plus en plus, laissa
le plus loin ses anciennes formes, ranima, restaura le
magasin presque entier des idées, voire des habitudes guè-
bres, et leur fit prendre la place des prescriptions moham-
mediques. Ce fut alors que, sous des apparences discrètes,
on vit renaître le véritable dualisme, dont j'ai déjà parlé.
Avec le retour à ces idées fondamentales, avec la fabrica-
tion illimitée des hadys ou traditions, qui fit rentrer l'an-
cienne théologie dans le domaine que la foi arabe croyait
avoir conquis, le shyysme alla chaque jour se développan
s'admira avec raison comme expression véritable d
nationalité persane et, en même temps que, en dépit
Prophète, il rétablissait tout ce passé qu'on aurait
croire à jamais décédé et qui se retrouva si vivant, il res-
suscitait aussi l'institution d'un clergé hiérarchique dont
Mahomet n'aurait jamais admis les constitutions. Les cho
ses avaient marché ainsi jusqu'à l'avènement des Séfewys.
Le premier de ces princes était de tous les Soufys le plus
éloigné, non-seulement de l'islam, mais même d'une reli-
86 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
gion positive quelconque. C'était un panthéiste, et il est
certain qu'il se proposa, pendant quelque temps, de
laisser choir tout l'établissement islamique. Cependant il
changea d'avis. Les dangers lui parurent trop grands et
les avantages trop frivoles, et, voyant le shyysme si to-
pique, lui et ses successeurs se prirent pour lui d'un
amour sagace. Ils activèrent ses développements, lui don-
nèrent toute l'ampleur et toute l'autorité qu'il pouvait
prétendre. Alors la religion de l'État fut fondée et elle ne
se soucia ni du véritable islam ni non plus de la philoso-
phie d'Avicenne.
Celle-ci remuait pourtant et donnait des signes d'exis-
tence. Elle trouvait un peuple disposé à l'accueillir, car,
du moment que le shyysme était installé dans son triom-
phe, il cessait d'être une philosophie, ne procédait que
par décrets et ne satisfaisait plus à l'immortel instinct de
méditation, de spéculation, de transformation intellec-
tuelle, qui partout est le ressort principal du cerveau
humain, partout, dis-je, en Asie comme ailleurs. Les an-
ciennes théories spéculatives commencèrent de nouveau
à attirer tous les regards. Elles attirèrent ceux de Moulla-
Sadra comme ceux de la multitude, et c'étaient là des re-
»rds pénétrants au delà de l'ordinaire,
ânsi que nous l'avons vu tout à l'heure, le jeune
,mme avait renoncé au monde et aux dignités pour se
jonsacrer entièrement à l'étude; et comme l'étude, en
Asie, repose essentiellement sur l'enseignement oral ;
que, d'ailleurs, les philosophes avicennistes étaient dis-
persés, peu nombreux, craintifs devant le clergé à demi
mage (car cette dernière restauration, à peine en jouis-
sance, était fort animée à empêcher l'avénementde l'autre),
JtfouJJa-Sadra passa plusieurs années soit dans sa retraite
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 87
. au fond» des montagnes de Goum, soit à voyager dans
toute la Perse, recueillant de bouche à oreille toutes les
scholies que l'expértence et la confiance des sages lui pou-
vaient livrer. Il commença lui-rtiême bientôt à professer
•dans les villes où il passait, et comme il n'avait pas de
rivaux ni pour l'éloquence, ni pour l'élégance de l'exprès-
. sion, ni pour la facilité de 5 l'exposition, ta l'écoutait avi-
t.dementf-et il eut de nombreux auditeurs, parmi lesquels
.il choisit et distingua des élèves d'une valeur hors ligne.
. Mais, lui aussi, il avait peur des mottllas. Exciter leur
.méfiance était inévitable, mais donner un fond solide,
fourni* une preuve à leurs aoeusations, c'eût été s'exposer
à des persécutions sans fin et compromettre du même coup
l'avenir de la restauration philosophique qu'il méditait. Il
se conforma donc aux exigences des temps et recourut au
grand et merveilleux moyen du Ketmân. Quand il arrivait
dans une ville, iLprenait soin de se présenter humblement à
tou6 les moudjteheds ou docteurs du pays. Il s'asseyait au
bas de leur salon, de leur talar, se taisait beaucoup, par-
lait avec modestie, approuvait chaque parole échappée
de ces bouches vénérables. On l'interrogeait sur ses con-
naissances ; il n'exprimait que des idées empruntées à la
théologie shyyte la plus stricte et n'indiquait par au
côté qu'il s'occupât de philosophie. Au bout de quel
jours, le voyant si paisible, les moudjteheds l'engageai!,.,
d'eux-mêmes à donner des leçons publiques. Il s'y me 1
tait aussitôt, prenait pour texte la doctrine des ablutions
ou quelque point semblable et raffinait sur les prescrip-
tions et les cas de conscience des plus subtils théoriciens.
Cette façon d'agir ravissait les moullas. Ils le portaient
aux nues; ils oubliaient de le surveiller. Ils désiraient
eux-mêmes le voir promener leur imagination sut de&
88 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
questions moins placides. Il ne s'y refusait pas. De la
doctrine des ablutions il passait à celle de la prière, de
celle de la prière à celle de la révélation, de la révélation
à l'unité divine, et là,- avec des prodiges d'adresse, de
réticences, de confidences aux élèves les plus avancés, de
démentis donnés à lui-même, de propositions à double
entente, de syllogismes fallacieux dont les initiés seuls
pouvaient trouver l'issue, le tout saupoudré largement de
professions de foi inattaquables, il parvenait à répandre
l'avicennisme dans toute la classe lettrée, et lorsqu'il
croyait enfin pouvoir se livrer tout à fait, il écartait les
voiles, niait l'islam et se montrait uniquement logicien,
métaphysicien et le reste.
Le soin qu'il prenait de déguiser ses discours, il était
nécessaire qu'il le prit surtout de déguiser ses livres;
c'est ce qu'il a fait, et à les lire on se ferait l'idée la plus
imparfaite de son enseignement. Je dis à les lire sans un
maître qui possède la tradition. Autrement on y pénètre
sans peine. De génération en génération, les élèves de
Moulla-Sadra ont hérité de sa pensée véritable et ils ont
la clef des expressions dont il se sert pour ne pas expri-
mer mais pour leur indiquer à eux sa pensée. C'est avec
correctif oral que les nombreux traités du maître
. aujourd'hui tenus en si grande considération et que,
fjfson temps, ils ont fait les délices d'une société ivre de
gg^BÏalec tique, âpre à l'opposition religieuse, amoureuse de
hardiesses secrètes, enthousiaste de tromperies habiles.
En réalité, Moulla-Sadra n'est pas un inventeur, ni un
créateur, c'est un restaurateur seulement, mais restaura-
teur de la grande philosophie asiatique, et son originalité
consiste à l'avoir habillée d'une telle sorte qu'elle fût
acceptable et acceptée au temps où il florissait. En Perse,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 89
on trouve que le service est grand et vaut la gloire dont
il a été payé. Cependant la sympathie qu'il a excitée et
excite encore est telle qu'on ne se contente pas pour lui
de Véloge restreint que je viens d'en faire. On assure que
l'Akhound a fait plus que de raviver la flamme d'Avi-
cenne et de la faire brûler dans une nouvelle lampe;
on prétend que, sur plusieurs points, il a exprimé une
opinion indépendante de celle du grand homme et Ta
même contredite. Il est difficile, en effet, que dans le long
cours d'une existence philosophique très-active et très-
savante, l'Akhound, vivant d'ailleurs dans des temps et
dans un milieu fort différents de ceux d'Avicenne, n'ait
pas trouvé l'occasion de faire acte de personnalité doctri-
nale. Je n'ai pourtant rien vu qui impliquât des diffé-
rences bien sérieuses, et personne n'a jamais pu m'en
indiquer qui valussent la peine d'être relevées. Presque
tout ce qu'on cite ne consiste que dans des questions de
méthode ou porte sur des points secondaires. Non; le
vrai, l'incontestable mérite de Moulla-Sadra reste celui
que j'ai indiqué plus haut : c'est d'avoir ranimé, rajeuni,
pour le temps où il vivait, la philosophie antique, en
lui conservant le moins possible de ses formes avicenni-
ques, et de l'avoir rétablie dans de telles conditions que# £***
non-seulement elle s'est répandue dans toutes les écol^^i» *''
de la Perse, les a fécondées, a fait reculer la théologie/ "Tr :
dogmatique, a forcé celle-ci, bon gré mal gré, à lui céder
une place à côté d'elle, mais a, pour ainsi dire, réparé
au bénéfice de la postérité, dont les générations actuelles
font partie, toutes les ruines métaphysiques causées par
l'invasion mongole. Surtout elle a fourni les moyens
d'arriver au grand résultat que voici : depuis Moulla-
Sadra, la trace de la science n'a plus été ^wlws^ w
00 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
effacée; elle est constamment restée visible sur le sol,
et, malgré des circonstances qui se sont montrées très-
défavorables, la flamme de la torche a tenu bon ; elle a
vacillé sous le vent, mais ne s'est point éteinte. Rien de
plus équitable que de conserver beaucoup d'estime et de
reconnaissance pour le grand esprit qui l'avait su si bien
allumer.
Mais il ne faudrait pas se figurer Moulla-Sadra vivant
à perpétuité en derviche et courant sans fin les villes et
les déserts. Sans doute, il garda toute sa vie cet extérieur
ascétique, ces habitudes de détachement mondain qui
sont les marques nécessaires de la haute science en Asie ;
cependant, appelé par les rois, sollicité par eux avec res-
pect, tour à tour vénéré et suspect, il devint le profes-
seur le plus éminent du premier collège d'Ispahan, alors
capitale de l'Empire, et tint un rang considérable parmi
les grands du siècle.
Il eut pour contemporains et pour élèves une série de
philosophes plus ou moins connus aujourd'hui. Je me
contenterai de nommer ceux qui ont acquis et conservé
une certaine célébrité et dont les ouvrages sont encore
dans les mains des étudiants. Autant que possible je ré-
duirai le nombre de ces célébrités exotiques. Pourtant je
crois d'autant moins inutile d'en présenter la dynastie
jusqu'à nos jours, qu'on n'est pas en Europe sans se faire
une opinion beaucoup trop sévère, tranchons le mot, tout à
fait inexacte de l'état intellectuel des Asiatiques depuis
deux cents ans. On les suppose tombés dans un état d'igno-
rance qui n'est pas vrai. Voipi donc la liste des philoso-
phes les plus célèbres qui ont vécu depuis Moulla-Sadra.
Il s'agit ici, bien entendu, de philosophes et non de théo-
Joglens. Les traités théologiques des hommes que je vais
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. !»i
citer ne sont que des déguisements nécessaires et qui re-
couvrent fréquemment l'expression d'idées métaphysi-
ques fort hérétiques.
Moulla-Mohsen-Feyz, élève de Moulla-Sadra, s'occupa
particulièrement de la logique et de la métaphysique. Il a
laissé sur ces matières près de trois cents traités, qui
sont, pour la plupart, des commentaires sur différentes
parties des travaux de son maître.
Moulla-Abd-Ourrezâk a écrit des commentaires et des
annotations. Il est à remarquer en passant que certains
manuscrits portent sur les marges les scholies de l'un ou
de quelques-uns de leurs possesseurs successifs. Quand
ce possesseur est célèbre, ou seulement que ses opinions
sont goûtées , les commentaires ainsi tracés par lui sont
recueillis plus tard, forment un livre et entrent dans la
circulation scientifique, sans qu'il y ait eu, à proprement
parler, de la part de l'auteur, aucun effort pour en ame-
ner la publication. Remarquons encore qu'au moyen de
ces annotations, qui sont dans les habitudes de tous les
savants orientaux, ceux-ci ont trouvé, pour se débarrasser
du courant de leurs idées et de tout ce dont ils ne veulent
ou ne pourraient pas faire un livre, un moyen qui leur
tient lieu de ce que les revues et les journaux sont pour
les savants d'Europe. Il est cependant probable que cet
exutoire est moins épuisant et aussi moins frivole, par-
tant moins menaçant pour l'avenir de la science que celui
auquel nos érudits sacrifient aujourd'hui. Moulla-Abd-
Ourrezàk marque une phase particulière dans l'emploi du
Ketmân. Il semble que les soupçons des moullas et leur
antipathie pour cet enseignement aient augmenté après
la mort de Moulla-Sadra. Ils firent, à cette époque, quel-
ques démonstrations contre les élèves àut^Xx^^OcsRx-
04 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
prévaloir. La philosophie se trouva dan9 une crise ana-
logue à celle qu'elle avait traversée sous la domina-
tion mongole, bien que moins dangereuse et surtout
moins longue. Les Afghans, ayant renversé la dy-
nastie régnante, l'anarchie s'ensuivit, puis le régime
militaire de Nader Shah, et les convulsions civiles ame-
nées par la compétition des Zendys et des Kadjars, de
sorte qu'à la fin du siècle dernier, les sciences spécula-
tives privées de l'attention, et partant de la protection des
princes et des grands, se trouvèrent en butte à toute
l'animosité du clergé. Alors les précautions de Moulla
Abd-Ourrezâk ne furent pas trouvées de trop. On en eut
grand besoin pour se soutenir contre les accusations pas-
sionnées de moullas malveillants, plaidant devant des
chefs militaires grossiers. Pendant cette période difficile,
on fit beaucoup usage, beaucoup abus du Ketmân, dans
les livres d'abord, puis aussi dans l'enseignement oral, et
les choses furent poussées si loin que le désordre se mit
clans l'école ; les uns crurent que la philosophie n'ensei-
gnait à peu près que ce qu'elle disait ; les autres admirent,
au contraire, qu'elle en pensait beaucoup plus long qu'elle
n'en divulguait sous le manteau et qu'elle dépassait Avi-
cenne. On exagéra encore les principes panthéistes sous
l'influence des idées soufytes. En somme, il y eut en ce
temps, un trouble marqué dans la dicsiplinephilosophique.
Après Moulla Mohammed Aly Noury, Moulla Mohammed
Hérendy passa pour exceller en métaphysique. 11 avait
étudié sousMirza AboulkassemMuderrès. Il s'occupa aussi
de théologie et de jurisprudence. Il a laissé un livre très-
consulté sur ces matières; mais les mathématiques Font
surtout occupé, et il a composé nombre de traités sur
cette science.
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 0»
Aga Seyd Jousèf, surhomme « l'Aveugle, » ne fut pas
arrêté par son infirmité. Bien qu'occupé de jurisprudence,
à titre spécial, il n'en devint pas moins professeur pour
les sciences philosophiques, et jouit, à titre de métaphy-
sicien, d'une grande considération. 11 était élève de Mirza
Aboulkassem Muderrès.
SheykhMehdy Meshhedy n'a pas formé d'élèves qui aient
fait parler d'eux. On le cite comme bon métaphysicien.
Moulla Ahmed Yezdy, savant exercé, et avec cela hardi
métaphysicien, a écrit des commentaires estimés sur
les marges d'un grand nombre de livres. Il a exécuté le
même travail pour beaucoup de poëtes soufys. 11 était
élève de Moulla Moustafa Goumshehy.
Moulla Ismaïl a occupé une place considérable parmi les
philosophes de son temps. Il a écrit quatre traités cités
et consultés journellement. Il avait étudié sous Moulla
Aly Noury.
Hadjy Méhémed Djafer Lahedjy étudia pendant environ
quarante ans, et professa ensuite pendant trente ans. Il
a écrit de£ commentaires sur les poëtes soufys. Il a été
commenté lui-même par Aga Aly , actuellement profes-
seur au collège du Sipèhsalar à Téhéran. C'était encore
un élève de Moulla Aly Noury.
Moulla Agay Kazwyny, célèbre par ses connaissances
en philosophie, par sa subtilité à comprendre et à exposer
les doctrines des soufys. Aga Aly Téhérany a travaillé sur
les livres de ce savant, qui sortait de l'école de Moulla
Aly Noury.
Moulla Abdoullah Zenvéry, Muderrès, ou le Professeur.
— 11 est le père d'Aga Aly Téhérany. Excellent théo-
logien et métaphysicien profond, également versé dans
l'éthique et dans les mathématiques, il s'est fait et a cou-
% LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
serve une grande réputation par l'élévation de sa pen-
sée et de sa pénétration. Il a composé un commentaire
estimé sur les hadys. Un ouvrage de lui, plus célèbre en-
core, et d'une orthodoxie fort scabreuse, c'est un traité
sur l'unité divine. En théologie, il était élève d'Aga Seyd
Mohammed Bydabàdy, et en philosophie il avait eu les
leçons de Moulla Aly Noury. Il lui est arrivé l'aventure
suivante : Un jour qu'il donnait sa leçon, un de ses élèves
entra précipitamment dans la salle et s'écria que les fer-
rashs du roi remplissaient la rue. Moulla Abdoullah pour-
suivit le raisonnement qu'il avait commencé. Mais, bien-
tôt, un domestique paraît et annonce que les ferrashs et
les officiers se dirigeaient vers la maison. En effet, quel-
ques instants après, le roi lui-même, avec les grands de
l'empire, arrêtait son cheval devant la porte. Il mit pied à
terre, et entrant seul dans la classe, alla s'asseoir dans un
coin, après avoir engagé Moulla Abdoullah à continuer.
Cependant lui-même ouvrait un livre, et prenait connais-
sance du passage commenté. La leçon finie, le monar-
que, qui l'avait écoutée avec l'attention la plus soutenue
(car Feth-Aly-Shah s' occupait personnellement de philoso-
phie), demanda au professeur de lui indiquer les élèves
les plus distingués. A tous ceux-là il fit distribuer immé-
diatement une certaine somme à titre de récompense,
alloua des traitements pour tous les élèves, afin qu'ils pus-
sent suivre sans distraction leurs études, et ayant fait
un beau cadeau au professeur, il le quitta après l'avoir
salué avec beaucoup de respect. 11 est admis, en Asie,
par tout le monde, que la science est au-dessus de tout,
et si la pratique est loin de toujours répondre à cette
théorie, on n'est pourtant jamais que charmé, on n'est
jamais étonné de voir les souverains y rendre hommage.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 9*
En même temps que Moulla Abdoullah, enseignait Hadjy
Mohammed Ibrahym Nakhshè-Fouroush , ou « le ven-
deur de peintures. » Il a fait preuve de vivacité d'esprit
en métaphysique. Il s'est aussi distingué parmi les sou-
fys. Il a été particulièrement étudié et commenté dans ces
derniers temps par Aga Aly Téhérany, dans ses leçons au
collège de la Mère du Roi. Moulla Aly Noury et Moulla
Ismaïl furent ses maîtres.
Aa Séyd Riza Laredjany. — Son enseignement a été
fort suivi et estimé. Il était élève de Moulla Aly Noury. Il
a été également l'objet des leçons et des travaux critiques
d'Aa Aly Téhérany.
Moulla Mohammed Taghy Khorassany. — Versé dans
les études théologiques et dans la philosophie, il a con-
sacré sa vie à l'enseignement. 11 était élève de MouJla
Aly Noury.
Moulla Ibrahim Noudjoumabady. — Excellent dans les
différentes branches de la théologie, et également accom-
pli comme métaphysicien. Élève de Moulla Aly Noury.
Moulla Bagher Feshendy, habile en théologie et en mé-
taphysique, a surtout élaboré la théodicée, terrain dan-
gereux pour les philosophes, et où les guette l'œil du
clergé shyyte. Moulla Bagher Feshendy s est tiré d'af-
faire en empruntant la phraséologie des soufys, et sur-
tout en se couvrant de nombreuses citations de Djelaleddin
Roumy, l'auteur du Mesnévy. Au fond il est avicenniste
déclaré, comme son maitre, Moulla Aly Noury.
Aga Séyd Gawwam Kazwyny, très-versé dans la méta-
physique, et même assez hardi, écrivait sous Feth Aly
Shah, et ce roi, comme on l'a vu, autorisait et protégeait
beaucoup les travaux intellectuels. Aga Séyd Gawwam
jouit aussi de beaucoup d'estime comme t\èoo^wA^
98 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
même écrit un commentaire sur le Koran. Il s'était formé
sous Moulla Aly Noury.
Moulla Rizay Tebrizy était fort habile en métaphysique.
11 connaissait à fond les doctrines de Moulla Sadra, et les
a enseignées avec éclat. 11 était éloquent. Son maître
avait été Moulla Aly Noury. Il professa à Ispahan, au col-
lège de la Grande-Aïeule.
Moulla Sefer Aly Kazwyny, habile traditionniste, a été
aussi fort remarquable comme philosophe. Il a étudié
sous Moulla Aly Noury.
Sheykh Sadray Tenkany. — Estimé comme théologien,
il étudia la philosophie sous Moulla Aly Noury.
Mirza Selman Tebrizy. — Excellent métaphysicien et
médecin très-estimé, élève de Moulla Aly Noury.
Mirza Mohammed Hassan Neway, fils de Moulla Aly
Goury. — Très-apprécié comme philosophe et comme
soufy, d'un esprit pénétrant, il se forma sous son père,
et sous Moulla Mohammed Aly Noury pour la philosophie ;
mais dans toutes les autres branches de connaissances, ce
fut son père seul qui l'instruisit. Aa Aly Téhérany a passé
cinq ans à étudier auprès de lui le Ketab-è-Esfar, le She-
wahed d' Avicenne, le Heyyat-esh-Shefa et le Ketab-Mefa-
tih-algaïb.
Moulla Mohammed Hamzé, de Balfouroush, très-habile
en théologie et en philosophie, a écrit un commentaire
sur les opinions de Moulla Sadra, et réfuté les idées de
Sheykh Ahmed Akhshany.
Mirza Aly Naghy Noury, fils de Moulla Aly Noury, élève
en philosophie de son père et de son oncle, a laissé une
réputation de grand savoir.
Mouïïa Abdoullah Goumshey, bon métaphysicien. Il a
beaucoup enseigné.
LE S0UFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 99
La cinquième génération après Moulla Sadra a compté
parmi ses philosophes les plus éminents :
Son Excellence le Hadjy Moulla Hady, de Sebzewar,
qui vit encore aujourd'hui, âgé à peu près de soixante-dix
ans. Il est tout à fait hors ligne. C'est un savant éminent,
un érudit solide, un maître accompli dans les études mé-
taphysiques, et dans tout ce qui tient aux hautes connais-
sances. Il a composé un grand nombre de commentaires
sur les œuvres diverses de Moulla Sadra. 11 est élève de
Moulla Ismaïl. Ce personnage jouit en Perse d'une consi-
dération sans égale, et il n'est pas de membre du clergé
qui ne lui cède dans le respect qu'il inspire aux popula-
tions et même au gouvernement. Sa réputation de science
est tellement étendue, qu'il lui vient à Sebzewar, son lieu
de naissance, où il est rentré depuis longues années,
pour n'en plus sortir, des élèves et des auditeurs partis
de l'Inde, de la Turquie et de l'Arabie. Il appartient à une
famille modeste, mais non dénuée de fortune, et de ce
qu'il a hérité de son père, il a toujours vécu fort hum-
blement sans avoir jamais cherché, par aucun moyen,
ni le commerce, ni la poursuite des emplois, à aug-
menter son revenu. Il s'est absorbé dans l'étude. Sa cou-
tume est, au commencement de chaque année, de rece-
voir de son fermier ce qui lui revient en espèces et en
nature du produit de sa terre. 11 met à part une certaine
somme pour son entretien, en ayant soin de le calculer
sur le pied le plus modique. Le reste, il le donne immé-
diatement aux pauvres, et ne reçoit jamais de cadeaux
d'aucune nature ni de qui que ce soit. Chaque jour, à la
même heure, avec une grande précision, rappelant en
cela, comme sous d'autres rapports, la mémoire du pro-
fesseur Kant, il se rend à la mosquée pour donner sa leçon
100 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
à ses nombreux élèves. Quand il parait à la porte de sa
petite maison, appuyé sur son bâton, la foule, qui l'at-
tend, le salue avec une vénération profonde et l'accompa-
gne jusqu'à sa chaire. Il y monte et parle au milieu
d'un silence respectueux. Tout ce qu'il dit est écrite l'ins-
tant par les auditeurs. On lui reconnaît une éloquence
égale à la hauteur de sa doctrine. Sa leçon terminée, il
rentre dans sa demeure, où, sauf quelques instants donnés
au sommeil, et quelques instants plus courts encore em-
ployés à ses repas, d'une frugalité ascétique, il travaille
et médite. Le peuple ne doute pas qu'il n'ait ïe don des
miracles. Parmi ceux en assez grand nombre qu'on lui
attribue, je citerai celui-ci. 11 y a peu d'années, des cava-
liers du gouverneur du Khorassan, venant de Meshhed pour
se rendre à Téhéran, demandèrent à Sebzewar de l'orge
pour leurs montures. Comme on ne voulait pas leur en
livrer, ou que le prix qu'on en demandait leur semblait exa-
géré, ils prirent l'orge de force ; mais les chevaux refusè-
rent de manger. La population ne manqua pas de redou-
bler de clameurs contre les ghoulams, et de leur faire bien
sentir que c'était le ciel qui châtiait leur brutalité. Les ca-
valiers, très-surpris et plus effrayés encore, se rendirent à
la maison de Son Excellence Hadj y Moulla Hady, et le sup-
plièrent d'intercéder près de Dieu en leur faveur. Le
Moulla, après leur avoir vivement reproché leur méchan-
ceté et leur endurcissement, leur imposa de payer immé-
diatement l'orge volée, ce qu'ils firent sans hésitation. —
Allez maintenant, leur dit-il, les chevaux mangent ! Et ils
mangeaient, en effet. Le principal ouvrage de Hadjy Moulla
Hady a été imprimé à Téhéran. C'est le Shereh-menzoumék,
ou « Commentaire sur le Poëme. » L'ouvrage est formé de
trois parties distinctes. D'abord un texte poétique, où les
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. |j01
idées du philosophe sont exprimées avec une concision élé-
gante mais serrée, par conséquent obscure; puis un com-
mentaire perpétuel, où le sens de chaque vers est analysé
mot par mot; enfin des scholies marginales qui renché-
rissent sur les interprétations du commentaire et ne les
rendent pas toujours plus saisissables, car, suivant la
méthode commune, s'il s'agit d'éclairer les adeptes, il
n'est pas moins important d'égarer les autres, de sorte
qu'on peut se perdre aisément dans un réseau artistement
disposé de contradictions voulues. Le grand mérite de
Hadjy Moulla Hady est d'avoir repris l'œuvre de Moulla
Sadra. De même que celui-ci restaurait Avicenne dans la
mesure possible, de même celui-là restaure à la fois et
Moulla Sadra lui-même et son auteur, usant de toute la
latitude que peut lui donner la liberté plus grande du
temps où nous vivons. Il est, en effet, bien que voilé en-
core, plus explicite que l'Akhound, et se rapproche du
grand maître avec une plénitude de franchise qui n'avait
pas été vue depuis des siècles. Là est la cause de l'en-
thousiasme qu'il excite, et pour cette raison on ne peut
nier qu'il marque un moment intéressant dans l'histoire
philosophique du pays. Je connais plusieurs de ses élèves,
et la pente de hardiesse sur laquelle il les a mis est des-
cendue par eux avec un élan tout à fait remarquable, et
qui ne saurait manquer d'avoir des résultats. C'est en
vue de cette école principalement que j'ai traduit en per-
san, avec l'aide d'un savant rabbin, Moulla Lalazâr Ha-
mâdany, le Discours sur la méthode de Descartes, que le
roi Nasreddyn Shah a daigné faire publier.
Au temps que Hadjy Moulla Hady commençait à étu-
dier, on comptait encore d'autres célébrités.
Moulla Abdoullah Ghylany était un èîxà\ ^fetAXxwDX.
102 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
et d'un jugement sain. Il a enseigné la philosophie à Kaz-
wyn, et il y avait étudié sous le Moulla Agay.
Moulla Jousèf de Kazwyn. — Aussi bien que le précé-
dent, ce savant a contribué à donner aux écoles de sa
ville la grande réputation qu'elles avaient conquise dans
ces dernières années. Kazwyn a été et est encore un des
points principaux de la doctrine sheykhye, et les théolo-
giens ont dû beaucoup de leurs arguments et de l'éclat de
leurs leçons au voisinage immédiat des philosophes qui
leur ont prêté un secours utile, dont ils ne se vantent
pas. Moulla Jousèf était élève de Moulla Agay.
Aga Séyd Aly Tenkany. — C'était un homme d'une
vaste instruction. Il a professé la philosophie à Téhéran.
Il était élève de Moulla Abdoullah Muderrès.
Moulla Housseyn Aly Thalegany. — Homme très-labo-
rieux et fort instruit dans les traditions et dans les choses
philosophiques, il a enseigné à Téhéran et était élève de
Moulla Abdoullah Muderrès.
Redjeb Aly Kény, à peu près l'égal du précédent, a
enseigné comme lui à Téhéran, et a eu le même maître.
Aa Mohammed Rézy Goumshehy. — On lui reconnaît
une intelligence de premier ordre et une grande science.
11 a étudié sous Hadjy Mohammed Djœfer Laredjany et
sous Mirza Mohammed Hassan Noury, quant à la philoso-
phie et à la théologie; pour ce qu$. est des doctrines du
soufysme, où il excelle, il a eu pour maître Hadjy Séyd
Ryza. Il professe, en ce moment, à Ispahan.
Mirza Mohammed Hassan Djelyny. — Homme habile,
professeur à Ispahan, où il occupait une chaire il y a peu
d'années et commentait les poëtes soufys, les traditions
du Prophète et des Imams. Élève de Hadjy Mohammed
Djœfer Laredjany,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 103
Aga Riza Kouly, de Kazwyn. — Il se distinguait par des
connaissances élevées et un jugement sain. Établi à Kaz-
wyn, il avait été l'élève de Moulla Agay, de cette ville.
Aga Séyd Sàdek Kashany. — Cet homme très-distingué
a professé à Kashan, sa ville natale. Il a laissé une grande
réputation de dialecticien.
Moulla Murteza Kouly Thalégany. — Très- versé dans
les sciences philosophiques , élève de Moulla Abdoullah
Muderrès, il a professé à Téhéran.
Mirza Mohammed Housseyn Kermany. — Soufy et, en
mépie temps, profond dans la doctrine avicennistç. Il a
étudié sous Mirza Mohammed Hassan Djelyny, à Ispahan,
et il a travaillé aussi sous la discipline de Hadjy Mulla
Hady, à Sebzewar. Pendant quelque temps, il a professé
à Téhéran. Mais s'étant soustrait un beau jour aux opi-
nions diverses qu'il avait acceptées jusqu'alors pour em-
brasser les doctrines exclusives des Bàbys, il lui a fallu
fuir, et il est aujourd'hui compté parmi les docteurs les
plus éminents et les plus zélés de la secte nouvelle. Il
a réussi à faire beaucoup de partisans à ses coreligion-
naires actuels parmi les philosophes et les étudiants.
Moulla Aboulhassan Ardestany est célèbre et con-
sidéré parmi les philosophes et les soufys. Il enseigne
en ce moment à Téhéran. 11 a étudié sous Mirza Mo-
hammed Hassan Djelyny et sous Mirza Mohammed Hassan
Noury.
Sheykh Aly Naghy Thalégany. — C'est un docteur
d'un esprit vif, juste, perçant et d'une grande érudition.
Excellent métaphysicien, élève de Moulla Agay Kazwyny,
il professe actuellement à Téhéran.
Moulla Zeyn-Alabedyn Mazendérany. — Il a écrit des
commentaires estimés sur des ouvrages cfefeYrctt& % ^ *&V
104 LE SOUKYSME ET LA PHILOSOPHIE.
également bon théologien. Son maître était Hadjy Mo-
hammed Djœfer Laredjany.
Mirza Mohammed Hady, séyd d'Ispahan, bon philo-
sophe, élève de Moulla Ismaïl; il était estimé comme tra*
ditionniste»
Agâ Hady Shyrazy. — Homme supérieur par les dons
de l'intelligence; habile, tout à la fois, en philosophie et
en théologie. 11 était élève de Mirza Hassan Djelyny.
Hadjy Mohammed Ismaël Ispahany, très-docte en phi-
losophie, est élève de Hadjy Mohammed Djœfer Lare»*
djany et de Mirza Mohammed Hassan Noury. C'est un
homme d'une ferme intelligence. Il enseigne aujourd'hui
à Ispahan.
Aga Aly Téhérany, professeur au Collège de la Mère du
Roi à Téhéran, est un personnage remarquable à tous
égards. Faible de corps, petit, noir, maigre, avec des
yeux de féû et une intelligence au-dessus de la portée
Moyenne. Il a étudié sous son père Moulla Abdoullah
Muderrès, sous Moulla Agay, de Kâzwyn, sous Hadjy
Mohammed Djœfer Laredjany, sous Hadjy Mohammed
Ibrahim, sous Seyd Rézy et, enfin, sous Mirza Moham-
med Hassan Noury. On lui doit déjà un assez grand
nombre de scholies sur des philosophes connus. La théo-
logie, qu'il a d'abord enseignée, a été abandonnée par lui,
et sa réputation est telle qu'ayant quitté le Collège de la
Mère du Roi , où il professait , il a pu continuer ses cours
dans sa propre maison , sans rien perdre de sa popularité
ni du nombre de ses élèves. Il prépare en ce moment un
livre sur l'histoire de la philosophie depuis Moulla Sadra
jusqu'à ce jour, et ce sera, je.crois, le premier qu'on ait
fait sur une pareille matière depuis Shahrestany.
H est à observer que le catalogue qu ^tfe&to ç& ç*.-
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 105
trémement incomplet. D'abord il ne contient que les noms
des hommes qui ont tenu ou qui occupent aujourd'hui
les positions les plus éminentes dans la science en quel-
que sorte officielle , c'est-à-dire les noms des professeurs
de collèges depuis 1666 jusqu'à ce jour. Mais il y aurait
erreur grave à ne pas remarquer qu'un très-grand nom-
bre des élèves de ces doctes personnages sont entrés dans
la vie civile ou se sont renfermés dans la retraite , sans
renoncer aucunement aux études qui avaient occupé plu-
sieurs années de leur vie. Les disciples des philosophes
persans n'ont pas d'âge ni d'état propres; on en voit aussi
bien de soixante ans que de vingt autour des chaires des
mosquées, et aussi bien des cavaliers et des personnages
administratifs ou politiques, des princes ou des gouver-
neurs que de jeunes moullas. Il en est aujourd'hui en Asie
comme chez nous au moyen âge, quand, autour de la
chaire d'Abélard, se pressaient des écoliers, mais aussi
des docteurs, des chevaliers, des bourgeois, qui venaient
écouter avec une égale passion les leçons du métaphysi-
cien.
En outre, on a pu observer qu'à l'exception du Hadjy
Moulla Hady, de Sebzewar, personnage absolument in-
comparable, et qu'il n'était pas possible de passer sous
silence, les notes sur lesquelles j'ai travaillé ne s'occu-
pent que des trois écoles d'Ispahan, de Kazwyn et de
Téhéran. Mais il s'en faut que le mouvement intellectuel
soit renfermé dans ce cercle. Il y a eu , il y a aujourd'hui,
des philosophes considérés et savants à Hamadan, à Kir-
manshah, à Tebriz, à Shyraz, à Yezd, à Kerman, à Mesh-
hed et dans beaucoup d'autres localités. Si le voisinage
des Turkomans inspire aux théologiens d' Asterabad wwç,
soif et une icretè de polémique qui les tetd aws& cfôfe-
106 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
bres qu'insupportables aux docteurs des autres villes, il
est d'autre part certain que l'école de Nedjèf, qui, bien
que située en pays turk, est toute persane, fournit, en
général des argumentateurs beaucoup plus doux, et que
la théologie n'y est pas tellement et si exclusivement en
honneur qu'on n'y rencontre des philosophes habiles. Il
faut compter parmi eux pour le savoir, non moins que
pour le rang, Séyd Murtéza, Imam-Djumê de Nedjèf,
le personnage le plus considérable du shyysme et qui,
de l'aveu unanime, est digne par l'ascétisme de sa vie,
la pureté de ses mœurs, l'étendue de ses connaissances
philosophiques aussi bien que théologiques, d'être com-
paré à Hadjy Moulla Hady de Sebzewar, bien que moins
érudit.
Comme, cependant, il faut être exact, on ne peut pas
nier que l'école de Nedjèf a fourni dans ces derniers
temps le modèle des théologiens emportés. Mais ce doc-
teur doit à cette réputation méritée une existence si avan-
tureuse et si agitée, qu'il porte avec lui la preuve que ses
procédés d'enseignement et de discussion ne sont pas ce
qu'ils devraient être pour cadrer avec le goût général.
Ce polémiste si turbulent s'appelle Moulla Aga, et il est
lesghy de nation, né à Derbend, sur les bords de la Cas-
pienne. Cette origine est une circonstance atténuante
assurément pour ses vivacités ; mais si un Lesghy , de
Derbend , est fort excusable de se montrer peu endurant,
il l'est moins de s'être fait docteur. A la vérité, il est
resté guerrier. On le voit monter dans sa chaire, le gama
ou sabre droit au côté, le sourcil froncé et l'aspect,
comme on dit, un peu loup-garou. Cependant, ses cours
sont très-suivis, parce que sa science est réelle et son
habileté profonde. Il se plait même à traiter les questions
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 407
les plus ardues et les plus épineuses, et on assure que,
lorsqu'il n'est pas contredit, lorsqu'il ne suppose pas
qu'il pourrait l'être, lorsqu'il trouve son auditoire atten-
tif à son gré et à son gré intelligent, il se laisse guider
par les idées seules et devient fort éloquent, fort instruc-
tif et très-persuasif. Mais, pour qu'il en soit ainsi, il est
indispensable que tout marche à sa guise , et il suffit de
bien peu de chose pour déranger l'équilibre très-délicat
de ses facultés. S'il s'aperçoit qu'un seul des auditeurs
est inattentif, ou, ce qui est pire, que ses élèves n'ont
pas l'air de comprendre ses déductions , il ne tarde pas à
s'irriter. Il insiste avec emportement sur les points ma-
lencontreux. Il commence à mêler d'assez gros mots à
son argumentation, il s'emporte, se jette en bas de sa chaire
et tire le gama sur son troupeau, qui crie et s'enfuit.
C'est surtout dans la controverse contre les hétérodoxes
qu'il est tenté violemment de recourir aux armes tempo-
relles. Alors le zèle et la foi, très-vifs chez lui , l'empor-
tent irrésistiblement, et lorsque ses arguments intellec-
tuels ne font pas tout l'effet qu'ils devraient, l'indignation
le saisit, et il met encore la main au sabre. Mais il lui est .
arrivé de trouver dans ce genre de discussion des adver-
saires aussi véhéments que lui-même, et d'une de ces
conférences il est sorti avec une large cicatrice qui lui
partage le visage en deux.
Cet accident n'a nullement refroidi la passion du théo-
logien lesghy. Il est venu il y a quelques mois à Téhéran ;
et précédé comme il l'était de sa grande réputation, les
plus grands personnages de l'empire se sont disputé
lhonneur de lui offrir l'hospitalité. Le Moayyir-el-Mema-
lek, grand trésorier, l'a emporté sur ses rivaux.
Ce dignitaire est un homme dévot, mas tfeslfcxvs&vxtfi
408 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE*
homme du monde qui a des goûts délicats, somptueux et
variés. Il aime à bâtir. L'enceinte de son palais, ou plutôt
de ses palais et de ses jardins, va bientôt avoir envahi
tout un quartier. 11 est célèbre pour ses collections d'an-
ciennes porcelaines chinoises, qu'il fait rechercher et
acheter partout. Il se procure à grands frais toutes sortes
de produits de l'industrie européenne. Il veut avoir, dans
ses serres, des arbres et des plantes de toutes les contrées
de la Perse, et, malgré tant d'affaires, il trouve des loi-
sirs pour des distractions d'une toute autre espèce. La
chronique scandaleuse du bazar s'occupe fréquemment
de lui ; il est rare qu'une anecdote scabreuse se produise
dans Téhéran sans que les beaux garçons qui le servent
ou les dames qui habitent son enderoun n'y soient pour
quelque chose. Enfin, c'est un homme fort occupé, très-
élégant dans ses mœurs, très-poli , on ne saurait lui con-
tester ce mérite; mais qui, malgré la grande piété dont
il se pique, ne peut naturellement pas réunir des mérites
si différents, sans prêter un peu le flanc à la médisance.
Le premier jour où Hadjy Moulla Aga Derbendy, vint
s'installer chez lui, il fut facile de voir que l'austère phi-
losophe ne serait pas longtemps satisfait. On l'avait logé
superbement dans un pavillon à trois étages, et on
s'empressa, sur les ordres du Moayyir, d'apporter le thé.
Le moulla crut remarquer tout d'abord que le samovar
et les différents ustensiles étaient d'argent. C'est là ce
qu'on peut appeler l'abomination de la désolation pour
un musulman exact; car le prophète a défendu, quoique
sans succès, l'usage de ces superfluités, voulant expres-
sément que les métaux précieux fussent réservés à l'usage
exclusif du commerce. Le moulla en fit l'observation avec
quelque sévérité. Sur quoi le Moayyir, un peu confus,
LE SOU F YS ME ET LA PHILOSOPHIE. 109
répondit que son service à thé n'était qu'en plaqué. Le
moulla fronça le sourcil, et jetant un coup d'œil scanda-
lisé sur les trop jolis serviteurs qui s'empressaient à le
servir, demanda si ceux-là aussi étaient en plaqué?
Après un début pareil, il n'était guère possible que la
bonne intelligence se maintint longtemps entre le doc-
teur et son hôte. Peu de jours s'écoulèrent et le moulla,
prenant son bâton, déclara que ce n'était pas un séjour
agréable pour lui qu'une maison où ses méditations étaient
sans cesse troublées par le bruit du centour et du dombek ;
que, d'ailleurs, il avait cru saisir dans l'air les émana-
tions révoltantes du vin et de l'arak ; que, dès lors, il
s'en allait, et il s'en alla.
Il vint se loger dans une petite maison, à l'aspect tout
à fait ascétique, auprès de la Mosquée Royale. Les nou-
vellistes et les mauvaises langues de Téhéran, qui s'é-
taient beaucoup et joyeusement occupés de ses débuts,
attendaient de lui plus encore, et leur espoir ne fut pas
trompé.
Hadjy Moulla Aga Derbendy ne tarda pas à monter en
chaire, et il commença une série de sermons sur l'état
moral du gouvernement. Il dit que l'islam n'existait pas
dans la capitale de la Perse, ou bien que, s'il existait, il
y était chaque jour foulé aux pieds dans ses prescriptions
les plus importantes. Il consacra un sermon spécial à
peindre, en traits fort accusés, les rapines du Ministre
des Travaux Publics, et comme son auditoire n'était pas
moins plein de ce sujet que lui-même, il eut un succès
énorme. A quelques jours de là, il continua la démons-
tration de sa thèse, en prenant à partie les vertus du
Ministre de l'Intérieur, et l'enthousiasme des auditeurs ne
fut pas moins considérable.
1
HO LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE*.
Le roi ne tarda pas à être instruit par les victimes des
travaux apostoliques d'Hadjy Moulla Aga Derbendy. Il
ne déteste pas, en thèse générale, que ses ministres soient
vilipendés et il ne parait tenir, en aucune occasion, à ce
que le public ait sur leur compte des illusions qu'il serait
d'ailleurs difficile de lui imposer. Cependant, quand le
prédicateur eut paisiblement raconté à un auditoire, aussi
attentif que nombreux, pourquoi e Débyr-el-Moulk, se-
crétaire général de l'État, n'avait pas d'enfants et ne ju-
geait pas même à propos d'entrer jamais dans son ende-
roun, trouvant ailleurs son plaisir, le roi parut trouver
que les choses avaient été poussées assez loin et il fit
prier l'Imam-Djumé d'interdire l'abord de la chaire au
savant professeur. L'Imam-Djumé mit beaucoup d'égards
dans l'accomplissement de sa mission et Hadjy Moulla
Aga promit de ne plus prêcher. Mais il ne promit pas de
s'enfermer dans la solitude. Il était devenu le personnage
populaire de la capitale. Une foule d'admirateurs l'entou-
rait sans cesse et l'entourait pour recueillir de sa bouche
tous les jugements hardis dont on était devenu si friand
et qu'il ne croyait pas devoir celer à ce qu'il voulait
bien considérer comme son intimité. De sorte que les
Colonnes de l'État, pour employer l'expression persane
officielle, n'avaient presque rien gagné à l'intervention
royale. Ces Colonnes firent tant que le roi finit par nommer
Hadjy Moulla Derbendy à un grand emploi ecclésiastique
qui l'envoyait à Kermanshah et lui fixa, dans cette rési-
dence, de beaux appointements. Comme le moulla, dont les
mœurs sont d'ailleurs austères et justifient l'âpreté de ses
principes, n'est pas, tout à fait, à l'abri du soupçon d'ai-
mer l'argent, il est parti pour se rendre à son poste. Le
public se moque de M et les dignitaires respirent.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. H 4
Je dois ajouter en finissant que Hadjy Moulla Aga peut
être cité comme un exemple rare en Perse d'un théologien
ouvertement hostile à toute étude hétérodoxe. Il n'est
nullement soufy ; il proteste avec emportement contre les
idées des sheykhys ; il proscrit les akhbarys ; c'est un
moushtehedy opiniâtre. En un mot, il se renferme avec
soin dans les limites rigoureusement tracées de l'isla-
misme shyyte. Aussi, faut-il observer, une fois de plus,
que cet argumenta teur si rigoureux est un Lesghy et qu'il
porte sur un terrain mouvant et varié par excellence les
habitudes raides et absolues de sa race.
CHAPITRE V
LES LIBRES PENSEURS
LE CONTACT DES IDÉES EUROPÉENNES
Le moulla Nasreddin avait deux veaux. L'un tira telle-
ment sur sa corde qu'il réussit à la casser et il s'enfuit dans
le désert. Le moulla, fort en colère, prit un bâton et il se
mit à frapper à coups redoublés sur le veau qui était
resté tranquille à son piquet. — Vous n'y pensez pas,
moulla I lui crièrent ses voisins. La pauvre béte ne vous
a donné aucun ennui, vous feriez beaucoup mieux de
courir après celle qui s'échappe. — On voit bien, répon-
dit le moulla, que vous ne connaissez guère celle-ci ! S'il
arrive jamais qu'elle rompe sa corde, elle me donnera
bien autrement de mal que l'autre !
Le moulla Nasreddin, Marforio asiatique, n'aurait ja-
mais pu mieux dépeindre, s'il l'avait voulu faire, le na-
turel de ses compatriotes, de leur nature fort attachés aux
idées religieuses et très-préoccupés des questions philo-
sophiques ; mais, s'il leur arrive de rompre la corde,
ils vont plus loin au hasard que personne, et leurs diva-
gations irrespectueuses ne connaissent pas de limites ni
de points d'arrêt.
Un ghoulam ou cavalier nomade en voyage rencontra
un jour, à la porte d'une ville, et je crois ma TOççftfte ^a
M 4 LES LIBRES PENSEURS.
c'était Zendjan, dans le Khamsèh, un vieux prêtre courbé
par l'âge qui, d'une main, s'appuyait sur son bâton, et,
de l'autre, tenait tout près de son œil droit un livre que,
tout en cheminant, il paraissait lire avec beaucoup d'at-
tention. En même temps, il pleurait.
Le ghoulam lui cria : Salut à vous, séyd !
— Et à vous le salut ! répondit l'autre.
— Pourquoi, séyd, vous en allez-vous ainsi pleurant?
— Ah ! mon fils I c'est que je suis vieux et que je n'y
vois plus du tout de l'œil gauche.
— Voilà, certes, un grand mal, dit le cavalier, mais
. puisque vous n'êtes plus jeune, n'avez-vous pas eu le
temps de vous y faire? Ce n'est pas pour cela que vous
gémissez si fort.
— Je pleure sans doute pour une autre cause encore,
répliqua le séyd; c'est que je lis en ce moment le Livre
de Dieu, et en considérant combien c'est beau, juste et
bien dit, je ne saurais me défendre de verser des larmes
de tendresse.
— Vous en avez sujet assurément, repartit le cavalier ;
mais, à votre âge, sans doute ce n'est pas la première
fois que le Koran est dans vos mains, et le connaissant
de reste, votre admiration a eu le temps de s'émousser.
— Vous avez raison, mon fils ; mais c'est que, voyez-
vous, à bien considérer plus d'un passage, on croit com-
prendre que si l'apôtre de Dieu avait écouté plus attenti-
vement la révélation de l'archange Gabriel, il nous y
serait commandé tout le contraire de ce que nous y trou-
vons.
— Vous avez peut-être raison, Séyd ; mais pourquoi
en gémir? Ce qui est juste en soi, faites-le sans vous sou-
cier des prescriptions maladroites.
LES LIBRES PENSEURS. 145
Ici le séyd se mit à sangloter beaucoup plus fort et,
d'une voix entrecoupée, il s'écriait, tout en branlant les
mains :
— Si ce n'était encore que cet imbécile de Prophète I Mais
n'est-il pas évident, en plus de dix endroits, que Gabriel
lui-même n'a pas compris le premier mot de ce que le
Tout-Puissant lui dictait I
Ici le cavalier se mit à rire, et il allait encore chercher
à presser le séyd de prendre ses propres réflexions en
patience ; mais, tout en devisant, ils avaient dépassé la
porte de la ville, et comme ils se trouvaient à l'entrée
d'une ruelle, le vieillard, se détournant, y entra sans
prendre congé de son compagnon qui l'entendit mur-
murer :
— Que le Prophète, que l'ange Gabriel n'aient pas su
ce qu'ils disaient, il n'y aurait que demi-mal ; mais quand
on voit que l'autre lui-même...
Ici le séyd disparut derrière l'angle d'un mur et le ca-
valier ne put savoir ce qu'au juste son interlocuteur avait
prétendu insinuer.
Il faut voir cette espèce de dialogue joué par deux
esprits forts persans, avec les gestes, les grimaces, les
attitudes, toute la mimique, enfin, qui s'y peut rattacher.
Je raconterai encore quelque chose dans le même goût.
De telles historiettes sont aussi des documents.
Un homme aimable de ma connaissance était allé faire
une visite chez un de ses amis. Il le trouva fort occupé
d'une question qui le tourmentait grandement et non sans
motif, car il ne cherchait rien moins que l'accord du libre
arbitre et de la grâce, problème tout aussi délicat et non
moins sérieux chez les musulmans que chez nous. D'une
part, on ne saurait mettre de bornes à l'omnipotence di-
146 LES LIBRES PENSEURS.
vine ; d'autre part, il serait hérétique d'émettre le plus
léger doute sur la responsabilité de l'homme ; le Prophète
l'a dit, Aly l'a affirmé, l'imam Djafer Sadek Ta confirmé.
Incliner à droite, pencher à gauche, c'est sortir de l'or-
thodoxie et verser on ne sait pas où. Gomment donc faire ?
Tel était le problème dont se tourmentait l'ami de mon
ami. La conversation s'engagea sur cette thèse, avec pas-
sion de la part du maître de la maison, complaisance
du côté de son visiteur. Tandis qu'ils argumentaient de
leur mieux, ce dernier, assis près de la fenêtre, crut aper-
cevoir un homme qui se cachait et semblait vouloir péné-
trer dans la maison sans être vu.
Tout en suivant la discussion, il guettait les mouve-
ments du personnage mystérieux et il les trouva si sus-
pects qu'il interrompit son savant interlocuteur au milieu
d'un dilemme de la plus intéressante obscurité, pour ap-
peler son attention sur le manège de l'inconnu.
Mais juste au moment où, avec impatience, le philo-
sophe jetait un regard du côté que le doigt de son
hôte lui indiquait, l'homme avait disparu et la disserta-
tion flambait plus brillante que jamais, quand, tout à
coup, on entendit de grands cris, et les domestiques se
précipitèrent dans la chambre , brandissant des bâtons et
gesticulant : un voleur venait d'emporter plusieurs usten-
siles de prix.
Là-dessus, mon ami partit d'un éclat de rire, et s'a-
dressant à son disputeur contrarié : Vous me rappelez,
lui dit-il, l'histoire d'un astrologue qu'un jeune homme
s'était chargé d'entretenir et de distraire pendant que le
camarade du jeune homme faisait la cour à sa femme. —
Il lui disait : Seigneur astrologue, vous êtes un homme
d'une science profonde, et je suis venu vous demander si
LES LIBRES PENSEURS. H 7
demain est un bon jour pour entreprendre un voyage que
je médite.
L'astrologue prit ses tables et son livre, jeta ses points
et, plongé dans son calcul, se prit la barbe et laissa
tomber ces paroles : Saturne est dans le bélier... En soi,
ce n'est pas mauvais. Mais, quoi? Vénus est en opposi-
tion avec Saturne? Oh! oh! cela ne vaut rien!... AhJ
diable! Voici encore Mercure qui entre dans le Scorpion I
Monsieur, renoncez à ce voyage, il vous serait assuré-
ment funeste.
Le jeune homme, pendant que l'astrologue parlait, le
contemplait avec une profonde admiration, et quand il
eut fini, il lui dit humblement : Tant de perspicacité me
rend confus. Mais j'y vois des limites,
— Et lesquelles donc?
— Gageons que vous ne sauriez me raconter par le
détail ce qui se passe en ce moment dans votre enderoun.
— Ainsi, continua le narrateur, vous vous occupez du
libre arbitre et de la grâce, de ce qu'a prétendu le Pro-
phète, et si l'imam Djafer le Véridique nous a fait des
contes ou non, et vous laissez voler vos tasses. Vous
trouvez-vous bien raisonnable?
On voit ainsi que, parmi les Persans, il existe aussi ce
qu'on pourrait appeler l'école de la grosse raison, une
théorie qui porterait les hommes à s'occuper uniquement
des objets qui tombent sous leurs sens et à s'attacher, sans
distraction, à leurs intérêts les plus matériels et les plus
prochains. Pour les partisans de cet ordre d'idées, la reli-
gion est une convention qu'il faut respecter de peur des
inconvénients qu'entraînerait l'affectation contraire ; mais
la philosophie n'étant pas commandée, on doit la fuir
avec soin, comme on fuirait un magasitv te YwKtofefc* Ç«sv
118 LES LIBRES PENSEURS.
de ces projectiles qui ne sont pas dangereux, sont creux.
Il n'en existe pas dont il soit bon de s'approcher.
On ne rencontre guère de ces sceptiques que dans les
grandes villes, à Téhéran surtout. Ils se voient parmi les
Mirzas et les membres de l'administration. Ce sont de
bons compagnons, et je ne dirai pas des gens d'esprit,
parce que les sots sont si rares en Asie qu'on ne saurait
faire une catégorie de leurs contraires ; mais ce sont des
gens joyeux et d'entretien agréable. Après tout, leurs
négations n'ont pas grande importance et n'exercent guère
d'influence, parce que l'action irrésistible de la race les
rend extrêmement intermittentes et incomplètes.
On a souvent remarqué, en Europe, que les gens de
Thumeur que je décris, tout en s' élevant contre des idées
religieuses ou philosophiques coordonnées, entretiennent
assez souvent des superstitions qui ne le sont pas. On les
voit fortement contraires à toute doctrine précise et dé-
finie, mais ils ont une peur terrible du hasard. Ils ne
croient pas en Dieu ; mais ils voudraient que le ven-
dredi n'existât pas dans le calendrier, ou, s'ils se sont
glorieusement affranchis de cette inquiétude et s'ils la
proclament puérile, c'est au lundi qu'ils en veulent. La
statistique des voyageurs en chemin de fer porte cet irré-
fragable témoignage, qu'à certains jours, comme le treize
de chaque mois, une dépression de recette considérable
se manifeste ; et les gens du métier considèrent le fait
comme normal. On ne peut donc se soustraire à cette
conclusion scientifique, que la population rationaliste
des grands centres n'admet que sous bénéfice d'inven-
taire l'autorité de l'Église, mais ne fléchit pas dans son
respect profond pour l'influence astrologique du treizième
jour.
LES LIBRES PENSEURS. 119
Si cette inconséquence remarquable a lieu en Europe,
on ne s'étonnera pas de la trouver en Asie. Les gens qui
expriment les opinions que j'ai indiquées plus haut ne les
ont pas à un égal degré à toutes les heures de la journée
et surtout de la nuit, et quand ils voyagent en pays sus-
pect, et quand ils craignent une disgrâce de leurs supé-
rieurs, ou que la disgrâce est arrivée. Or, comme l'exis-
tence des Orientaux est beaucoup trop agitée par leurs
passions, leurs convoitises, leurs plaisirs, leurs indis-
crétions, leurs audaces, leurs faiblesses, pour qu'une tran-
quillité et une sécurité uniformes donnent tout à fait libre
carrière à leur esprit d'opposition, on doit considérer
l'état de présomptueuse confiance décrit tout à l'heure
comme exceptionnel dans la vie de tout homme qui en
fait parade, comme une fanfaronnade qu'il n'aurait pas
osé faire la veille et dont il se repentira le soir ; enfin,
très-souvent, comme une exhibition hypocrite qu'il sup-
pose de nature à plaire à un Européen, à un Ketmân
qui n'est pas dans son cœur, tout en courant sur ses
lèvres. Vous retrouverez le même homme, à peu de •
temps de là, partant en pèlerinage pour Kerbela ou pour
Meshhed.
On ne saurait donc accorder aucune importance géné-
rale à des façons de parler qui, si hardies qu'elles soient,
et même d'autant qu'elles sont plus hardies, restent tou-
jours sans portée. Seulement, telles qu'on les voit, on
peut se demander si elles ne sont pas le résultat du con-
tact des Étrangers, si la fréquentation européenne n'est
pas de nature à en répandre, dès à présent, le goût, et,
plus tard, à leur donner du corps, de la solidité, une soi to
de raison d'être qui leur manque aujourd'hui. Pour u'O',
je ne le pense pas.
120 LES LIBRES PENSEURS.
Je sais bien que les Russes ont appris aux Persans
l'existence de Voltaire. Les Mirzas dont je parlais tout à
l'heure ont volontiers à la bouche le nom de cet écri-
vain. Mais soit que les rapports qu'on leur en a faits aient
été singulièrement ^incomplets, ou qu'ils les aient eux-
mêmes compris d'une façon fort étrange, le Voltaire que
l'on connaît en Perse est un personnage absolument
étranger à celui que le xtiii* siècle appelait dévotement
le Patriarche de Ferney. Je me suis fait décrire ce Vol-
taire asiatique par un bon vivant, grand rieur, qui en fai-
sait un cas extrême, et qui en parlait avec une telle assu-
rance, qu'on eût juré qu'il l'avait connu et beaucoup
fréquenté.
— Valatèr, me dit-il gravement, était un écrivain fran-
çais, mais quel homme ! Un vrai chenapan 1 II se prome-
nait dans les bazars, le bonnet sur l'oreille et la chemise
déboutonnée, une main sur le gama, le poing sur la han-
che. Il passait ses jours chez les Arméniens, à boire, et
ses nuits ailleurs. Ce qu'il avait surtout en haine, bien
qu'il fît des malices à chacun, c'étaient les Moullasl Oh !
pour les Moullas, il n'était misères dont il ne les assommât !
Aussi ne l'aimaient-ils point et se plaignaient-ils toujours
de lui au chef de police. Mais il était madré ; il échappait
sans peine à toutes les poursuites. Dans ses moments de
bonne humeur, il a composé une quantité de chansons
qu'on lit encore : les unes sont sur ces infortunés Moul-
las, qu'il arrange de toutes pièces, et les autres sur le vin
des Arméniens et les charmes des femmes qu'il fréquen-
tait. C'était un terrible vaurien I
Voilà le Voltaire que l'on connaît en Perse, et, à ce su-
jette remarquerai qu'on ne se rend peut-être pas assez
compte, delà difficulté extrême de faire voyager une idée,
LES LIBRES PENSEURS. 121
dépeuple à peuple, sans la casser, j'entends sans la modi-
fier beaucoup, et, tellement, que lorsqu'elle est rendue à
destination, elle n'a plus généralement de ressemblance
avec ce qu'elle était à son point de départ. Je viens de le
montrer pour Voltaire; je le montrerai maintenant pour
Napoléon.
On sait de quelle gloire le nom de ce conquérant res-
plendit en Asie. On trouve des portraits du premier em-
pereur partout, et chacun s'en entretient volontiers. Voici
ce que m'en racontait un fonctionnaire supérieur d'une
petite ville située sur le littoral de la Caspienne :
« Naplyoun, me disait-il, était un prince d'une valeur,
d'une intrépidité, d'une sagesse et d'une science incom-
parables! Jamais, dans les souverains des temps anciens,
on n'en a connu un qui approchât de sa poussière.
Alexandre aux Deux Cornes et Petry (Pierre le Grand), de
qui sont-ils les chiens? Mais ce qui était surtout remar-
quable en Naplyoun, c'était sa perspicacité. Je vais vous
en donner une preuve :
« Un jour, un de ses domestiques résolut de gagner sa
faveur. Pour cela, il se proposa, après y avoir beaucoup
rêvé, de lui faire hommage d'un chapeau. Au fond, ce
n'était que fourberie ; car cet homme, scélérat consommé,
cet homme ne cherchait rien moins qu'un moyen sûr
d'assassiner son maître, et, par l'idée de ce chapeau, il
crut l'avoir trouvé.
« Il se présenta devant Naplyoun, un jour que celui-ci
était assis sur son trône, entouré de toutes les Colonnes
de l'empire, c'est-à-dire de tous les Grands de l'État. Il
s'approcha humblement, tenant dans ses mains un plateau
d'argent, sur lequel était placé un chapeau magnifique, un
chapeau tellement beau, que tous les «metasto %'te&-
122 LES LIBRES PENSEURS.
rent en le voyant qu'un tel chapeau ne pouvait pas avoir
été fait au bazar.
« Le traître domestique, voyant cet enthousiasme géné-
ral, en éprouva un surcroît d'espérance pour l'accomplis-
sement de ses ténébreux desseins, et s'agenouillant au
pied du trône, il y déposa son plat et son chapeau, en
murmurant d'une voix modeste :
« Que je sois votre sacrifice! Je supplie l'Oratoire du
monde d'accepter ce misérable chapeau, que je mets dans
la poussière bienheureuse de vos pieds. »
« Naplyoun, qui avait d'abord partagé l'admiration uni-
verselle soulevée par la beauté merveilleuse du chapeau,
n'en était cependant pas aveuglé. Il se méfia de quelque
chose, et d'une voix terrible, auprès de laquelle un
coup de tonnerre eût pu à peine se faire entendre, il or-
donna au domestique d'avoir à mettre immédiatement le
chapeau sur sa propre tête.
« Le misérable (puisse-t-il être maudit pendant toute
l'éternité 1) pâlit à cette proposition; mais il dut obéir; il
mit en frémissant le chapeau sur sa tête coupable. Aussi-
tôt on entendit une détonation, et le monstre roula mort
sur le tapis. Le chapeau contenait un pistolet chargé !
Jugez, d'après ce fait, à quel degré Naplyoun possédait
l'art de lire sur les visages et dans les cœurs I »
Tous les Persans qui entendaient ce récit firent des ex-
clamations enthousiastes, et ne parurent pas concevoir le
plus léger doute sur la parfaite authenticité de l'histoire.
Le narrateur se tourna de mon côté, et me dit négligem-
ment que, sans doute, nos livres devaient avoir conservé
le souvenir de l'anecdote, mais qu'il y en avait tant du
même genre... Je m'échappai en phrases générales, et on
parla d'autres choses.
LES LIBRES PENSEURS. 123
Assurément, cette façon de représenter l'empereur
Napoléon n'est pas absolument conforme à la réalité.
Mais pour peu qu'on y réfléchisse, il est impossible qu'un
Asiatique voie les choses sous un autre aspect. On lui dit
que le premier empereur des Français était un souverain
d'un génie extraordinaire. Immédiatement, son esprit
commente ce qu'il y a de nécessairement vague dans ces
expressions, au moyen des détails plus précis qu'il pos-
sède lui-même sur ce qui constitue un monarque de cette
qualité. Il s'explique alors un tel potentat comme posses-
seur d'un pouvoir illimité et soumis aux conditions d'une
telle situation, c'est-à-dire, prodigieusement méfiant et
impossible à tromper , d'une sagacité sournoise que rien
ne saurait distraire et d'une équité expéditive qui n'hé-
site pas plus sur les conséquences que sur les moyens.
Voilà pour ce qui concerne le grand homme.
En ce qui est de l'homme proprement dit, l'Asiatique
le plus blasé ne comprendrait pas que devant un objet
quelconque, pour peu qu'il soit d'aspect agréable, le désir
de la possession ne s'élevât pas chez le spectateur. Il est
donc tout à fait naturel que les grands officiers de Napo-
léon, que Napoléon lui-même, à la vue du plus beau
chapeau que le bazar de Paris ait pu fournir, éprouvassent
une admiration très-vive. Les Asiatiques ressentent pas-
sionnément le coup de foudre de la convoitise ; tout les
attire, et tout ce qui les attire leur fait étendre les mains.
L'ascétisme religieux ou philosophique le plus élevé peut
seul leur faire étouffer ces instincts, et c'est, précisément,
parce qu'un tel résultat est contre la nature des Orientaux
que, là où ils l'observeront, ils en éprouveront un étonne-
ment si enthousiaste. On remarquera de plus que Napo-
léon, étant le seul de toute sa cour qui résiste k la&^.&
124 LES LIBRFS PENSEURS.
séducteur du chapeau, pour conserver entière sa clair-
voyance, en parait bien plus grand, bien plus extraordi-
naire. Tous les auditeurs asiatiques d'un tel récit sont
d'autant plus stupéfaits du fait qu'on leur présente, qu'ils
le trouveraient merveilleux chez un sage dont Dieu seul
et la contemplation de la nature occupent toutes les pen-
sées; mais le rencontrer chez un conquérant, chez un
maître, chez un homme que sa puissance investit du
droit de s'abandonner sans scrupule à ses passions, voilà
ce qui sort assurément de tout ce qu'on savait, et qui fait
du prince dont on peut le raconter, le modèle désespé-
rant non-seulement du monarque, mais encore de toutes
les créatures.
Enfin, la couleur locale du récit ne reproduit pas très-
exactement la Cour des Tuileries en 1 805 ou 1 81 0, et lors-
qu'on voit le domestique aller acheter son fameux chapeau
au bazar, on ne se rend pas parfaitement compte du lieu où
ce bazar peut être situé dans Paris. Mais quel Paris veut-
on qu'un habitant des rives de la Caspienne s'imagine? A-
t-il seulement vu en rêve une bourgade européenne? En
connaît-il les mœurs? Sait-il comment on y vend, comment
on y achète, comment on s'y comporte? En aucune ma-
nière. Napoléon est assis au milieu de sa Cour. Rien de
mieux. Puisqu'il est l'Empereur, sa robe est d'une étoffe
magnifique, assurément de soie brochée d'or; les perles
et les pierres les plus précieuses s'incrustent en dessins
somptueux sur sa couronne, sur sa ceinture, son poignard
et son sabre. Le sabre est de rigueur, il s'agit d'un con-
quérant. Que si l'on disait au narrateur : Mais vous vous
trompez du tout au tout! Le maître de l'Europe était vêtu
d'une redingote grise, d'un habit vert très-simple ; il por-
te/* une épée moins redoutable, en elle-même, qu'un bà-
LES LIBRES PENSEURS. 125
Ion. Au cas où l'auditeur daignerait vous croire, j'a-
voue que je regarderais comme impossible de lui faire
comprendre le long enchaînement de faits anciens et nou-
veaux, de causes si variées, de raisons historiques, philo-
sophiques, poétiques, morales et autres nécessaires à con-
naître pour accepter, comme nous le faisons, que plus un
homme est considérable, plus il est simple dans sa vie, et
plus on admet et Ton approuve qu'il le soit. Pour triom-
pher sur ce sujet des notions acquises par celui qu'on vou-
drait corriger , il ne faudrait rien moins que refaire son
éducation de fond en comble, et comme un tel travail
est impossible, à plus forte raison en est-il de même quand
il s'agit, non plus d'un individu, mais de la masse entière
de ceux qui admirent ou admireront Napoléon en Asie. Il
faut donc bien accepter que Napoléon sur son trône était
assis sur les genoux dans le milieu d'un séryr ou trône
persan, en marbre de Maragha incrusté d'or, le tadj ou
couronne à trois pointes sur la tête, et que ses maréchaux,
rangés en files des deux côtés, se tenaient là debout,
immobiles, les bras croisés sur la poitrine, dans un reli-
gieux silence et affectant un léger tremblement de ter-
reur, toutes les fois que l'œil terrible du conquérant ren-
contrait les leurs. Et tout cela se passe dans un Paris
ressemblant plus ou moins à Ispahan , où l'on entrevoit
bien, vaguement, que les constructions sont un peu
différentes, où l'on sait qu'il y a des églises et point
de mosquées, et pas davantage. C'est ainsi que la civili-
sation d'un peuple reste, en définitive, incommunicable
à un autre peuple. La raison principale de ce fait, la pre-
mière et la plus décisive, n'est pas là, sans doute;
elle est dans la différence de la race, qui fait qu'une na-
tion asiatique n'a pas le cerveau fait comme une na-
126 LES LIBRES PENSEURS.
tion européenne et qu'elle ne perçoit pas les mêmes idées
de la même manière, tellement qu'une même énonciation
emporte, suivant les lieux, des compréhensions et des dé-
ductions fort différentes. Mais cette vérité princeps n'exis-
tât-elle pas, on voit que l'état des mœurs , des habi-
tudes, des expériences, divers suivant les milieux et
constamment interposé entre l'esprit et les objets de sa
contemplation, suffirait à lui seul pour rendre plus que
difficile toute fusion entre les idées.
Le sujet est intéressant, je crois, et je veux apporter
encore quelques faits à l'appui de mon sentiment. Je
voyais un Persan , très-novateur et très-épris de ce qu'il
croit être les idées de l'Occident, en grande extase devant
les journaux, et il exprimait ainsi son sentiment :
« Quel peuple étonnant que le vôtre I s'écriait-il.
Vous n'oubliez jamais les intérêts capitaux de l'esprit, et
quels esprits aveugles sont ceux de nos gens qui vous
disent si ignorants de toutes sciences intellectuelles I Est-
il une plus forte preuve du contraire que la quatrième
page de vos journaux? Tandis que, dans la première, vous
traitez à fond et avec une pénétration étonnante, de l'in-
térêt politique de tous les peuples, vous avez décidé que
dans la seconde vous raconteriez, pour détendre les ima-
ginations, que trop de contention pourrait fatiguer, les
histoires agréables et les faits singuliers que vous re-
cueillez chaque jour dans tous les coins du monde. Dans
la troisième, vous ne voulez plus qu'il soit question ni
des grandes affaires d'État, ni de récits curieux; vous
vous occupez des sciences qui ont trait à l'agriculture et
au commerce ; mais c'est dans la quatrième que vous vous
élevez le plus haut I J'imagine, quelque bonne opinion que
j'aie de la science européenne, que les sages seuls peuvent
LES LIBRES PENSEURS. 127
comprendre cette quatrième page. Vous y indiquez les
moyens de conclure les mariages avec une prudence, une
maturité que les intéressés ou leurs parents ne sauraient
pas toujours avoir et qu'un homme entouré, depuis vingt
ans, de la vénération publique, arrange avec toutes les
garanties désirables. Ce n'est rien que cela I Vous prenez
soin d'y indiquer des remèdes précieux et vénérables par
le mystère dont ils sont entourés, pour venir à bout des
plus redoutables maladies. Quels hommes vous êtes I »
C'est ainsi que j'ai vu un homme d'une rare intelli-
gence comprendre et expliquer le journalisme européen.
On se flattait naguère à Londres et dans quelques sa-
lons de Paris que la vaste distribution de Bibles organisée
à si grands frais en Chine y avait enfin porté ses fruits,
quand on apprit que les rebelles, les Taë-pings, instituant
une religion, avaient proclamé l'unité divine et l'adora-
tion du Christ. Mais, quelque temps après, on connut
mieux ce que les novateurs avaient agréé de nos livres
saints, et l'on s'en étonna.
Dieu le père n'est plus là qu'un roi constitutionnel. Le
pouvoir réel réside dans ses fils; car, puisqu'il a un fils,
pourquoi n'en aurait-il pas plusieurs? Le fils aîné, qui est
Jésus-Christ, a toute confiance dans le fils cadet, son
frère, qui est le chef des Taë-pings, et celui-ci, en sa dou-
ble qualité de fils et de frère de Dieu, Dieu lui-même,
fait, refait, défait la morale et les lois, suivant qu'il le
juge convenable. Et la preuve que les Taë-pings ont très-
bien lu et très-bien compris l'Évangile, c'est que le
baptême est devenu pour eux une cérémonie où le thé
joue le rôle principal.
Les Persans n'ont pas été moins habiles que les Chi-
nois. Depuis longtemps on leur parle de christianisme.
428 LES LIBRES PENSEURS.
Je ne dis rien des chrétiens orientaux, qui ont toujours
existé là; ceux-ci, à vrai dire, ne sont pas des informa-
teurs sérieux. Mais il y a longtemps aussi que les sociétés
bibliques poursuivent les musulmans. Sans parler des mis-
sionnaires américains établis à Ourmyah et qui s* occupent
surtout des Chaldéens, une distribution de Bibles s'est
établie à Ispahan, et à force de donner gratis à tout le
monde la traduction de nos livres saints, elle a eu deux
résultats : le premier, de rendre les Persans très-avides de
ces sortes de cadeaux, à cause de la couverture en veau
qu'ils admirent. Ils arrachent le texte, s'en débarrassent
et couvrent leurs propres livres de l'habit qu'ils ont ainsi
gagné. Voilà l'usage premier et le plus fréquent.
Le second résultat, c'est que quelques curieux lisent
le livre, le trouvent, à bon droit, ridiculement traduit, et
si dénué de toute élégance et de toute beauté de style,
que, le plus souvent, ils le jettent avant d'être arrivés à
la fin du volume. A leur place, j'en ferais tout autant. On
ne s'imagine pas assez ce que deviennent les choses les
plus belles quand elles ne sont pas dites comme il convient.
C'est une profanation ; et assurément, si les sociétés bibli-
ques ne servaient pas à faire vivre dans l'aisance un grand
nombre de familles anglaises et suisses, considérant les
abominables rapsodies dont elles déshonorent notre foi et
nos livres saints aux yeux des peuples étrangers , il les
faudrait supprimer par acte du Parlement.
Et voilà comment nos idées religieuses, non plus que
nos idées sociales, ne gardent pas en entrant en Perse
leur vraie physionomie. J'en donnerai encore d'autres
motifs.
Le nombre des Européens établis dans l'Asie centrale ,
et y entretenant avec les natifs des rapports suivis, est
LES LiBHES PENSEURS. 429
loin d'être considérable. Aujourd'hui , toute la Perse n'en
compte pas plus d'une centaine, hommes, femmes et en-
fants, et jamais on n'en avait tant vu. Ils vivent, pour la
plupart et l'on peut dire presque tous, à Téhéran. Cette
circonstance n'est pas propre à leur assurer un contact
fécond avec une population de dix à douze millions d'indi-
vidus. Le jour sous lequel les indigènes les considèrent
et ce qu'ils sont par eux-mêmes, vient diminuer encore
l'influence de propagande que l'Europe est toujours por-
tée à supposer à ses émigrants.
Il y a une vingtaine d'années encore, les Persans se fai-
saient à eux-mêmes un portrait moral des Européens qu'ils
supposaient d'autant plus exact que, pour le composer, ils
avaient pris juste le contre-pied de leur propre ressem-
blance. L'Européen était, suivant eux, un homme fier,
impétueux, violent, peu compréhensif, d'une intelli-
gence bornée, d'une ignorance crasse, mais d'une sincé-
rité parfaite, d'une loyauté incontestable, extrêmement
adroit de ses mains, connaissant tous les métiers, mili-
taire excellent et médecin très-habile.
Ce n'était pas seulement le peuple qui raisonnait ainsi;
c'était aussi le gouvernement, et si bien que j'ai trouvé
encore en vigueur, il n'y a pas plus de neuf ans, un
usage aussi flatteur que singulier. Tandis que la loi mu-
sulmane n'admet pas le serment d'un chrétien en tant
qu'infidèle, l'administration persane ne le demandait
pas, attendu qu'il n'était pas supposable qu'un Européen
pût mentir. Ces illusions sont aujourd'hui dissipées; l'an-
cien portrait est effacé, et l'opinion générale est désor-
mais que, sous aucun rapport, la moralité des Occiden-
taux n'a rien à reprocher à la moralité asiatique. On a
Va les Européens très-bien voler, très-bien mentir, sou-
430 LES LIBRES PENSEURS.
pies, rampants, rapaces et pas plus fiers que des natifs.
On en a vu et j'en ai vu, pour gagner quelque bienveil-
lance, se mettre à genoux devant des chefs, afin de leur
tâter le pouls d'une façon plus respectueuse; d'autres, bien
que portant de grands sabres , se sont édifié une réputa-
tion de lâcheté des mieux établies ; d* autres, enfin, ont
disputé aux roués du pays les faveurs des garçons à la
mode, tandis que le delirium tremens s'abattait sur quel-
ques-uns dévoués à l' eau-de-vie. On ne trouvera pas
extraordinaire qu'une telle immigration, dans laquelle
des exceptions se pourraient compter, sans doute , mais
sur quelques doigts, n'ait pas exercé une bien grande
action morale ou intellectuelle dans l'Asie centrale. Toute-
fois, grâce au désir des Persans de savoir de l'Europe le
plus possible , il reste vrai que les Européens ont traduit
ou fait composer sous leur dictée quelques livres.
Mais ces ouvrages ne sont pas de l'espèce de ceux qui
apportent des idées. Ce ne sont, à proprement parler, que
des manuels, des traités d'artillerie ou de théorie d'infan-
terie; des résumés de pratique médicale, des essais de
grammaire française. Aussi le monde scientifique persan
ne s'en est-il nullement ému. 11 n'en a pris connaissance
que pour se confirmer dans l'idée que les Européens
sont principalement des ouvriers habiles et peu de
chose outre cela. Le roi a eu beau créer un collège spécial
où s'enseignent, sous des maîtres européens, à deux ou
trois exceptions près, fort ignorants, les connaissances
pratiques de l'Europe, dans ce qu'elles ont de plus immé-
diatement applicable, le public, sauf les élèves qu'il faut
payer pour qu'ils assistent aux cours, n'y prend aucune
espèce d'intérêt, non plus qu'il ne fait tous les jours, lors-
qu'en traversant le bazar des menuisiers , il voit un de
LES LIBRES PENSEURS. J3J
ces artisans ajuster ses planches. Quant aux professeurs
exotiques, ils ne s'occupent pas plus du pays que le pays
ne s'occupe d'eux, et lorsqu'ils ont touché leurs trai-
tements, leurs préoccupations ne vont pas ailleurs qu'à
les grossir par l'obtention de quelques cadeaux, soit du
roi, soit des grands. Ils y parviennent en construisant de
petits ballons , en essayant de petits appareils à gaz , en
faisant de petits feux d'artifice, ou, encore, en envoyant
les dames qui veulent bien leur tenir compagnie (car, en
général, le mariage est peu en honneur parmi eux), en
les envoyant, dis-je, dans l'enderoun du roi pour offrir
des coussins brodés ou d'autres inventions. C'est sans
doute de ces emplois utiles et variés que l'Européen en
Perse a déduit la fierté intraitable qu'il affiche, et le mé-
pris souverain dont il écrase les natifs.
Cependant, si j'ai dit que les idées persanes n'étaient
pas transformables, je n'ai pas entendu par là qu'elles ne
fussent pas susceptibles de modifications. Il s'en faut de
tout, et après avoir montré dans les chapitres précédents
quelle agitation incessante fait tourbillonner ces imagi-
nations mobiles, il n'est assurément pas nécessaire que je
m'occupe de démontrer cette thèse. Puisque les opinions
sont modifiables et que les nouveautés abondent, présen-
tant sans cesse des formes nouvelles et cherchant néces-
sairement d'autres alliances, il serait inadmissible que les
conceptions européennes fussent à jamais exclues de leur
orbite et de toute combinaison avec elles. Aussi n'est-ce
point ce que j'ai prétendu dire; j'ai voulu montrer seule-
ment qu'en tant qu'apportées par les Européens, ou livrées
par l'observation lointaine et la lecture solitaire, ces no-
tions n'avaient pu jusqu'à présent pénétrer même l'épi-
derme de la société persane.
432 LES LIBRES PENSEURS.
Peut-être sommes-nous à la veille du moment où cet état
de choses cessera. Des jeunes gens persans, en assez
grand nombre, s'en vont en Europe fréquenter les écoles
et y passent plus ou moins d'années. Je doute qu'on remar-
que chez eux la même difficulté de compréhension que Ion
a signalée longtemps chez les Turcs. Dans les différents
convois d'étudiants que l'on a vus aller et revenir, il s'est
toujours trouvé, en minorité, sans doute, comme il faut
partout s'y attendre, mais en minorité suffisante, quel-
ques esprits vifs qui, dans une direction ou dans une
autre, recueillaient des expériences, concevaient des
impressions, rapportaient chez eux des sentiments qu'ils
n'auraient point pris ailleurs. Autant que j'ai pu le re-
marquer, ces observateurs n'ont jamais manqué, dans
une mesure ou dans une autre, de persianiser leur butin.
C'est là, je ne saurais trop y insister, la faculté puissante
et redoutable des Asiatiques. Us conquièrent et ne sont
pas conquis. 11 n'en est pas moins vrai que ces arrivants
d'Europe jettent des aliments particuliers dans la four-
naise intellectuelle où ils rentrent eux-mêmes, et qu'ainsi
le métal natif s'en trouve et, plus tard, s'en trouvera bien
davantage encore modifié. Ce seront, je le crois, ces pè-
lerins et non pas les Européens grossiers qui viennent
ici, qui apporteront le plus d'alliage utile. Mais quel sera
le résultat de ce travail? En proviendra-t-il un rapproche-
ment moral de telle nature que l'Asie centrale descende
au rôle de satellite confiant des doctrines européennes? Je
ne le crois pas un instant.
On a connu ici un certain Husseïn-Kouly-Agha, rempli
d'intelligence et de feu. 11 avait été élevé à Saint-Cyr et
avait passé pour un des élèves remarquables de cette
école militaire. Au mois de mai 1848, il avait monté la
LES LI&RES PËNSEUftS. *33
garde à l'Assemblée Nationale, envahie par l'émeute, et
avait arrêté de ses mains et conduit à la caserne du quai
d'Orsay tel et tel des agitateurs. 11 connaissait bien l'his-
toire de nos troubles et avait ainsi sur l'état de la société
française des vues plus complètes qu'il n'aurait pu en ac-
quérir en temps de calme.
Revenu en Perse , il avait refusé , en se présentant de-
vant le roi, d'ôter ses chaussures, suivant l'usage du
pays.
— « Ce n'est pas militaire, disait-il. Vous m'avez en-
voyé en France pour apprendre ce qui convient à un
soldat. Je le sais et même dans les plus petits détails; je
ne consentirai donc pas à m'en écarter. »
On voulut le nommer général du génie et inspecteur
des travaux dans l'Azerbeydjan. 11 répondit qu'il était offi-
cier d'infanterie et pas autre chose ; qu'instruire des ré-
giments , il était prêt à le faire ; mais que sortir de son
état, ce serait tromper le roi et s'inutiliser lui-même, et
qu'il s'y refusait.
Husseïn-Kouly-Agha n'avait pas de souvenir dont il fût
plus fier que son séjour à Saint-Cyr, et, dans les grandes
occasions, il affectait de laisser de côté son uniforme
brodé persan pour se couvrir de l'habit bleu, du panta-
lon rouge et des épaulettes de laine. 11 parlait français
dans la perfection. 11 racontait, avec une gaieté sympa-
thique, mille anecdotes sur tout Paris; il lisait avec pas-
sion les romans français. En regard de tous ces indices
de transformation, il faut savoir ce qu'étaient ses préoc-
cupations intimes;
Sa haine pour l'islamisme n'avait pas de bornes. Il
voyait dans cette religion l'importation et la marque de
l'oppression arabe sur son pays, et toute sa s^«rçaXlvte N
134 LES LIBRES PENSEURS.
tout son amour était pour la foi des Guèbres, sous laquelle
la Perse a été si grande. Quant au christianisme, il ne
's'en occupait en aucune manière. Il pensait que pour
régénérer son pays , il fallait purger la langue de toutes
les expressions et de tous les mots arabes. Afin de tra-
vailler lui-même à cette réforme, il s'occupait avec ardeur
à écrire dans un style qui n'admettait rien de la phra-
séologie proscrite, ce qui, soit dit en passant, constituait
un logogryphe perpétuel, quelque chose comme le style de
l'abbé Delille, où rien ne s'appelle par son nom. 11 com-
posait, dans ce galimatias, des poésies extrêmement admi-
rées de ses partisans. En somme, il ne voyait d'avenir et
de salut pour sa patrie que dans le retour, aussi complet
que possible, aux choses du passé le plus ancien, et à ce
qu'il s'imaginait, dans ses théories archéologiques fort
approximatives , avoir été la religion et la philosophie
des plus anciens aïeux.
Husseïn-Kouly-Agha n'était pas une exception, et, dans
un sens ou dans un autre, les Persans que j'ai vus reve-
nant d'Europe ceux-là même qui y ont été élevés, ont
tous compris, d'une façon particulière et qui n'est aucune-
ment la nôtre, ce que nous leur avons appris ou montré
et ce qu'ils ont vu ou étudié d'eux-mêmes. Leurs idées
natives s'en sont trouvées profondément altérées, mais
nullement dans un sens européen. En général, leur ortho-
doxie musulmane y succombe; mais ce n'est pas là un
fait de grande conséquence, puisqu'on a vu plus haut que,
dans le pays même, elle était battue par la base et cons-
tamment assaillie par des forces philosophiques dissol-
vantes, en même temps qu'une luxuriante moisson d'idées
hétérodoxes fleurissait dans toutes ses brèches. En somme,
^'Asiatique revenu d'Europe rapportera des idées euro-
LES LIBRES PENSEURS. 435
péennes asiatisées par lui. et il en résultera un surcroit de
flux et de reflux tout à fait original dans le mouvement
déjà et de tous temps si caractérisé qui fait la vie même
de l'Asie.
Je suis bien fermement convaincu que ce qui sortira
de là, ce ne sera nullement une tendance à s'associer ser-
vilement à notre civilisation. Je ne saurais m'expliquer à
moi-même ce que ce pourra être; mais je suis porté à
croire que les dangers n'y seront pas médiocres pour nous.
Non pas les dangers matériels, on doit être plus que ras-
suré de ce côté ; les Asiatiques n'ont pas de sabres si forts
qu'ils puissent résister à nos baïonnettes. C'est de dan-
gers moraux qu'il est question. Il se produira dans ce
grand marécage intellectuel quelque combustion nou-
velle de principes, d'idées, de théories pestilentielles,
et l'infection qui s'en exhalera se communiquera par
le contact d'une manière plus ou moins prompte, mais
certainement assurée. L'histoire entière nous en ré-
pond.
Cependant, comme la chose est inévitable, il en faut
prendre son parti et n'en pas faire un sujet de gémissements
inutiles, mais un objet d'études curieuses. Il est remar-
quable de voir comme cette Asie est , depuis tant de siè-
cles, que dis-je, depuis tant de milliers d'années, un
amas stagnant, sans doute, mais non pas mort. Parce
que l'eau ne coule pas, on la croit stérile, et Homère a
eu le tort, lui, le grand observateur, le grand divinateur,
de donner cette épithète à la verte mer. Une telle erreur
ne saurait être admise, à moins qu'on entende le mot de
stérile en ce sens que l'eau stagnante ne produit rien de
bon pour l'homme; mais elle est, au contraire, horrible-
ment féconde en monstres et en existences hostiles à notre
436 LES LIBRES PENSEURS.
espèce. Pour l'Asie, il en est de même, au point de vue
intellectuel , et rien ne saurait faire concevoir l'anarchie
dépensées et d'opinions que les croisements incessants des
théories les plus naturellement antipathiques y engen-
drent , et cela tous les jours ; ce sont des pensées, ce sont
des opinions d'où rien d'heureusement pratique ne saurait
sortir, et qui, néanmoins, frappent l'observateur désinté-
ressé d'une sorte d'étonnement voisin de l'admiration par
leur hardiesse et leur nombre, et leur fécondité, et leur
vitalité terrible. Dans cet état de choses, il importe peu,
sans doute, au point de vue de l'utilité, qu'une doctrine
bonne en soi s'ajoute à celles que contient déjà ce pandé-
monium ou qu'elle se refuse à y entrer. Le bien qu'elle
pourrait faire serait, en tout cas, moins que peu de chose.
Mais il est intéressant de voir s'augmenter sans cesse, ou
du moins se soutenir ce désordre, et l'on y prend un cer-
tain plaisir nerveux.
On aime à voir se multiplier les causes de lutte, et
les difficultés naître des solutions. Là où les théoriciens
tombent, on voit se relever leurs adversaires ou paraître
leurs continuateurs. Dans certaines situations données,
où l'on peut soi-même compliquer le nœud qu'ils cher-
chent à résoudre, il y a du plaisir à le faire. Cet antique
et mystérieux pontife qui s'amusa jadis à attacher le
joug de Gordes au timon du char d'une telle façon, que
peu de gens assez subtils pour défaire le nœud pouvaient
être supposés, ce vénérable prêtre, j'imagine, ne laissa
pas que d'avoir dans sa vie un moment de malice bien
satisfaite.
C'est dans un sentiment analogue que, considérant le
tumulte et le tournoiement des théories dans les ima-
ginations asiatiques, on peut regretter que des inven-
LES LIBRES PENSEURS. 137
tions sous formes européennes ne viennent pas plus
vite s'y ajouter. Ce n'est pas qu'il en puisse résulter jamais
quelque bien absolu : seulement le désordre déjà incu-
rable s'en augmentera et n'en sera que plus égayé. On
n'a qu'à voir, pour en être bien convaincu ce qui arrive
à Bombay et à Benarès, au sein d'une société moins agitée
assurément que celle de l'Asie Centrale, mais que le
contact avec les idées anglaises a cependant émue à nou-
veau, alors que l'ébranlement communiqué jadis par les
axiomes religieux et philosophiques des musulmans, puis
par les suggestions rationalistes d' Akhbar, commençait à
se calmer. Dans l'Inde, en effet, il n'y a pas eu que des
aventuriers européens de bas étage ou à peu près igno-
rants, comme en Perse. La Compagnie des Indes y a con-
duit, depuis soixante-dix ans surtout, des hommes d'un
caractère élevé, d'un esprit éminent, d'une science pro-
fonde. Les Brahmanes ont eu en face d'eux des adversaires
dignes d'eux, des hommes avec qui ils ont pu discuter et
dont ils ont eu beaucoup à apprendre, et des choses qui
les ont surpris. Il en est résulté, sur deux points géogra-
phiques différents, des résultats remarquables. A Bombay
parmi les Parsys, il s'est créé une école de novateurs qui
tend à faire de la religion de Zoroastre un déisme relati-
vement débarrassé de ces amas informes de cérémonies
qui l'entourent aujourd'hui. Les zélateurs de cette con-
ception nouvelle paraissent marcher vers un unitarisme
très-opposé au dualisme primitif, mais tout à fait d'accord
avec les idées sémitisées qui se sont implantées chez leurs
pères au temps des premiers Khalifes. Voilà où ils revien-
nent sous l'influence européenne. Dans le nord de l'Inde
et même à Benarès, beaucoup de Brahmanes, familiers
avec les livres anglais, tendent à une réforme du culte,
138 LES LIBRES PENSEURS.
même de leurs dogmes, qui les rapprocherait, à leur sens,
d'une compréhension plus vraie des livres védiques. A
cela il faut ajouter des penchants philanthropiques un
peu vagues qui leur font rebrousser chemin vers ce que
leurs anciens codes contiennent dans le même ordre
d'idées. En somme, Brahmanes libres penseurs comme
Parsys régénérés, apportent dans leurs aspirations un
génie absolument asiatique et quelque chose d'aussi dé-
cousu, d'aussi incomplet qu'on a pu l'observer, il y a une
trentaine d'années, dans les doctrines de ce Ram-Mahun-
Roy, fort oublié aujourd'hui, mais alors si célèbre et que
les journaux de France et d'Angleterre considéraient
comme l'initiateur certain de son pays aux croyances de
l'Occident.
En voyant, dans l'Inde, un tel état de choses, il m'a
paru qu'il y aurait un intérêt de curiosité à fournir aux
gens de l'Asie Centrale quelque nouvelle pâture intellec-
tuelle pour redoubler leur activité et produire de nou-
velles combinaisons philosophiques , n'importe les-
quelles. J'ai donc procuré aux Persans le Discours sur la
Méthode. Il m'a paru que, dans toute notre philosophie,
rien ne pouvait avoir chance de produire des résul-
tats plus singuliers parmi eux. Ils ne sont pas gens à
tomber dans les excès de la méthode expérimentale, et
il n'y a pas d'apparence qu'on supprime jamais chez eux
l'abus de l'induction. On n'en voit pas davantage qu'ils
arrivent à tirer du cogito, ergo sum le parti modéré au-
quel les Européens ont la prétention de s'arrêter. En
réalité, il est impossible de deviner ce qu'ils en feront,
mais ils en feront probablement quelque chose, et, pour
moi, je ne saurais oublier les séances dans lesquelles
les cinq chapitres du chef-d'œuvre de Descartes ont été
LES LIBRES PENSEURS. 139
communiqués à quelques hommes d'une vraie intelligence
el d'une science hors ligne. Ils en ont éprouvé une impres-
sion remarquable, et il n'est pas probable que cette im-
pression s'efface sans résultats. Ce qui les a surtout frap-
pés, c'est l'emploi nouveau pour eux qui était fait de la
formule fondamentale. En tant que formule, la découverte
et l'emploi en sont très-anciens en Orient. Il y a long-
temps que rapprochant les mots hyy , vivre, et wehy « expri-
mer, » « manifester, » « parler, » et les ramenant à une
même racine fictive, les métaphysiciens du Talmud et de
l'Islam ont prononcé que vivre ou parler supposait la
pensée, mais la conséquence qu'ils en tirent est celle-ci :
que Dieu étant l'existence par excellence, l'existence uni-
que, il est, en même temps, l'unique pensée et l'unique
parole, ce qui ne va pas au résultat cherché par Descartes.
Aussi, ne fût-ce que pour cette raison, cet auteur leur pa-
rait très-curieux. Mais, toutefois, les deux hommes que les
philosophes de ma connaissance ont la plus grande soif
de connaître, c'est Spinosa et Hegel; on le comprend
sans peine. Ces deux esprits sont des esprits asiatiques et
leurs théories touchent par tous les points aux doctrines
connues et goûtées dans le pays du soleil. Il est vrai que,
pour cette raison même, elles ne sauraient introduire là
des éléments vraiment nouveaux.
CHAPITRE VI
COMMENCEMENTS DU BABTSME
On a remarqué, dans tous les temps, dans tous les pays,
qu'un changement quelconque dans l'état d'un peuple,
a pour production parallèle un changement dans l'amé-
nagement de ses doctrines. La Perse moderne se trouve
placée dans des Circonstances toutes nouvelles; on devait
s'attendre à ce que de nouvelles opinions se produisis-
sent, et cela a eu lieu en effet.
Aujourd'hui, on ne voit plus de très-grands philosophes
attachés à la tradition . Hadjy-Moulla-Hady est Avicenniste
sans doute, mais, sans doute aussi, il a cherché et voudrait
trouver quelque chose de plus neuf que les théories
même les plus avancées de l'ancien maître. D'autres doc-
teurs, que- je ne saurais nommer, parce qu'ils sont vi-
vants et moins puissants que le Sage de,Sebzewar, par-
tant plus obligés au secret, voudraient bien aussi tomber
sur quelque notion encore inaperçue, qui pût s'appli-
quer à l'état actuel des choses. Le soufysme commence
à devenir insuffisant; et ce qui en est la preuve, c'est
qu'on lui voit des détracteurs; plusieurs polémistes ten-
dent à le considérer comme au-dessous des besoins ac-
142 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
tuels, en ce sens qu'on le trouve trop énervant, précisé-
ment ce qui lui avait été jusqu'ici compté comme mérite
suprême. On s'irrite contre l'Islam , même contre cet
Islam si étrangement défiguré que présente le shyysme,
parce qu'on le déclare étroit, et Dieu sait s'il mérite ce
reproche, au point de vue panthéistique où on le lui fait.
On veut autre chose. Quoi? — Il n'existe plus dans l'Asie
centrale de grands seigneurs d'origine mongole ou tur-
que, ou même arabe, conservant des idées étrangères au
sol ; il n'y a plus de ces fonctionnaires si riches et si so-
lidement établis qu'ils puissent prétendre à en jouer le rôle.
Il ne se voit que la noblesse locale, la chevalerie peu let-
trée et toute chasseresse des tribus, et l'immense démo-
cratie des villes. Cette dernière ne saurait tendre qu'à une
chose : la même à laquelle aspirait, vers le milieu du
vn e siècle, la démocratie grecque et syrienne de la côte en-
vahie par les premières armées musulmanes, et qu'ont
voulue ensuite les aïeux, les pères de ceux qui vivent
aujourd'hui, c'est-à-dire l'objet de l'antique passion, la foi
sémitique par excellence. Elle y court, et voilà comme,
mathématiquement, s'est produit un mouvement religieux
tout particulier dont l'Asie Centrale, c'est-à-dire la Perse,
quelques points de l'Inde et une partie de la Turquie
d'Asie, aux environs de Bagdad, est aujourd'hui vive-
ment préoccupée, mouvement remarquable et digne d'être
étudié à tous les titres. 11 permet d'assister à des déve-
loppements de faits, à des manifestations, à des catas-
trophes telles que l'on n'est pas habitué à les imaginer
ailleurs que dans les temps reculés où se sont produites
les grandes religions.
11 existait à Shyraz, vers 1843, un jeune homme ap-
pelé Mirza-Aly-Mohammed, qui n'avait pas plus de dix-
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 443
neuf ans, si encore il les avait atteints. On a attaché
beaucoup d'importance, d'une part, à soutenir qu'il était
descendu du prophète par l'Imam Husseïn, c'est-à-dire
à lui assurer le rang et les prérogatives d'un Séyd;
d'autre part, à lui nier cette qualité. Ce qui est in-
contestable, c'est que s'il était Séyd, il l'était de cette
manière obscure qui jette plus que du doute sur les pré-
tentions des nombreuses familles persanes qui se flattent
du même honneur. Les gens sérieux font remarquer que,
pendant les longues persécutions subies par les Alydes
sous les Khalifes Ommiades et surtout sous les Abbassides,
tous les documents généalogiques propres à établir la
descendance sacrée ont été ou détruits ou perdus; les
proscrits sont tombés en grand nombre sous le sabre
de leurs ennemis, le reste s'est dissimulé du mieux qu'il
a pu faire, et, en admettant que le sang des Imams se
soit conservé, il n'est au pouvoir de personne de prouver
qu'il a dans les veines ce sang précieux. Quatre familles
et pas davantage sont considérées comme plus en situa-
tion que les autres de se dire Séyds, et encore les raisons
qu'elles allèguent ne paraîtraient-elles sérieuses à aucun
généalogiste d'Europe. Elles sont anciennes, elles sont
considérables, il y a des siècles qu'on les voit en posses-
sion du respect public; mais pour atteindre aux Imams,
il leur reste une lacune de deux siècles au moins qu'elles
ne peuvent combler et les monuments révérés qu'el-
les présentent comme leur étant parvenus de leurs
glorieux ancêtres, ëoit cachets, soit prières écrites de la
main même des saints personnages en question, ou autres
objets semblables, passeraient à peine chez nous pour
des présomptions.
Quoiqu'il en soit, Mirza-Aly-Mohammedn'aççaï^w^
144 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
à aucune de ces quatre maisons, et si ses pères, malgré
ce qu'en disent les malveillants, ont porté ou réclamé la
qualification de Séyd, c'était à un titre peu sûr. Quoi qui 1
en soit, sa famille n'était pas tout à fait du peuple, elle
possédait quelque peu de bien, et les résultats doivent
porter à croire que Mirza-Aly-Mohammed avait reçu une
éducation distinguée.
Comme la grande, la presque totalité des Asiatiques,
il se montra de bonne heure possédé par des idées reli-
gieuses très-actives. 11 ne se contenta pas de la pratique
des devoirs religieux ni de la profession des doctrines
orthodoxes, il se jeta avec passion dans la poursuite
et l'examen des nouveautés. Tout porte à croire que
son esprit était dès le début ouvert et hardi. Il lut cer-
tainement les évangiles dans les traductions des mission-
naires protestants, il conféra souvent avec les Juifs de
Shyraz, rechercha la connaissance des doctrines guè-
bres, et s'occupa avec une prédilection marquée de
ces livres singuliers, un peu suspects, fort honorés, re-
doutés même, qui traitent des sciences occultes et de la
théorie philosophique des nombres. C'est, dans l'Asie mu-
sulmane, la passion des plus brillants esprits, et de très-
bonne heure ce fut la sienne; autant vaut dire qu'il se
reporta de tous ses efforts vers ce qui reste de l'antique phi-
losophie araméenne, et il n'y aurait rien d'impossible, on
le peut soupçonner à différents indices, qu'il ait eu en sa
possession certains documents rares et d'une valeur ines-
timable, probablement anciens ou* composés sur des
textes anciens et relatifs à ce corps de doctrines.
Il fit très-jeune le pèlerinage de la Mecque. Mais, au
lieu d'être ramené par la vue de la Kaaba à des idées net-
tement musulmanes, ce qu'il vit, ce qu'il entendit, ce
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 145
qu'il éprouva, le jeta de plus en plus hors des voies ordi-
naires. Il est bien probable que ce fut dans la ville sainte
elle-même qu'il se détacha absolument et définitivement
de la foi du Prophète, et qu'il conçut la pensée de ruiner
cette foi pour mettre à sa place tout autre chose.
Renfermé en lui-même, toujours occupé de pratiques
pieuses, d'une simplicité de mœurs extrême, d'une dou-
ceur attrayante, et relevant ces dons par son extrême
jeunesse et le charme merveilleux de sa figure, il attira
autour de lui un certain nombre de personnes édifiées.
Alors on commença à s'entretenir de sa science et de
l'éloquence pénétrante de ses discours. Il ne pouvait ou-
vrir la bouche, assurent les hommes qui l'ont connu, qu'il
ne remuât le fond du cœur. S' exprimant, du reste, avec
une vénération profonde sur le compte du Prophète, des
Imams et de leurs saints compagnons, il charmait les ortho-
doxes sévères, en même temps que, dans des entretiens
plus intimes, les esprits ardents et inquiets se réjouissaient
de ne pas trouver en lui cette raideur dans la profession
des opinions consacrées qui leur eût pesé. Au contraire,
sa conversation leur ouvrait tous ces horizons infinis,
variés, bigarrés, mystérieux, ombragés et semés çà et là
d'une lumière aveuglante, qui transportent d'aise les
imaginations de ce pays-là. Ce fut au pied de la Kaaba,
de la maison d'Abraham et d'Ismaël, qu'Aly-Mohammed
s'acquit ces premiers dévouements qui devaient plus tard,
à très-peu de temps de là, prendre un tout autre caractère
et dépasser de bien loin l'énergie commune des attache-
ments mondains et passagers.
# Aly-Mohammed revint donc de la Mecque bien plus
complètement dissident qu'il n'y était arrivé. Quand il se
trouva à Bagdad, il voulut, cependant, compléter ses im*
146 COMMENCEMENTS DU BÀBYSME.
pressions en se rendant à Koufa pour y visiter la mosquée
ruinée, sans voûtes, sans piliers, presque sans murs au-
jourd'hui, où Aly fut assassiné, et où la tradition montre
encore la place du meurtre. Il y passa plusieurs jours
en méditations. Il semble que ce lieu ait fait sur lui une
grande impression, et qu'au moment d'entrer dans une
voie qui pouvait, qui devait même aboutir à quelque drame
pareil à celui qui avait eu lieu à cette mérrçe place sur la-
quelle ses yeux étaient fixés, il ait eu des combats pénibles
à soutenir contre lui-même. Un de ses partisans les plus
résolus me disait un jour, en faisant du ketmàn avec moi,
à cause des personnes qui nous écoutaient : « C'est dans
cette mosquée de Koufa que le diable l'a tenté et l'a fait
sortir de la droite voie. » Mais, à l'expression de son re-
gard, je compris qu'il considérait, au contraire, l'espèce
d'agonie morale éprouvée par Aly-Mohammed devant le
lieu où les yeux de l'esprit lui avaient montré l'Imam
Aly gisant à ses pieds, le corps ouvert, tout ensanglanté,
comme la fin des hésitations humaines et le triomphe de
l'esprit prophétique dans la personne de son maître. Il
est certain que, quand celui-ci arriva à Shyraz, il était
tout autre qu'à son départ. Nul doute ne l'agitait plus. Il
était pénétré, persuadé; son parti était pris; et pour peu
qu'il trouvât devant lui, à sa portée, des matières inflam-
mables, il était résolu à y mettre le feu. Il en trouva.
De Koufa il était venu par une barque arabe, un ban-
galow, jusqu'à Boushyr, et, de là, avait gagné sa ville na-
tale en s'unissant à une caravane qui devait traverser les
montagnes. A peine arrivé, il rassembla autour de lui
quelques-uns de ses compagnons de voyage, déjà séduits,
et nombre d' auditeurs anciens, et, à cette troupe de pre-
miers fidèles, il communiqua ses premiers écrits. C'était
OOHEXCElfESIS PU 1ÂBTSVE. 147
un journal de son pèlerinage et on commentaire sur h
Sourat du Koran. appelée Joseph.
Dans le premier de ces livres, il était surtout pieux et
mystique; dans le second, la polémique et la dialectique
tenaient une grande place, et les auditeurs remarquaient
avec étonnement qu'il découvrait, dans le chapitre du
Livre de Dieu qu'il avait choisi, des sens nouveaux dont
personne ne s'était avisé jusqu'alors, et qu'il en tirait
surtout des doctrines et des enseignements complète-
ment inattendus. Ce qu'on ne se lassait pas d'admirer,
c'étaient l'élégance et la beauté du style arabe employé
dans ces compositions. Elles eurent bientôt des admira-
teurs exaltés qui ne craignirent pas de les préférer aux
plus beaux passages du Koran.
Tavoue que je ne partage pas cette manière de voir.
Le style d'Aly-Mohammed est terne et sans éclat, d'une
raideur fatigante, d'une richesse douteuse, d'une correc-
tion suspecte. Les obscurités qu'on y relève en foule ne
viennent pas toutes de sa volonté, mais plusieurs ont
pour raison d'être une inhabileté manifeste. Il s'en faut de
tout que le Koran ait à craindre la comparaison; s'il
arrive un jour où les ouvrages du nouveau prophète au-
ront remplacé cet ancien livre, ils ne trouveront eux-
mêmes l'admiration qu'à l'aide d'une esthétique nouvelle.
Comme nous sommes encore sous les lois et les habitudes
de l'ancienne, le Koran pour nous est incontestablement,
à parler littérature, l'œuvre d'un grand génie, tandis que
la Sourat de Joseph, ou, pour mieux dire, son commen-
taire ressemble beaucoup au travail d'un écolier.
Quoi qu'il en soit, l'impression produite fut immense à
Shyraz, et tout le monde lettré et religieux se preésa au-
tour d'Aly-Mohammed. Aussitôt qu'il paraissait datia la
148 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
mosquée, on l'entourait. Aussitôt qu'il s'asseyait dans la
chaire, on faisait silence pour l'écouter. Ses discours pu-
blics n'attaquaient jamais le fond de l'islam et respec-
taient la plus grande partie des formes; le ketmân, en
somme, y dominait. C'étaient, néanmoins, des discours
hardis. Le clergé n'y était pas ménagé ; ses vices y étaient
cruellement flagellés. Les destinées tristes et douloureuses
de l'humanité en étaient généralement le thème, et, çà et
là, certaines allusions dont l'obscurité irritait les passions
curieuses des uns, tandis qu'elle flattait l'orgueil des au-
tres, déjà initiés en tout ou en partie, donnaient à ces pré-
dications un sel et un mordant tels que la foule y grossis-
sait chaque jour, et que, dans toute là Perse, on com-
mença à parler d'Aly-Mohammed.
Les Moullas de Shiraz n'avaient pas attendu tout ce
bruit pour se réunir contre leur jeune détracteur. Dès
ses premières apparitions en public, ils lui avaient en-
voyé les plus habiles d'entre eux, afin d'argumenter contre
lui et de le confondre, et ces luttes publiques, qui se te-
naient soit dans les mosquées, soit dans les collèges, en
présence du gouverneur, des fchefs militaires, du clergé,
du peuple, de tout le mondé enfin, au lieu de profiter aux
prêtres, ne contribuèrent pas peu à répandre et à exalter
à leurs dépens la renommée de l'enthousiaste. Il est cer-
tain qu'il battit ses contradicteurs; il les condamna j ce
qui n'était pas très-difficile, le Koran à la main. Ce fut un
jeu pour lui de montrer à la face de ces multitudes , qui
les connaissaient bien , à quel point leur conduite, à quel
point leurs préceptes, à quel point leurs dogmes mêmes
étaient en contradiction flagrante avec le Livre, qu'ils ne
pouvaient récuser. D'une hardiesse et d'une exaltation
extraordinaires, il flétrissait, sans ménagement aucun,
COMMENCEMENTS DU BÀBYSME. 149
sans souci aucun des conventions ordinaires, les vices
de ses antagonistes, et, après leur avoir prouvé qu'ils
étaient infidèles quant à la doctrine, il les déshonorait
dans leur vie et les jetait à croix ou pile à l'indignation
ou au mépris des auditeurs. Les scènes de Shyraz, ces
débuts de sa prédication furent si profondément émou-
vants, que les musulmans restés orthodoxes, qui y ont as-
sisté, en ont conservé un souvenir ineffaçable et n'en
parlent qu'avec une sorte de terreur. Ils avouent unani-
mement que l'éloquence d'Aly-Mohammed était d'une na-
ture incomparable et telle que, sans en avoir été témoin ,
on ne saurait l'imaginer.
Bientôt le jeune théologien ne parut plus en public
qu'entouré d'une troupe nombreuse de partisans. Sa mai-
son en était toujours pleine. Non-seulement il enseignait
dans les mosquées et dans les collèges , mais c'était chez
lui, surtout, et le soir, que, retiré dans une chambre avec
l'élite de ses admirateurs, il soulevait pour eux les voiles
d'une doctrine qui n'était pas encore parfaitement arrêtée
pour lui-même . Il semblerait que, dans ces premiers temps,
ce fût plutôt la partie polémique qui l'occupât que la
dogmatique, et rien n'est plus naturel. Dans ces confé-
rences secrètes, les hardiesses, bien autrement multi-
pliées qu'en public, grandissaient chaque jour, et elles
tendaient si évidemment à un renversement complet de
l'islam, qu'elles servaient bien d'introduction à une nou-
velle profession de foi. La petite Église était ardente,
hardie, emportée, prête à tout, fanatisée dans le vrai sens
et le sens élevé du mot, c'est-à-dire que chacun de ses
membres ne se comptait pour rien et brûlait de sacrifier
sang et argent à la cause de la vérité. Ce fut alors qu'Aly-
Mohammed prit son premier titre religieux. Il annonça
150 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
qu'il était le Bàb, la Porte par laquelle seule on pouvait
parvenir à la connaissance de Dieu. On ne l'appela plus
désormais que de ce nom à Shyraz et partout où il fut
question de lui. Ses adversaires mêmes lui donnèrent et
lui donnent encore ce titre. 11 n'est pas connu autrement.
Toutefois les Bâbys, les gens de sa secte, ne le qualifient
plus ainsi, parce qu'il arriva un moment où ils appri-
rent que le titre de Bàb ne lui est pas particulier, et ils le
nommèrent et le nomment Hezret-è-Alà , • ou Y Altesse*
Sublime. Mais, pour être plus simple, nous suivrons ici
l'usage des hétérodoxes, en lui conservant, dans toute
cette histoire, le titre de Bàb.
Extrêmement irrités, mécontents et inquiets, les Moul-
las du Fars , ne pouvant d'ailleurs prévoir où s'arrêterait
le mouvement qui se prononçait si fortement contre eux,
n'étaient pas les seuls à se sentir dans l'embarras. Les
autorités de la ville et de la province comprenaient trop
bien que le peuple qui leur était confié et qui n'est ja-
mais beaucoup dans leurs mains , cette fois n'y était plus
du tout. Les hommes de Shyraz , légers, railleurs, turbu-
lents, belliqueux, toujours prêts à la révolte, insolents
en perfection, rien moins qu'attachés à la dynastie kadjare,
n'ont jamais été faciles à mener, et leurs administrateurs -
ont souvent des journées pénibles. Quelle serait la situa-
tion de ces administrateurs, si le chef réel de la ville et
du pays, l'arbitre des idées de tout le monde, l'idole de
chacun, allait être un jeune homme que rien ne soumettait,
n'attachait ou ne gagnait à rien, qui se faisait un piédestal
de son indépendance et qui n'en tirait qu'un trop grand
parti en attaquant chaque jour impunément et publique-
ment tout ce qui jusqu'alors s'était considéré comme puis-
sant et respecté dans la ville? A la vérité, les gens du roi,
COMMENCEMENTS DU BABYSME. loi
la politique, l'administration proprement dite n'avaient
encore été l'objet d'aucune des virulentes apostrophes du
novateur; mais à le voir si rigide dans ses mœurs, si
inexorable pour la fraude et l'esprit de rapine des mem-
bres du clergé , il était fort douteux qu'il pût approuver
au fond la même rapacité , la même fraude si florissantes
chez les fonctionnaires publics , et on pouvait bien croire
que le jour où ses regards tomberaient sur eux, il ne
manquerait pas d'apercevoir et de vitupérer ce qu'on n'a-
vait guère le moyen de cacher.
Ces appréhensions, qui se présentaient d'elles-mêmes
à tous les esprits, ne manquèrent pas de frapper les offi-
ciers royaux et, d'ailleurs, les Moullas prenaient soin de
leur démontrer que cette fois les intérêts étaient com-
muns entre eux. Des conférences nombreuses eurent lieu,
et il fut résolu que, tandis que le gouverneur, Mirza Hus-
seïn Khan, décoré du titre de Nizam Eddooulèh, « l'Or-
ganisateur du gouvernement, » écrirait à Téhéran pour '
exposer l'état des choses au point de vue de l'intérêt d'É-
tat , les grands moudjteheds de la ville en feraient autant
pour se plaindre au nom de la religion attaquée et si-
gnaleraient les périls graves qui s'annonçaient d'une
manière si énergique et si bruyante.
Le Bâb et ses partisans furent immédiatement informés
du coup qu'on prétendait leur porter. Ils ne s'en étonnè-
rent nullement. Au lieu de cherchera le détourner, Aly-
Mohammed écrivit lui-même à la Cour, et sa lettre arriva
en même temps que ies accusations de ses adversaires.
Sans prendre aucunement une attitude agressive vis-à-
' vis du roi, s'en remettant, au contraire, à son autorité et
à sa justice, il remontrait que, depuis longtemps, la dé-
pravation du clergé était, en Perse, un fait connu' de tout
152 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
le monde; que non-seulement les bonnes mœurs s'en
trouvaient corrompues et le bien-être de la nation tout
à fait atteint, mais encore que la religion même, viciée
par la faute de tant de coupables, était en péril et mena-
çait de disparaître en laissant le peuple dans les plus
fâcheuses ténèbres; que, pour lui, appelé de Dieu, en
vertu d'une mission spéciale, à écarter de tels mal-
heurs, il avait déjà commencé à éclairer le peuple du
Fars, que la saine doctrine avait fait les progrès les
plus évidents et les plus rapides, que tous ses adver-
saires avaient été confondus et vivaient désormais dans
l'impuissance et le mépris public; mais que ce n'était
qu'un début, et que le Bâb, confiant dans la magna-
nimité du roi , sollicitait la permission de venir dans la
capitale avec ses principaux disciples, et, là, d'établir des
conférences avec tous les Moullas de l'Empire, en pré-
sence du souverain, des grands et du peuple ; que, cer-
tainement, il les couvrirait de honte; il leur prouverait
leur infidélité ; il les réduirait au silence comme il avait
fait des Moullas grands et petits qui avaient prétendu
s'élever contre lui; que s'il était, contre son attente,
vaincu dans cette lutte, il se soumettait d'avance à tout
ce que le roi ordonnerait, et était prêt à livrer sa tête et
celle de chacun de ses partisans.
Le gouvernement fut extrêmement embarrassé de l'ar-
bitrage qu'on lui déférait ainsi. En général, il n'est pas,
depuis plusieurs siècles, dans la politique des souverains
persans, de chercher de pareilles occasions. Depuis Shah-
Abbas le Grand , la tradition politique veut que la pro-
tection officielle accordée à l'Islam s'effectue plus en pa-
roles qu'en faits. En réalité, on ne laisse pas que d'avoir
un certain goût pour les dissidents de toute espèce, et, en
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 153
général, pour tout ce qui peut tenir en échec la puis-
sance du clergé. Le règne actuel a, sur ce point, les
mêmes tendances que les règnes précédents. Il suit un
peu l'exemple dé Mohammed-Shah, quoique avec plus de
douceur, car celui-ci avait inauguré son gouvernement en
faisant mettre à mort un des principaux Moudjteheds de
Tebriz, qui cherchait à exciter une sédition. Cependant
Nasreddin-Shah lui-même n-a pas hésité, plus tard, à dé-
pouiller et à humilier l'Imam Djumè d'Ispahan, dont le
courage ne s'est pas montré aussi haut que l'ambition.
De sorte que lorsque les plaintes et les accusations mu-
tuelles des Moullas et des Bâbys arrivèrent à Téhérau, il
en résulta plus d'humeur et d'ennui que d'empressement
à venger l'orthodoxie offensée.
Il paraît même que, d'abord, l'impression fut favorable
aux novateurs. Le premier ministre, Hadjy Mirza Aghassy,
personnage bizarre, non sans capacité, au milieu de ses
folies, et curieux à l'excès de discussions théologiques, en
outre fort peu orthodoxe, se montra disposé à accéder au
désir qu'exprimait le Bàb et à le faire venir à Téhéran
pour y tenir des conférences. Le roi, dominé par son mi
nistre, ne s'exprimait pas en termes malveillants sur
Mirza Aly-Mohammed. Les gens d'esprit et les curieux se
promettaient déjà un spectacle intéressant et dont la
moindre partie n'eût pas été le scandale des accusations
portées contre tel ou tel ecclésiastique dont la chronique
scandaleuse s'occupait avec prédilection. Mais un homme
fort sage, le Sheykh Abdoul-Housseïn , Moudjtehed lui-
même, alla trouver Hadjy Mirza Aghassy, et lui ayant fait
apprécier les raisons sérieuses qui devaient le porter à
changer d'avis, ce qui semblait sur le point de se faire,
fut arrêté tout net et le cours des idées cfflxt%3&.
154 COMMENCEMENTS DU BÀBYSME.
Le sheykh Abdoul-Housseïn, bien que personnage reli-
gieux, est plutôt ce que nous appellerions un juriscon-
sulte. Il s'occupe assez peu de théologie , beaucoup de
questions légales : sa sagacité et sa froide raison inspi-
rent en général une grande confiance, en même temps
que la sévérité de ses mœurs et leur gravité lui ont
acquis un crédit considérable. Il est aujourd'hui admi-
nistrateur, pour le roi, des fonds destinés à l'embellis-
sement et aux réparations des édifices sacrés à Kerbela
et à Nedjef. Mais, alors, il habitait Téhéran. Il insista
donc auprès du premier ministre et des grands en deman-
dant s'il entrait dans leurs vues, s'il était sage de détruire
la religion existante, pour lui en substituer une nouvelle
que l'on ne connaissait pas encore. L'État, disait-il, avait
assez à fairç^à se relever des décombres, où tant et de si
longs malheurs l'avaient enseveli, sans qu'on le jetât
encore dans les convulsions d'une crise et probablement
d'une guerre religieuse. Était-on tellement assuré des
intentions ultérieures du Bâb et des dernières consé-
quences de ses doctrines qu'on pût se croire avisé en le
favorisant? Si le clergé devait se mettre une fois en dé-
fense, non plus contre le Bâb, mais contre le gouverne-
ment, de qui il était en droit d'attendre protection, pou-
vait-on penser qu'il ne trouverait pas des forces et savait-
on bien ce qui pourrait s'ensuivre? Bref, il fit réfléchir
Hadjy Mirza Aghassy et tous ceux que l'étourderie natio-
nale avait un moment emportés, et il obtint l'assurance
que, non-seulement les conférences n'auraient pas lieu et
qu'Ali-Mohammed recevrait la défense de venir à Téhéran,
mais encore qu'on prendrait contre lui et contre ses par-
tJsans des mesures qui les réduiraient tous au silence.
Le ministre ne tint pas bien fidèlement cette dernière
COMMENCEMENTS DU BABYSME. i53
partie de sa promesse. Il eut peur d'incliner au delà
du besoin du côté du clergé, et en même temps, ne
voulant point, par une sévérité que sa conscience n'exi-
geait pas, susciter peut-être des résistances et des scan-
dales, il se contenta d'écrire au gouverneur de Shyraz,
Nizam Eddopulèh , que toutes prédications publiques
relatives aux doctrines nouvelles eussent à cesser des
deux parts, qu'on ne permît pas plus la défense que l'at-
taque, et qu'Aly-Mohammed eût à se renfermer dans sa
maison, d'où, jusqu'à nouvel ordre, il lui était défendu
de sortir. Le Bâb et les siens se soumirent sans hési-
tation. Mais les -Moullas s'écrièrent unanimement que
la prétendue protection dont on les couvrait était illu-
soire et insultante pour la religion, dont elle avait l'air
de mettre en doute le droit souverain ; ils prétendirent
que le danger était plus imminent que jamais et le Bâb
plus puissant qu'il ne l'avait encore été. Ils avaient
raison.
Quand les Bâbys eurent appris qu'on ne sévissait pas
contre leur chef et que, par conséquent, les espérances
de l'ennemi étaient trompées, quand ils virent qu'on se
bornait à demander, à commander un repos impossible,
ils triomphèrent. Provisoirement, Aly-Mohammed obéis-
sant restait dans sa maison. Mais disciples et partisans,
fort encouragés, ne se firent pas faute de répéter partout
que le refus de conférer avec leur chef équivalait à un
aveu d'impuissance et qu'il était désormais bien mani-
feste que les musulmans n'avaient pas d'arguments sé-
rieux à opposer à leur doctrine non plus qu'à leurs
attaques. Les populations trouvèrent cette façon de rai-
sonner assez juste. Dès ce moment, les conversions de-
vinrent journalières et parmi les savants, fcV^rck\fô$
156 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Moullas eux-mêmes on put signaler des défections impor-
tantes.
Dans le sein du cénacle, les passions, de plus en plus
excitées, redoublèrent d'ardeur. Le Bâb parla de lui-même
d'une façon plus explicite qu'il ne l'avait encore fait. Il
ne se présenta plus comme un voyant pourvu de grâces
spéciales ; non plus même comme un prophète plus ou
moins directement inspiré de Dieu, ainsi que l'avait été
Mohammed. Il déclara qu'il n'était pas le Bâb, comme on
l'avait cru jusqu'alors, comme il l'avait pensé lui-même,
c'est-à-dire la Porte de la connaissance des vérités, mais
qu'il était le Point, c'est-à-dire le générateur même dé la
vérité, une apparition divine, une manifestation toute-puis-
sante, et, c'est en tant que Point, qu'il reçut la qualifica-
tion $ Altesse-Sublime.
Le titre de Bâb, ainsi devenu libre, pouvait désor-
mais récompenser le pieux dévouement de l'un des néo-
phytes. 11 appartenait de droit à quelqu'un de cette
troupe choisie dont Aly-Mohammed était entouré et qui
lui témoignait la plus aveugle confiance et l'attache-
ment le plus illimité. Ces apôtres , élus parmi tous
leurs compagnons, étaient au nombre de dix-huit. La vé-
nération des Bâbys reste attachée à leurs noms; ils sont
tous plus que des saints, ils sont à peu de distance de la
divinité absolue, pourtant ils ne sont pas égaux et celui
qui prit, parmi eux, le plus haut rang après le Révélateur,
celui à qui fut conféré le titre de Bâb quand le Point fut
manifesté, ce fut un certain prêtre du Khorassan, appelé,
du lieu de sa naissance, Moulla Housseïn-Boushrewyèh.
Après le Bâb, il n'est personne qui ait rempli un rôle
aussi considérable dans les débuts de la religion nouvelle.
Moulla Jîousseïn-Boushrewyèh était un homme auquel
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 157
ses adversaires reconnaissaient eux-mêmes un grand
savoir et une extrême énergie de caractère. Il s'était
livré à Tétude dès son enfance , et avait fait dans la théo-
logie et la jurisprudence des progrès qui lui avaient
acquis de la considération. Aux premiers temps des
prédications d' Aly-Mohammed , ce qu'il put apprendre
dans le Khorassan des idées et des doctrines de ce per-
sonnage, dont on commençait à parler par toute la Perse,
frappa vivement son imagination,' et, quittant son pays,
il se rendit à Shyraz, où on le vit bientôt figurer paftni
les adeptes les plus ardents de l' Altesse-Sublime. C'était
une conversion marquante, importante. Le Bâb en jugea
ainsi; car il le choisit pour son principal lieutenant et lui
conféra le titre qu'il avait porté lui-même. 11 semblerait
que Moulla Housseïn-Boushrewyèh ait procédé avec beau-
coup de précaution dans l'examen des doctrines dont il
allait devenir un des principaux propagateurs. L'histoire
universelle intitulée : Nasekh Attewarikh, ou « Efface-
ments des Chroniques, » qui a donné, au point de vue
officiel et strictement musulman, l'histoire des événe-
ments que je rapporte, assure que les premières fois que
Moulla Housseïn-Boushrewyèh vitle Bâb, ce fut en secret,
et qu'il eut avec lui de nombreux entretiens avant de
se déclarer publiquement son auditeur. Il fut convaincu.
Alors il ne ménagea plus rien , et , comme obéissant aux
ordres de la Cour, le Bâb ne sortait pas de sa maison,
Moulla Housseïn-Boushrewyèh vivait, en quelque sorte,
enfermé avec lui , ne le quittant pas et excitant par ses
discours, par son exemple, la foi de ses compagnons, et
même le zèle, pourtant bien ardent déjà, du Révélateur.
On a vu par ce qui précède que la réputation du Bâb
et l'intérêt pour ses doctrines ne s'étaient nullement ren-
158 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
fermés dans la seule ville de Shyraz , ni même dans la
province du Fars. Dans toute retendue de l'Empire, on
s'en entretenait et on désirait vivement être instruit des
vues et des idées qui faisaient déjà tant parler. Moulla
Housseïn-Boushrewyèh, désigné par son chef et emporté
par son zèle , fut le premier missionnaire qu'aient eu les
Bâbys. Il reçut Tordre de se rendre dans l'Irak et dans le
Khorassan, de prêcher dans toutes les villes et dans tous
les villages, d'attaquer la foi anoienne et d'exposer la
nouvelle, et de multiplier les conversions le plus qu'il le
pourrait faire. Afin de ne point paraître, aux yeux des
gens méfiants, comme un aventurier sans droits, sans
témoignages et sans preuves, il emporta le Récit du Pè-
lerinage et le Commentaire sur la Sourat de Joseph, qui
composaient alors toute la somme des ouvrages bâbys.
Pour le reste, c'était à sa science et à sa foi d'y sup-
pléer.
Moulla Housseïn prit congé de son maître et des autres
disciples , et , ainsi que cela lui était commandé , il se
rendit d'abord à lspahan . Cette ville, déchue qu'elle est du
rang de capitale , est tombée , quant à sa population, du
chiffre de 600,000 ou 700,000 âmes qu'elle a eu sous les
Sefewyèhs, à celui de 80,000 ou 90,000; elle est encore
néanmoins, avec Téhéran et Tébriz, une cité importante
de la Perse. Sa gloire ancienne n'a pas complètement dis-
paru. Ses collèges n'ont point perdu toute leur réputation ;
de nombreux écoliers les fréquentent, et son clergé occupe
peut-être le premier rang parmi les clergés de l'empire.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh se présenta hardiment, prê-
cha, montra ses livres, et, presque à son début, convertit
un homme considérable, Moulla Mohammed Taghy, liera ty,
yrjsconsulte de mérite, qui devint, lui aussi, un des
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 159
principaux de la secte. On se pressait en foule pour en-
tendre le prédicateur. Il occupait, tour à tour, toutes les
chaires d'Ispahan, où il faisait en liberté ce qui avait été
interdit à Shyraz. Il ne craignait pas de dire publique-
ment et d'annoncer que Mirza Aly-Mohammed était le
douzième Imam , l'Imam Mehdy ; il montrait et lisait les
livres de son maître; il en faisait remarquer l'éloquence
et la profondeur, faisait ressortir l'extrême jeunesse du
Voyant, en racontait des miracles. Bref, il produisit une
impression telle que le vieux gouverneur, personnage
redouté et redoutable par ses talents et un peu aussi par
sa cruauté, leM6temed-Eddooulèh,Menoutjehr-Khan, eu-
nuque géorgien, avoua qu'il ne trouvait rien d'impossible à
ce qu'un personnage aussi extraordinaire que Moulla Hous-
seïn-Boushrewyèh fût un saint, et à ce que celui qui l'avait
envoyé et qui avait composé les belles choses qu'on lui
lisait, ne fût aussi l'Imam Mehdy, le Caché. 11 faut dire
ici , pour prévenir toute erreur, qu'en assimilant le Bàb
au douzième Imam , le missionnaire cherchait à se faire
comprendre de la foule et à gagner ses sympathies, abso-
lument comme saint Paul lorsqu'il révélait aux Athéniens
que le Dieu qu'il leur annonçait était ce Dieu inconnu
auquel ils avaient déjà élevé un autel. C'était des deux
parts une façon de parler, et on verra plus tard qu'il n'y
a aucun rapport entre l'idée que les Bèbys se font du
Point, et ce que les musulmans pensent au sujet de l'I-
mam Mehdy.
Après avoir réussi, à Ispahan, au delà de toute espé-
rance, Moulla Housseïn-Boushrewyèh se dirigea sur
Kashan, et, à peine arrivé, il y commença ses prédi-
cations. 11 convertit encore plusieurs personnes, tant
dans le peuple que parmi les savants, et entre autres,
160 COMMENCEMENTS DU BÀBYSME.
en ce qui est de cette dernière classe, un certain Hadjy
Mirza Djany, marchand de la ville; mais il échoua dans
une tentative pour convaincre un des grands Moudj-
teheds, Hadjy Moulla Mohammed. Au dire des musul-
mans, il eut affaire à trop forte partie, et, après une
très-longue discussion , le Hadjy, voyant le missionnaire
bâby réduit au silence, le chassa de sa présence. Cepen-
dant, ce qui pourrait faire douter quelque peu d'une vic-
toire si complète, c'est que le vainqueur se montrant plus
que modéré; n'osa pas interdire les prédications ulté-
rieures ; que Moulla Housseïn-Boushrewyèh resta à Ka-
shan tant qu'il lui plut, et en partit en pleine liberté
pour se rendre à Téhéran.
11 passa quelques jours dans cette capitale, mais il ne
s'y produisit pas en public, et se contenta d'avoir avec
les personnes qui vinrent le visiter des entretiens qui
pouvaient passer pour confidentiels. Il ne laissa pas que de
recevoir ainsi beaucoup de monde et d'amener à ses opi-
nions un assez grand nombre de curieux. Chacun voulait le
voir ou l'avoir vu , et le roi Mohammed-Shah et son mi-
nistre, Hadjy Mirza Aghassy, en vrais Persans qu'ils
étaient, ne manquèrent pas de le faire venir. Il leur ex-
posa ses doctrines et leur remit les livres du maître,
Mohammed-Shah , dont j'ai déjà parlé, était un prince
d'un caractère tout particulier, non point rare en Asie,
mais tel que les Européens n'ont guère su l'y voir, et
encore moins l'y comprendre. Bien qu'il ait régné dana
un temps où les habitudes de la politique locale étaient
encore assez dures, il était doux et endurant, et sa tolé-
rance s'étendait jusqu'à assister d'un œil fort placide aux
désordres de son harem, qui, pourtant, auraient eu quel-
que droit de le fâcher; car, même sous Feth-Aly-Shah
COMMENCEMENTS DU BÀBYSME. 161
le laisser-aller et le caprice des fantaisies ne furent jamais
portés aussi loin. On lui prête ce mot, digne de notre
xvm e siècle : « Que ne vous cachez-vous un peu, ma-
dame? Je ne veux pas vous empêcher de vous amuser. »
Mais chez lui ce n'était point affectation d'indifférence,
c'était lassitude et ennui. Sa santé avait toujours été dé-
plorable; goutteux au dernier degré, il souffrait des dou-
leurs continuelles et avait à peine du relâche. Son carac-
tère, naturellement faible, était devenu très-mélancolique,
et, comme il avait un grand besoin d'affection et qu'il ne
trouvait guère de sentiments de ce genre dans sa famille,
chez ses femmes, chez ses enfants, il avait concentré
toutes ses affections sur le vieux Moulla, son précepteur.
Il en avait fait son unique ami, son confident, puis son
premier et tout-puissant ministre, et enfin, sans exagéra-
tion ni manière de parler, son Dieu.
Élevé par cette idole dans des idées fort irrévéren-
cieuses pour l'Islamisme, il ne faisait non plus de cas des
dogmes du prophète que du Prophète lui-même. Les
Imams lui étaient très-indifférents , et s'il avait quelques
égards pour Aly , c'était en raison de cette bizarre opéra-
tion de l'esprit par laquelle les Persans identifient ce
vénérable personnage avec leur nationalité. Mais, en
somme, Mohammed-Shah n'était pas musulman, non plus
que chrétien , guèbre ou juif. Il tenait pour certain que
la substance divine s'incarnait dans les Sages av.ec toute
sa puissance ; et comme il considérait Hadjy Mirza
Aghassy comme le Sage par excellence, il ne doutait pas
qu'il ne fût Dieu, et lui demandait dévotement quelque
prodige. Souvent il lui arriva de dire à ses officiers, d'un
air pénétré et convaincu : « Le Hadjy m'a promis un
miracle pour ce soir, vous verrez I » En dehors du Hadjy,
162 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Mohammed-Shah était donc d'une prodigieuse indifférence
pour le succès ou les revers de telle ou telle doctrine
religieuse; il lui plaisait, au contraire, de voir s'élever
des conflits d'opinions qui témoignaient à ses yeux de
l'aveuglement universel.
Le Hadjy, de son côté, était un Dieu d'une espèce toute
particulière. 11 n'est pas absolument certain qu'il ne crût
pas de lui-même ce dont Mohammed-Shah était per-
suadé. Dans tous les cas, il professait les mêmes principes
généraux que le roi , et les lui avait de bonne foi incul-
qués. Mais cela ne l'empêchait pas de bouffonner. La
bouffonnerie était le système, la règle, l'habitude de sa
conduite et de sa vie. Il ne prenait rien au sérieux, à
commencer par lui-même : « Je ne suis pas un premier
ministre , répétait-il constamment et surtout à ceux qu'il
maltraitait; je suis un vieux moulla, sans naissance et
sans mérite, et si je me trouve à la place où je suis,
c'est que le roi l'a voulu. »
Il ne parlait jamais de ses fils sans les appeler fils de
drôlesse et fils de chien. C'est dans ces termes qu'il de-
mandait de leurs nouvelles ou leur faisait transmettre
des ordres par ses officiers quand ils étaient absents. Son
plaisir particulier était de passer des revues de cavaliers
où il réunissait, dans leurs plus somptueux équipagçs
tous les Khans nomades de la Perse. Quand ces belli-
queuses tribus étaient rassemblées dans la plaine, on voyait
arriver le Hadjy, vêtu comme un pauvre , avec un vieux
bonnet pelé et disloqué, un sabre attaché de travers sur
sa robe, et monté sur un petit âne. Alors il faisait ranger
les assistants autour de lui^ les traitait d'imbéciles,
tournait en ridicule leur attirail, leur prouvait qu'ils
n'étaient bons à rien, et les renvoyait chez eux avec des
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 163
cadeaux; car son humeur sarcastique s'assaisonnait de
générosité.
En dehors de ses idées mystiques , il avait deux pas-
sions qui jouaient un rôle considérable dans sa vie : l'ar-
tillerie et l'agriculture.
En ce qui est de la première , il est le premier qui ait
installé à Téhéran une fonderie de canons ; il faisait ras-
sembler de partout et venir d'Europe les modèles des
inventions et des perfectionnements les plus récents. Il
inventait lui-même, et j'ai vu- un appareil de sa création.
C'est une espèce de cône de huit ou dix pieds de long, en
tôle, et monté sur des roues. L'intérieur devait être rempli
de mitraille et de poudre avec une mèche saillant à l'ex-
térieur. Le Hadjy se proposait de faire confectionner un
grand nombre de ces machines, que, dans un jour de
bataille, on ferait atteler et qui marcheraient sur le front
de l'armée persane. Au moment d'engager Faction, on
mettrait le feu aux mèches, on détellerait les chevaux
et les conducteurs s'enfuiraient avec toutes les troupes*
L'ennemi, alors, ne manquerait pas de se précipiter à
leur poursuite, il se jetterait aveuglément sur les ma-
chines infernales, il sauterait; et les Persans n'auraient
plus qu'à se réjouir d'une victoire si ingénieusement
obtenue.
Sans me permettre aucune objection contre le système
du Hadjy, je suis plus heureusement frappé de ce qu'il a
fait en agriculture. Il a réellement créé autour de Té-
héran un grand nombre de villages, et donné à la Perse
beaucoup de plantes d'utilité ou d'agrément qu'elle ne
possédait pas avant lui, ce qui constitue, après tout, un
service réel. Mais, au milieu de tous ces travaux et de
prodigalités sans nom, la bouffonnerie l'emportait tou
164 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
jours, et c'est là ce qui a donné à l'administration du
Hadjy son principal trait de caractère. Rien de sérieux^
un grand laisser-aller en toutes choses, un fonds d'idées
religieuses qui n'étaient les idées de personne, et, pour
ce motif, un vif penchant à voir sans déplaisir les idées
de tout le monde plus ou moins tenues en échec, combiné
avec la passion de ne pas se donner d'ennui en ordonnant
quoi que ce fût de définitif, telle était la situation que le
Bàb avait déjà trouvée quelques mois auparavant et qui
n'existait pas moins au moment où Moulla Housseïn-Boush-
rewyèh eut ses entretiens avec le roi et avec son ministre.
Le novateur apportait de la part du Bàb des paroles
toutes de dévouement et de soumission. Les nouveaux
religionnaires désiraient être tes plus fermes soutiens de
la dynastie et travailler à sa gloire. Il n'était plus besoin
désormais de montrer que l'opinion publique recevait
avec faveur la doctrine nouvelle ; le fait était évident de
lui-même, et non-seulement à Shyraz, à lspahan, à Kashan,
à Téhéran même, le bâbysme faisait chaque jour dep pro-
grès dans toutes les classes de la société, mais on savait
encore qu'il en était de même à Hamadan, à Kazwyn, à
Zendjan, à Kerman, à Yezd. Moulla Housseïn-Boushrewyèh
pouvait donc insinuer avec raison qu'il était plus à propos
de compter avec son maître que de le combattre, et meil-
leur de se le donner pour ami que pour adversaire. Défendre
l'intérêt de la foi musulmane, c'était assurément ce que le
roi et son ministre ne pouvaient, au sentiment de leur
interlocuteur, avoir la moindre velléité de faire, puis-
que, aussi complètement que personne, ils étaient détachés
des intérêts du Prophète ; quant à leurs opinions parti-
culières, il n'y avait rien, précisément; qui s'opposât à
des compromis, et du moment que le Hadjy était dieu, à
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 165
un titre quelconque, il ne pouvait pas lui sembler trop
illogique, à lui ni à son royal adorateur, que le Bâb fût
aussi une émanation divine.
A ces considérations, Moulla Housseïn-Boushrewyèh
ajouta que la Perse paraissait entrer dans des voies
nouvelles; que les rapports avec l'Europe devenant
chaque jour plus multipliés et plus certains, il n'était pas
sans importance de favoriser des dogmes qui, comme ceux
du Bâb, se rapprochaient des notions généralement ré-
pandues dans le monde, comme, par exemple, l'abolition
dé l'impureté légale et, à peu près, celle de la polygamie ;
qu'en outre, à raisonner suivant la pure politique, c'était
un dessein qui avait occupé les souverains les plus consi-
dérables de l'Asie centrale dans ces trois derniers siècles,
c'est-à-dire le Grand Mogol Shah-Akhbar, le fondateur des
Séféwyehs, Shah-Ismaïl et le conquérant Nader-Shàh,
que celui de fonder une religion qui rassemblât dans son
sein, en les conciliant, les doctrines des musulmans, des
chrétiens et des juifs. Or, le Bâb opérait précisément cette
fusion, et le roi allait se couvrir d'une gloire immortelle
en acceptant la conduite d'une si glorieuse réforme.
A en juger d'après le caractère et les mœurs de Mo-
hammed-Shah et de son favori, ce dut être précisément
cette possibilité de gloire qui dut les dégoûter décidément
du bâbysme et les rendre hostiles aux vues de Moulla
Housseïn-Boushrewyèh. Ils furent forcés de comprendre
qu'on leur demandait de prendre de la peine pour un but
qui ne les intéressait pas. La goutte, le mysticisme, l'in-
différence et la bouffonnerie ne sont pas des soutiens natu-
rels de l'ambition, et quand on eut raisonné suffisamment
avec l'apôtre, qu'on eut lu, goûté et critiqué les ouvrages
du Bâb, on se trouva fatigué de cette affaire, iaqjûfcl kt
m COMMENCEMENTS DU BABYSME.
suites qu'elle pouvait avoir, ennuyé des réclamations
quelle soulevait.
On prit donc avec le missionnaire bàby un ton rigoureux,
et afin de se débarrasser de lui une fois pour toutes, on lui
déclara que s'il voulait conserver ses membres et même
la vie, il n'avait qu'à quitter Téhéran dans le plus bref
délai. Du reste, on ne lui prescrivait absolument rien
autre chose et on ne s'expliquait pas sur le fond. Ainsi
repoussé, Moulla Housseïn aurait été dans un grand em-
barras peut-être pour maintenir la position favorable qu'il
avait créée, si de nouvelles ressources n'avaient été pré-
parées à la religion nouvelle par le Bàb dans le moment
même que son premier mandataire obtenait ses premiers
succès.
En effet, très-peu de temps après que Moulla Housseïn.
était parti de Shyraz, le Bàb avait envoyé, dans d'autres
directions, deux émissaires sur lesquels il fondait égale-
ment de grandes espérances, et qui, avec non moins de
talents peut-être, n'avaient pas moins de zèle, de foi et,
par la suite, ne devaient guère acquérir moins de renom-
mée que leur devancier. L'un de ces fidèles était Hadjy
Mohammed-Aly-Balfouroushy, l'autre était une femme.
Hadjy Mohammed-Aly-Balfouroushy est, aux yeux des
bàbys, un grand saint, un personnage qui ne saurait être
trop vénéré. Sa science, la pureté de sa doctrine, l'éclat
de son dévouement, tout ce qui lui arriva par la suite, le
recommandent de la façon la plus expresse à la vénération
des croyants. 11 fut député par le Bàb dans son propre
pays, le Mazendéran, et il y obtint de très-grands succès,
qui devaient tenir une place considérable dans l'histoire
du bàbysme. Sachant Moulla Housseïn-Boushrewyèh à
Téhéran, il s'était mis en rapport avec lui et l'avait ins-
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 167
truit de tout ce qu'il faisait, car ses propres démarches
dépendaient à l'avenir du succès ou de l'échec du premier
vicaire du Bâb.
L'autre missionnaire, la femme dont je parle, était,
elle, venue à Kazwyn, et c'est assurément, en même
temps que l'objet préféré de la^vénération des Bâbys, une
des apparitions les plus frappantes et les plus intéres-
santes de cette religion. Cette femme, donc, s'appelait de
son vrai nom Zerryn-Tadj, « la Couronne d'Or, » et était
surnommée Gourret-Oul-Ayn,. « la Consolation des Yeux, »
nom sous lequel elle est surtout connue ; mais on l'appelle
aussi Hezret-è-Taherêh, « Son Altesse la Pure, » et encore
Nokteh ou le Point, c'est-à-dire la partie culminante de
la prophétie incarnée. Elle était de Kazwyn et apparte-
nait à une famille sacerdotale. Son père, Hadjy Moulla
» 45aleh, passait pour un jurisconsulte des plus distingués, et
on l'avait mariée de bonne heure à son cousin Moulla
Mohammed, qui avait aussi une bonne réputation d'homme
instruit. On a vu, dans les chapitres précédents, que la
ville de Kazwyn était, en quelque sorte, depuis une qua-
rantaine d'années, le centre de la doctrine des Shey
khys et que des hommes habiles en philosophie y ensei-
gnent encore. La famille de Gourret-oul-Ayn jouait un
rôle dans ce mouvement et y prenait grande part, sur-
tout par le père de son mari, Moulla Mohammed-Taghy,
l'homme éminent de la ville, moudjtehed des plus consi-
dérés et traditionniste fameux dans toute la Perse.
Bien que musulmans et Bâbys se répandent aujourd'hui
en éloges extraordinaires sur la beauté de la Consolation
des Yeux, il est incontestable que l'esprit et le caractère
de cette jeune femme étaient beaucoup plus remarquables
encore. Ayant souvent, et, pour ainsi dire, quotidienne*
168 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
ment assisté à des entretiens fort doctes, il paraît que,
de bonne heure, elle y avait pris un grand intérêt, et il
se trouva, un jour, qu'elle était parfaitement en état de
suivre les subtiles discussions de son père, de son oncle,
de son cousin, devenu son mari, et même de raisonner avec
eux, et, souvent, de les étonner par la force et l'acuité de
son intelligence. En Perse, ce n'est pas chose ordinaire
que de voir des femmes appliquer leur esprit à de pareils
emplois, mais ce n'est pas non plus un phénomène tout à
fait rare; ce qui est là, comme ailleurs, vraiment extra-
ordinaire, c'est de rencontrer une femme égale à Gourret-
Oul-Ayn. Non-seulement ellepoussa la connaissance de
l'arabe jusqu'à une perfection inusitée, mais elle devint
encore éminente dans la science des traditions et celle
des sens divers que l'on peut appliquer aux passages dis-
cutés du Koran et des grands auteurs. Enfin elle passait à
Kazwyn, et, à bon droit, pour un prodige.
Ce fut dans sa famille qu'elle entendit parler pour la
première fois des prédications du Bâb à Shyraz et de la
nature des doctrines qu'il prêchait. Ce qu'elle en apprit,
tout incomplet et imparfait que ce fût, lui plut extrétae-
ment. Elle se mit en correspondance avec le Bâb, et bien-
tôt embrassa toutes ses idées. Elle ne se contenta pas
d'une sympathie passive ; elle confessa en public la foi de
son maître; elle s'éleva non-seulement contre la poly-
gamie, mais contre l'usage du voile, et se montra à visage
découvert sur les places publiques, au grand effroi et au
grand scandale des siens et de tous les musulmans sin-
cères, mais aux applaudissements des personnes déjà
nombreuses qui partageaient son enthousiasme et dont ses
prédications publiques augmentèrent de beaucoup le cer-
c)e. Son oncle, le docteur, son père, le juriste, son mari,
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 169
épuisèrent tout pour là ramener au moins à une conduite
plus placide et plus réservée. Elle les repoussa par ces
arguments sans réplique de la foi impatiente du repos.
On l'accuse même (le fait ne parait nullement prouvé)
devoir dirigé les coups d'une troupe de ses partisans, qui
massacrèrent son beau-père dans la grande mosquée,
pendant que le vieillard faisait sa prière. Ce fut la pre-
mière violence née du bâbysme. A la fin, lasse des impor-
tunités, la Consolation des Yeux quitta sa famille et se
consacra hautement à l'apostolat dont le Bàb lui avait
conféré tous l'es droits et confié tous les devoirs. Sa
réputation théologique devint immense, et l'idée qu'elle
avait elle-même de sa valeur était telle, qu'un jour,
raconte-t-on, Moulla Mohammed-Aly-Balfouroushy s'é-
tant tourné vers la Kibla musulmane pour faire sa prière,
Gourret-Oul-Ayn le prit par le bras et lui dit : « Non!
c'est à moi qu'il faut t' adresser : je suis la Kibla I » Je n'ai
jamais entendu personne parmi les musulmans mettre
en doute la vertu d'une personne si singulière.
Tels étaient les deux associés, l'apôtre du Mazendéran
et la Voyante de Kazwyn, que Moulla Housseïn fit préve-
nir lorsque l'ordre de quitter Téhéran lui parvint. Ce fut
avec ces deux collègues qu'il consulta sur ce qu'il avait à
faire. 11 ne fallait plus penser, pour le moment du moins,
à ranger le pouvoir laïque du côté du Bàb et à décider par
un coup de main la victoire contre l'Islam. D'autre part,
il eût été fâcheux de compromettre, par une résistance
hors.de saison, la situation, en définitive très-bonne, que
l'on avait conquise dans la nation elle-même, en s' obsti-
nant, par un séj our orgueilleux à Téhéran, à appeler sur soi
des rigueurs qu'évidemment le Roi et son ministre ne te-
naient pas à réaliser. On résolut donc que Moulla Housseïn-
i70 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Boushrewy èh obéirait et irait dans les provinces continuer
le cours de ses prédications et de ses conquêtes. Le tra-
vail serait plus lent, mais il n'en serait pas moins sûr, si
l'on en pouvait juger par le passé. La direction qu'il con-
venait de suivre et les pays à convertir étaient bien indi-
qués : Moulla Housseïn avait traversé victorieusement le
Sud de la Perse; Gourret-Oul-Ayn s'occupait de l'Ouest;
le Balfouroushy réussissait dans le Nord. L'apostolat de
l'Est restait à entreprendre, et le lieutenant du Bâb, pre-
nant congé de ses deux ardents coreligionnaires, quitta la
capitale et se dirigea, sans rien dire, vers le Khorassan.
On était alors à la fin de 4847. Le pèlerin mettait à
profit, suivant son usage, un séjour, qu'il prolongeait au
besoin, dans tous les villages, les bourgs et les villes de sa
route, pour tenir des conférences, argumenter contre les
moullas, faire connaître les livres du Bàb et prêcher ses
doctrines. Partout on l'appelait, on l'attendait avec impa-
tience; il était recherché avec curiosité, écouté avide-
ment, cru sans beaucoup de peine. Ce fut surtout à Nisha-
pour qu'il fit deux conversions importantes, dans les
personnes de Moulla Abd-el-Khalek de Yezd, et de Moulla
Aly le Jeune. Le premier de ces docteurs avait été élève
du sheykh Ahmed-Ahsayy. C'était un personnage célèbre
et par sa science et par son éloquence et par son crédit
sur le peuple. L'autre, sheykhy comme le premier, de
mœurs sévères et de grande considération, occupait le
poste considérable de principal moudjtehed de la ville.
Tous deux devinrent Bâbys emportés et firent retentir
les chaires des mosquées des prédications les plus violen-
tes contre l'Islam. Pendant quelques semaines on eût pu
croire que la religion ancienne était décidément vaincue.
Le clergé, démoralisé par la défection de son chef, effrayé
COMMENCEMENTS DU BÀBYSME. 171
des discours publics qui le ménageaient si peu, ou n'osait
se montrer ou avait pris ta fuite. Quand Moulla Housseïn-
Boushrewyèh arriva à Meshhed, il trouva, d'une part, la
population émue et divisée à son sujet; de l'autre, le
clergé averti, très-inquiet, mais poussé à bout et décidé à
faire une vigoureuse résistance aux attaques dont il allait
être l'objet.
Toute cette cléricature était si résolue, qu'elle prit vi-
goureusement l'offensive. A peine le missionnaire bâby
avaitril mis le pied dans la ville, qu'une députation de
moullas en sortit pour aller le dénoncer au gouverneur,
Hamzé-Mirza, alors engagé dans une expédition contre les
Turkomans de la frontière, et campé dans la plaine nom-
mée la Prairie de Redgân. Ces mandataires dénoncèrent
violemment au Prince l'homme dangereux qui venait
d'entrer dans leur cité. Ils racontèrent les scandales arri-
vés à Nishapour de son fait, ils s'étendirent sur l'impossi
bilité de tolérer dans la ville sainte par excellence, celle
qui a le bonheur d'être le sanctuaire de l'Imam Rïza, un
aussi scandaleux infidèle. Ils persuadèrent le Prince, au-
tant que l'on pouvait persuader un personnage aussi dif-
ficile à émouvoir par des considérations de cet ordre, et
il. commanda que Moulla Housseïn-Boushrewyèh fût con-
duit au camp et eût à comparaître devant lui. Par ses ordres
également, on arrêta à Nishapoiy* ce fougueux néophyte,
Moulla Aly le Jeune, et on le lui amena. Celui-ci ne se
tira pas de l'entrevue avec beaucoup d'honneur pour son
courage et pour sa fermeté. Soit que les menaces l'eussent
effrayé, soit que les cadeaux l'eussent gagné, il revint du
camp à Meshhed pour monter dans la chaire de la grande
mosquée et renoncer, devant les moullas et le peuple as-
semblés, à ce qu'il avait professé peu de jours auparavant
172 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
avec un zèle si furieux. Il détesta les doctrines qu'il avait
tant louées, et maudit solennellement le Bàb et ses com-
pagnons. Sur quoi on le laissa libre, et ils 'en retourna la
tête basse à Nishapour. A son exemple, un certain nombre
des convertis de cette ville firent défection ; mais Moulla
Abd-el-Khalek ne les imita pas et ne voulut rien enten-
dre. Il s'obstina, au contraire, et jura que rien ne le dé-
tournerait de la voie dans laquelle il s'était engagé. Alors
le clergé, tout ranimé, tout réuni, et plein de courage à
suivre la direction qui lui venait de Meshhed, chassa su-
bitement Moulla Abd-el-Khalek de la chaire et lui interdit
l'entrée des mosquées. Puis on lui ordonna de se tenir
enfermé dans sa maison et de ne plus paraître dans les
rues.
Pour Moulla Housseïn-Boushrewyèh, conduit au camp, il
fut mis dans une tente, et des karaouls ou sentinelles, éta-
blies à Tentour, empêchèrent qu'il ne put communiquer
avec personne.
Pendant qu'on discutait pour savoir ce qu'il fallait faire
de lui, une révolte de soldats, éclata à Meshhed. Hamzé-
Mirza fut forcé de lever le camp, et comme les insurgés,
avec leur chef, le Salar, avaient réussi à s'emparer de la
ville, le Prince, fort embarrassé et inquiet d'un événe-
ment qui, en effet, compromit un instant l'existence de la
dynastie, cessa de songer à son prisonnier. Celui-ci mit
le temps à profit, s'échappa et courut vers Meshhed, espé-
rant y gagner quelque chose à la faveur du tumulte.
Mais il n'en alla pas ainsi ; à peine reconnu, on lui intima
l'ordre de sortir. Le Salar avait assez d'affaires sur les
bras sans se donner encore le souci d'une querelle avec
le puissant clergé de la Ville Sainte, soutenu par une
poputetion considérable de fainéants qui. ne vivant que
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 173
de la cuisine de là grande mosquée, est nécessairement à
la dévotion absolue des personnages qui en disposent.
MoullaHousseïn-Boushrewyèh n'eut donc rien autre chose
à faire que de s'enfuir encore, et il retourna à Nishapour.
Là, son attitude, qui jusqu'alors avait été purement
celle d'un missionnaire pacifique, changea du tout au
tout. Sa sûreté était gravement compromise ; le pays était
en feu. La sédition du Salar mettait toutes les populations
sur pied. Pour vivre au milieu des armes, il fallaits'armer.
Moulla Housseïn prit ce parti, et, s' entourant d'une troupe
de fidèles, se dirigea sur Sebzewar. Là, Mirza Taghy-
Djouyny, homme riche et considérable, se donna à lui et
se chargea de l'entretien de sa bande. De nouvelles re-
crues s'unirent aux Bàbys, qui marchèrent sur Miyamy et
ensuite sur Yardjemend, dont ils s'emparèrent ; mais ils
en furent presque aussitôt repoussés par Aga-Séyd-Mo-
hammed, qui, entouré de ses amis, leur intima l'ordre de
s'éloigner, ce qu'ils firent, ne se sentant pas en force ou
plutôt n'étant pas encore bien résolus, tout armés qu'ils
étaient, à en venir aux dernières extrémités.
Us se replièrent donc sur un village nommé Khan-
Khondy, situé à trois lieues de là, où ils furent rejoints
par deux hommes importants, Moulla Hassan et Moulla
Aly, qui firent profession entre les mains du chef. En
somme, la troupe grossissait. La majorité du peuple sem-
blait se prononcer pour les novateurs. Moulla Housseïn-
Boushrewyèh, voyant cela, ne s'éloignait pas; il revenait
par les lieux où il avait déjà passé, confirmait ses néo-
phytes dans leur foi et dans leur confiance ; il faisait tout
pour soulever le pays. Revenu de la sorte à Miyamy, il
décida encore trente-six hommes, dans la fleur de l'âge, à
prendre leurs armes et à le suivre.
1Q,
174 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Les passions des deux partis étant excitées au plus haut
point, il était difficile qu'il n'y eût pas bientôt un conflit.
Toutefois il semblerait queMoulla Housseïn-Boushrewyèh
ne le cherchât pas. Tout en cédant à l'entraînement des
circonstances et au désir de faire des recrues, il aurait
autant aimé ajourner la lutte; mais il n'en fut pas maître.
L'enthousiasme de ses partisans ne lui permettait pas de
garder toutes les mesures nécessaires. Les convertis
étaient si emportés dans leurs discours, si peu ménagers
d'insultes et de menaces que les musulmans de Miyamy
se jetèrent enfin sur eux. 11 y eut combat, les Bâbys eu-
rent le dessous, quelques-uns d'entre eux furent tués et
le cbef ordonna la retraite. Il se dirigea sur Shahroud.
En entrant dans cette ville, il envahit avec son monde
la maison du moudjtehed, appelé Moulla Mohammed-
Kazem, et commença à prêcher la nouvelle foi et à exhor-
ter particulièrement le maître du logis à l'embrasser.
Mais le moment n'était pas aux discussions curieuses. Le
moudjtehed répondit par des injures et, levant son bâton,
il en frappa Moulla Housseïn à la tête et lui ordonna de
quitter la ville. Probablement, l'ordre n'eût pas été exé-
cuté sans peine et l'action hardie du moudjtehed aurait pu
entraîner pour lui de mortelles conséquences, si, au mo-
ment même où les invectives s'échangeaient et où des
cris on allait passer aux actes, l'annonce d'un événement
auquel personne ne songeait n'était venue changer toutes
les dispositions. On se mit à crier partout dans la ville
qu'un courrier arrivait annonçant la mort de Mohammed-
Shah. C'était vrai.
CHAPITRE VII
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME
Un changement de règne est toujours, dans l'Asie
Centrale, un moment fort critique. En Perse, dans le
Turkestan, dans les États arabes, il s'établit alors une
anarchie qui dure plus ou moins longtemps, qui prend un
caractère plus ou moins violent et tourmenté, mais qui
ne manque jamais de suspendre l'action des lois, en
vertu du principe que la volonté souveraine a, pour plus
ou moins de temps, disparu. Il y a, pour qu'il en soit
ainsi, des raisons de fait, mais aussi beaucoup de raisons
d'habitude, et je crois "que, afin de faire mieux compren-
dre l'esprit asiatique, il est à propos d'insister sur ces
dernières.
Sans doute, le roi est mort et l'action de sa puissance
s'est arrêtée et ne se fait plus sentir. Mais, dans le cours
ordinaire des choses, cette puissance n'intervient guère
que par délégation. Les marchands ont leurs lois, leurs
règles et leurs coutumes ; les soldats, pour la plupart gens
de tribu, ne connaissent que leurs chefs directs ; les auto-
rités municipales des villes n'ont pas à expliquer trois
fois par an un acte quelconque de leur autotvVfe ^a
176 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
contrôle royal, et, quant à l'exercice général de cette
autorité, les fonctionnaires n'en rendent jamais compte
qu'au jour de leur destitution. Il n'y a donc, en réalité,
aucun motif bien décisif pour que, le roi mort, le mouve-
ment gouvernemental s'arrête.
Mais les peuples ont conçu de tout temps l'idée que les
magistrats, à quelque rang qu'ils appartiennent, ne sont
que- les serviteurs du roi, dans le sens tout à fait domes-
tique du mot. Puis la notion de la loi dans ce qu'elle a
de proprement souverain n'existe pas en Asie, ce qui est
bizarre; car, plus que dans tout autre pays, la loi y est
immuable, et, cependant, on s'obstine à ne voir dans cette
loi, très-généralement contemporaine des Sassanides, que
l'expression de la volonté du prince régnant, bien qu'il
ne soit le plus souvent pas libre d'y changer la moindre
chose. Il en résulte que les magistrats, comme le peuple,
sont imbus de cette idée que, en temps d'interrègne, il n'y
a plus de légitimité ni de raison d'être pour aucun pou-
voir. C'est une montre qui s'est arrêtée; les ressorts n'en
changent pas et n'en doivent pas changer, mais, jusqu'à
ce qu'une main autorisée la remonte, elle ne fonctionne
plus.
En outre, bien des passions et des intérêts sont là pour
réveiller, exciter, attiser, mettre en flamme la discorde
générale. S'il y a plusieurs prétendants au trône, ceux-là
veulent du désordre pour redoubler leurs chances de
succès et se faire des partisans actifs.
A ces partisans, le désordre profite, et pour obtenir
leur concours, on leur permet beaucoup. Puis vient l'es-
prit d'aventure, l'imagination turbulente des masses.
Beaucoup de gens n'ont nulle envie de faire du mal posi-
tivement ; mais ils sont enchantés de faire du bruit. Ils
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 177
profitent du moment pour crier, se battre dans les rues,
boire chez les Arméniens et les Juifs, chercher querelle ,
mener une vie de fête. Autant de têtes cassées, autant
de bons compagnons qui s'amusent, et les magistrats,
grands et petits , dans la peur de déplaire à quelque pro-
tégé du pouvoir futur, s'abstiennent de faire montre
d'une énergie qu'ils n'ont pas, et de se prévaloir d'un
droit qu'ils ne se reconnaissent plus. Loin d'intervenir
pour maintenir l'ordre, ils se jettent à corps perdu dans
les intrigues courantes; au besoin ils en inventent. Il
s'agit pour etfxde s'avancer, ou du moins de ne pas perdre
leur position, nullement de rétablir la paix.
On aurait tort, cependant, de croire que tout ce ta-
page soit précisément effréné et aussi dangereux qu'il le
pourrait être chez les peuples d'Europe. Les Asiatiques
n'aiment pas les extrêmes, et ne s'y portent que le moins
possible. Dans toutes ces occasions, il y a plus de bles-
sures que de morts, plus d'injures que de coups, plus de
vols que de violences. Chacun fait ce qu'il veut; mais,
en somme, les volontés ne sont pas bien méchantes.
Ainsi, dans l'interrègne amené par la mort de Moham-
med-Shah, le très-petit nombre d'Européens qui se trou-
vait alors à Téhéran n'a eu absolument rien à souffrir.
11 est même arrivé à l'un d'eux de passer sous une des
portes de la ville au moment où des loùtys, ou gens de
la populace, se battaient à coups de sabre et se volaient
leurs bonnets et leurs habits : l'animation du combat
n'empêcha pas ces vauriens de saluer l'Européen d'un
Selam-aleïkoum tout à fait respectueux.
Quoi qu'il en soit, la mort du roi et ses conséquences
vinrent prêter un merveilleux secours à Moulla Housseïn-
Boushrewyèh et à sa troupe. Leur embarras finissait^ mna
178 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
nouvelle phase commençait pour eux. Désormais ils ne
représentaient pas moins qu'une faction dans l'État, faction
assez puissante , puisqu'ils savaient ce qu'ils voulaient
et étaient unis et armés. L'envoyé du Bàb prit son parti
avec promptitude. A peu près certain que , pour le mo-
ment, le Khorassan ne lui fournirait pas plus de coopéra-
teurs actifs qu'il ne lui en avait déjà donné, il se mit en
marche vers le Mazendérân, où le terrain bàby était déjà
bien préparé et où il était assuré de trouver un collègue
et des partisans non moins ardents que lui-même. Arrivé
à Bostam , près de la frontière, les moullas lui firent dire
que, s'il se présentait avec son Dptonde, il serait reçu à
coups de fusil. 11 méprisa la menace, et ayant, dans
un village tout près de là, à Housseïnabad, opéré sa
jonction avec un renfort de néophytes commandés par
Moulla Aly Housseïnabady, il précipita sa marche et entra
dans le Mazendérân.
C'était un nouveau théâtre, peuplé de nouveaux ac-
teurs. Les Khorassanys sont Vigoureux , de haute taille,
assez semblables aux Turcomans , avec lesquels leur sang
est très-mélé. Leurs idées sont véhémentes. Ce sont des
cavaliers et des gens belliqueux. Les Mazendérânys for-
ment, sous plus d'un rapport, l'antithèse de ce portrait.
Une opinion, peut-être injuste, mais très-accréditée, fait
d'eux les Béotiens de la Perse. Les anecdotes sur leur
simplicité ne tarissent pas. On les croit, en tout cas, mé-
diocrement portés à la spéculation religieuse. Adroits ti-
reurs, ils n'aiment pas la guerre, et, pour peu que les
circonstances le leur permettent, ils se renferment vo-
lontiers dans les travaux agricoles, qui leur plaisent
par-dessus tout. Leurs immenses rizières , l'exploitation
des arbres à fruits, qui leur donnent les profits d'une ex-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 479
portation considérable pour la Russie , le métier de bû-
cheron, sont les préoccupations majeures de leur vie. Ils
n'ont rien de chevaleresque, et sont si peu entichés du
point d'honneur que, lorsqu'il plait aux tribus turko-
mânes de faire quelque invasion sur la lisière du nord-
est de leur pays pour y enlever des prisonniers, géné-
ralement ils se laissent faire, fuient, se cachent ou se
rendent, mais ne se défendent pas.
Quant au territoire, il ne diffère pas moins des plaines
duKhorassan.Dans celles-ci, ce sont d'immenses espaces,
souvent fertiles, mais peu cultivés; de grands villages,
semblables à des ruches, où les habitations, superposées
les unes aux autres et ceintes d'un grand mur épais,
n'offrent pas mal l'aspect d'un cirque romain. Aussitôt
que les vedettes placées en observation ont aperçu sur la
ligne de l'horizon quelque groupe de cavaliers qui, à leur
allure, semblent turkomans, des cris affreux, poussés
vers le ciel par les femmes et-les enfants, rappellent les
agriculteurs, qui, laissant là leurs charrues, se mettent
à courir, s'empressent de rentrer, ferment les portes,
prennent les mousquets , garnissent le haut du mur et
envoient des balles aux pillards, qui fuient ventre à terre.
Là où les champs cultivés sont plus éloignés du village,
une tour solitaire, ouverte à sa base par une petite entrée
très-basse, sert au besoin de refuge pour le laboureur,
qui peut encore , du sommet, fusiller les agresseurs jus-
qu'à ce que , avertis par le bruit , ses compagnons ac-
courent et le délivrent. Dans le Mazendérân, c'est un
tableau tout contraire : le silence des forêts profondes; les
abris épais, comme ceux du Brésil, des vignes vierges,
des lianes, des générations d'arbres écroulées les unes sur
les autres et se réduisant en poussière sur un sol spou-
180 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
gieux ; des marécages que traversent et entretiennent les
seules grandes rivières de la Perse proprement dite,
enfin, la mer.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh, avec sa troupe, eut à
peine mis le pied sur le sol de la province , que , dans un
hameau nommé Bedesht, il Vrouva plusieurs person-
nages dont la réunion sur ce point devait plus tard avoir
une grande importance aux yeux des fidèles et consti-
tuer le premier concile de la secte. C'étaient, d'abord,
pour suivre l'ordre des dignités : Mirza Jahya, alors
enfant, âgé à peine de quinze ans, et qui, plus tard,
succéda au Bâb lui-même; puis Hadjy Mohammed-Aly
Balfouroushy ; puis Gourret-oul-Ayn, et d'autres zéla-
teurs suivis d'un gros de partisans. Hadjy Mohammed-Aly
avait observé avec beaucoup d'attention les mouve-
ments de Moulla Housseïn dans le Khorassan, tout prêt
à venir à son aide et à faciliter sa retraite, s'il en était
besoin. Quant à la prophétesse, qui, après le meurtre de
son oncle et beau-père, et sa séparation d'avec son père
et son mari, n'avait pu tenir à Kaswyn et s'était déjà, .
depuis quelque temps, réfugiée dans les forêts du Mazen-
dérân, elle venait, avec l'ardeur qui la dévorait, s'offrir
à partager les dangers et les mérites de ses associés.
L'historien musulman, Lessan el Moulk, qui me fournit
un grand nombre de ces détails, insiste avec une certaine
complaisance sur la composition de la troupe qui accom-
pagnait la jeune femme enthousiaste. Gomme il lui ré-
pugne d'admettre que les doctrines hétérodoxes du Bâb
aient pu entraîner qui que ce soit, il saisit cette occa-
sion de prêter des motifs très-mondains aux partisans
des novateurs, et il assure que les soldats deGourret-Oul-
Àyn étaient tous des amoureux — non avoués, j'ima-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 181
gine; sans quoi, au lieu de marcher sous le même
drapeau , il est assez probable qu'ils se seraient divisés
entre eux, et il ne parait pas qu'aucune mésintelligence
se soit jamais déclarée dans ce camp. Amoureux ou
dévots, il est incontestable que ces gens -étaient les plus
animés des bâbys, et que la femme extraordinaire qui
les menait exerçait sur eux une autorité sans limite.
Les trois troupes , réunies dans le hameau de Bedesht ,
campèrent en partie dans les maisons des paysans, en
partie dans les jardins. On n'était pas tout à fait sorti du
Khorassan, puisque Bostam n'était qu'à une lieue et de-
mie en arrière. Gourret-oul-Ayn jugea nécessaire d'é-
chauffer le zèle des croyants par un prêche.
On disposa à la hâte, dans une petite plaine voisine du
village, une sorte de trône en planches couvert d'étoffes
et de tapis. Gourret-oul-Ayn ayant paru, suivant son'
usage, sans voile, s'assit, les jambes repliées, sur le
trône, tandis que tous les soldats se plaçaient de même à
l'entour à la mode persane. Ce n'était pas tout à fait
ainsi qu'avaient lieu les conventicules des presbytériens
dans les tourbières de l'Ecosse. Ce n'était ni le même
ciel, ni le même paysage, ni la même attitude chez les
prédicants , non plus que chez leurs auditeurs, pas plus
que les mêmes doctrines ; mais si les formes variaient,
le fond se ressemblait : c'était bien autour de Gourret-
oul-Ayn un vrai conventicule, une foi passionnée, un en-
thousiasme sans limites, un dévouement prêt à tout.
La jeune femme débuta par rendre son auditoire atten-
tif à cette grande vérité, que les temps étaient venus où
la doctrine du Bàb allait couvrir toute la surface de la
terre, et où Dieu allait enfin être adoré, conformément à
cette doctrine, dans un esprit qu'il avait pour agréable,
482 DÉVELOPPEMENT DU BÀBYSME.
Une nouvelle lumière avait surgi, une nouvelle loi allait
naitre; un livre nouveau allait remplacer l'ancien. De si
grandes choses ne pouvaient se faire sans des peines et
des sacrifices infinis de la part de la génération chargée
de les accomplir, et ce n'était pas trop que les femmes
elles-mêmes, partageant les travaux de leurs maris et de
leurs frères, acceptassent tous leurs dangers. Ce n'était
plus l'heure pour elles de se renfermer au fond des
harems et d'attendre dans l'inertie ce que les hommes
auraient pu faire. Laissant de côté les règles com-
munes, la modestie des temps tranquilles, leurs devoirs
même, tout jusqu'à leur débilité native , et surtout la
crainte si naturelle à leurs âmes, elles devaient se mon-
trer, dans le sens le plus absolu, les compagnes des
hommes, les suivre et tomber avec eux sur le champ du
martyre.
Je ne dis ici que le sens du discours prononcé par la
Consolation-des-Yeux. Je voudrais faire entrevoir qu'il
pouvait être éloquent; or, si j'essayais de traduire litté-
ralement les rédactions qui nous en sont conservées, la
pensée européenne, déroutée par certaines manières de
parler tout à fait locales, ne comprendrait rien aux
émotions dont je voudrais lui faire sentir au moins la
possibilité, de sorte que j'atteindrai mieux mon but en
me bornant à donner ce simple thème de son discours.
Ce n'est pas que la façon de parler de la Consolation-des-
Yeux fût très-fleurie. Beaucoup de gens qui l'ont connue
et entendue à différentes époques de sa vie m'ont tou-
f jours fait la remarque, au contraire, que, pour une per-
sonne aussi notoirement savante et riche de lectures , le
caractère principal de sa diction était une simplicité
presoue choquante; et quand elle parlait, ajoutait-on, on
DÉVELOPPEMENT DU BâBYSME. 483
se sentait pourtant remué jusqu'au fond de l'âme , péné-
tré d'admiration, et les larmes coulaient des yeux.
Et, en effet, je me disposais à le dire, à peine ce jour-
là eut-elle terminé son exorde, qu'elle fut interrompue
par les sanglots de l'assistance. Les Asiatiques, d'ailleurs,
sont assez faciles à émouvoir ; comme les enfants, ils pleu-
rent volontiers et sans beaucoup d'amertume. On com-
mença donc à gémir et à s'écrier : Ey djàn ! « ô mon
âme! » Ey malehréh! « ô la purel » et on se frappait la
poitrine , on se prenait la tête entre les mains et on la
secouait dans un spasme d'attendrissement. Parmi les
assistants, il s'était glissé beaucoup de gens du pays
attirés par la réputation de Gourret-oul-Ayn, par le désir
d'entendre parler de cette foi nouvelle dont il était tant
question depuis quelques mois, et, enfin, par cette inex-
tinguible curiosité qui est le grand trait distinctif de la
race. Ces musulmans, voyant pleurer les autres et
frappés comme eux par l'influence victorieuse de la
Consolation-des-Yeux, sentirent leurs cœurs se troubler
et se mirent à pleurer aussi. De ce moment ils étaient
infidèles, dit avec humeur un annaliste musulman. Il a
raison; ils avaient passé à l'ennemi pour quelques pa-
roles d'une femme.
Gourret-oul-Ayn reprit, au milieu des larmes, son
discours pathétique et s'attacha à montrer que le-devoir
était dur, mais d'obligation rigoureuse pour tous les
fidèles. Que personne, par quelque considération que ce
fût, ne pouvait songer à s'y soustraire, s'il était dévoué
à Dieu, et que, puisque les femmes elles-mêmes étaient
appelées au travail, les vieillards et les adolescents, les
enfants eux-mêmes ne pouvaient se considérer comme en
dehors de l'appel, Dieu ayant besoin de tous les siéra*
W DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
Il parait que ce discours fut particulièrement efficace.
On le cite volontiers parmi ceux de Gourret-oul-Ayn.
Et non-seulement il produisit un grand effet sur les
auditeurs, mais, répété partout et commenté par ceux
qui avaient eu le bonheur de l'entendre, il amena encore
beaucoup de partisans au bâbysme.
Dans la nuit, les trois chefs tenant conseil, arrêtèrent
que, dans l'état de trouble où était le pays, et les gouver-
neurs ayant à penser à tout autre chose qu'à leur courir
sus, ou même à se mêler de leurs affaires, il n'était plus
nécessaire de marcher réunis, qu'il valait donc mieux se
séparer, en maintenant toutefois les communications, et
se porter chacun sur un point particulier du Mazendérân.
Il ne leur semblait pas impossible de se rendre maîtres
de cette province. On s'y voyait relativement en force,
et si l'on pouvait y établir solidement l'autorité du Bâb,
on se trouverait avoir gagné pour l'avenir le point
d'appui qui manquait encore à la secte. Ainsi Hadjy
Mohammed-Aly partit dans la nuit même pour retourner
à Balfouroush avec les siens. Gourret-oul-Ayn, avec ses
enthousiastes , resta dans le pays pour y continuer sa
propagande, et Moulla Housseïn-Boushrewyèh s'enfonça
au cœur même de la contrée, afin de recruter des parti-
sans dans les villages perdus au fond des bois.
Quelques semaines se passèrent et les succès des bâ-
bys auprès du peuple, tant des^ villes que des campagnes,
devenaient de jour en jour manifestes. Ils avaient vaincu
l'apathie locale. Non-seulement les paysans et les gens
du commun se montraient empressés à courir à eux,
mais, ainsi que cela était arrivé partout, à Ispahan, à
Kashan, à Téhéran, à Nishapour, des hommes de science,
de mérite, de considération, des hommes riches et res-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 185
pectés pour leurs mœurs, devenaient bâbys et se met-
taient à tonner contre les vices, l'ignorance, la platitude
et les simonies du clergé. Un tel état de choses n'était pas
à tolérer plus longtemps, et, malgré les embarras de la
situation , les moullas exaspérés se mettaient partout en
défense. Leur indignation et leur terreur furent portées
au comble quand on vit, dans la ville de Balfouroush,
Moulla Mohammed-Aly, son bâton à la main et le sabre
à la ceinture , parcourir les rues à la tête de trois cents
hommes bien armés , criant comme des énergumènes et
disposés à tout. Le clergé jugea qu'il était grandement
temps d'engager la lutte si l'on ne voulait pas courir le
risque d'être un peu plus tard anéanti sans combat. On
fit trois choses : on rassembla d'abord les gueux qui vi-
vaient des soupes des mosquées, on les arma, on les
transforma en toufenkdjys ou fusiliers, qu'on lança à la
poursuite des trois corps principaux des bâbys; puis
on alla se plaindre à Khanlèr-Mirza, gouverneur de la
province, et enfin on écrivit à Abbas-Kouly-Khan , chef
et gouverneur du Laredjàn, pour lui faire savoir à quelle
triste situation la religion en était réduite.
Khanlèr-Mirza avait bien autre chose à penser en ce
moment qu'aux affaires des moullas. Il attendait les ef-
fets de l'avènement du jeune roi Nasreddin-Shah. Celui-ci,
reconnu à Tebryz par les légations, était sur le point de
se mettre en marche pour Téhéran, et Khanlèr-Mirza, qui
ne savait pas ce qu'on allait faire de lui sous le nouveau
règne, ne prêta qu'une oreille assez distraite aux sup-
plications des musulmans zélés. 11 n'en fut pas ainsi
d'Abbas-Kouly-Khan Laredjany, homme du pays et y
prenant un intérêt très-direct, et qui de plus, en sa qua-
lité de chef de tribu, était beaucoup plus assuré de son
186 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
rang et de sa situation sous tous les règnes que ne devait
Tétre un prince du sang , état qui constitue le dernier
des métiers à foire en Perse. Abbas-Kouly-Khan Lared-
jany n'hésita pas à répondre à l'appel désespéré qu'on
lui adressait, et il envoya à Balfouroush Mohammed-Beg
un de ses officiers, avec trois cents toufenkdjys, qui en-
trèrent brusquement dans la ville et vinrent s'y pro-
mener en sens inverse des bâbys. Pendant quelques
jours, les deux partis s'affrontèrent; on parada; les gens
paisibles se sauvaient, s'enfermaient, se cachaient; les
femmes, à la moindre alerte, poussaient des cris aigus et
vidaient la rue pour revenir bientôt regarder de tous
leurs yeux. Dans les mosquées, les waez ou prédicateurs
vociféraient contre le Bàb; sur les places publiques, les
bébys en faisaient autant contre l'islam; enfin quand,
des deux parts, les têtes furent assez montées, les vocifé-
rations firent place aux coups et la mêlée commença.
Elle s'engagea par une fusillade très-vive qui jeta sur
le carreau une douzaine de bâbys et un peu plus de mu-
sulmans. Bientôt on se battit corps à corps et avec dé-
termination. Mais Moulla Housseïn-Boushrewyèh , pré-
venu à temps, entra dans la ville et se jeta sur les
ennemis. Ceux-ci plièrent, et, en continuant à combattre,
abandonnèrent la place du Marché aux Herbes, où ils s'é-
taient d'abord cantonnés, et se maintinrent dans le cara-
vansérail voisin. C'était une position très-forte, et les
bâbys se heurtèrent là contre une forteresse d'où ils
éprouvèrent qu'il était difficile de déloger l'ennemi. Ce-
pendant on s'y acharna , et la rage était à son comble ,
quand parut Abbas-Kouly-Khan Laredjany avec le gros
de sa tribu. Ici la scène changea, et la situation des bâ-
bys devint mauvaise.
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 187
Le chef nomade ne put cependant parvenir à les faire
reculer, ni surtout à dégager les moullas et leur monde,
assiégés dans le caravansérail du Marché aux Herbes, et,
ce premier effet manqué, on continua à combattre sans
qu'un parti fit céder l'autre; les forces et les courages se
balançaient.
Alors Moulla Housseïn-Boushrewyèh jugea inutile de
continuer la* lutte, pensant que, quel qu'en fût le succès,
il n'était pas en son pouvoir cette fois de s'emparer défi-
nitivement et solidement de la ville. Il trouva donc
convenable de profiter du moment où il maintenait en-
core son terrain pour négocier. Un parlementaire se
présenta de sa part à Abbas-Kouly-Khan Laredjany avec
une lettre qui portait que Son Altesse le Bâb et ses ser-
viteurs étaient essentiellement des hommes de paix, ne
voulant que le bien, ayant horreur de la violence. Que,
dans son amour infini pour les hommes, Son Altesse lui
avait ordonné, ainsijqu'à ses autres collaborateurs, d'al-
ler annoncer la vérité dans le Mazendéràn , et que c'était
pour cette cause que lui et son collègue, Hadjy Moham-
med-Aly , avaient prêché partout , ainsi que cela était à
la connaissance de tout le monde. Mais que, si les habi-
tants de Balfouroush voulaient réellement demeurer
attachés à leurs idées anciennes, sans souci de ce qu'elles
avaient d'erroné, il n'entrait pas dans ses intentions
d'employer la force pour les convertir, et il demandait
simplement qu'on ne l'empêchât pas de se retirer avec
ses partisans.
Abbas-Kouly-Khan Laredjany s'empressa d'accueillir
cette ouverture, et répondit en louant les sentiments de
conciliation de Moulla Housseïn; il se déclara tout à fait
dans les mêmes vues, et fit des vœux pour que les talents
488 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
du missionnaire pussent s'exercer, suivant les intentions
qu'il lui manifestait, en dehors du Mazendérân. Ainsi
d'accord, on arrêta le combat des deux parts, et les
bâbys, sortant de la ville, se rendirent à Aly-Abad, qui
est un village assez peu distant de Balfouroush. Ils furent
accompagnés jusque-là par une troupe de toufenkdjys
d' Abbas-Kouly-Khan Laredjany , chargée de faire respecter
les termes du traité. Les bâbys et ces fusiliers avaient
fait la route ensemble en parfaite intelligence, et, quand
on se sépara, on échangea beaucoup de souhaits de
bonheur. Mais à peine les toufenkdjys nomades avaient-
ils disparu dans la direction de Balfouroush, où ils
retournaient, que les gens d' Aly-Abad, excités par les
paroles d'un certain Khosrou-beg, chef du village, se
mirent dans l'esprit de piller les bagages des bâbys, et
pour commencer, Khosrou-beg lui-même, mettant la
main sur la bride du cheval de Moulla Housseïn, s'ef-
força de jeter celui-ci à bas en le mirant par la jambe.
D'abord, surpris par cette agression inattendue, les bâbys
reculèrent en désordre. Mais Moulla Housseïn , excellent
cavalier et très-adroit dans les exercices du corps, se
maintint en selle malgré les efforts du traître; tirant son
sabre, il lui en déchargea un coup vigoureux, lui fendit la
tête, et, poussant de grands cris, rallia les siens et les
fit tenir bon. Après un combat assez court, les gens
d' Aly-Abad, sans butin et les mains pures de toute spo-
liation , mais très-maculés de leur propre sang et en pi-
teux équipage, prirent la fuite, laissant le champ de ba-
taille aux bâbys.
Ce n'était pas en soi une grande victoire; elle fut suffisante
pourtant, car le courage de Moulla Housseïn, qui était
un peu abattu, et ses espérances, qui étaient un peu tom-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 189
bées, s'en relevèrent du même coup. Il vit les choses sous
un jour plus riant, et bien qu'il eût promis de quitter le
Mazendérân, il préféra n'en rien faire. Peut-être supposa-
t-il que l'agression des gens d' Aly-Abad le dégageait de sa
parole, bien que le Serdar eût tenu la sienne; peut-être
aussi ne supposa-t-il rien du tout, sinon qu'il lui convenait
mieux de rester ; et, en effet, il resta. Il chercha une place à
sa convenance pour s'y retrancher. Ce n'est point une con-
dition rare ni difficile à rencontrer au sein de la région
boisée et montagneuse où il se trouvait. Il l'eut bientôt
découverte dans le lieu appelé « Pèlerinage du Sheykh
Tebersy. » Là, il mit son monde à l'œuvre, fit creuser un
fossé, établir un retranchement en terre et en pierre , et,
enfin, s'ingénia à donner le caractère et la solidité d'un
château, autant qu'il y pouvait parvenir, à une retraite
dont il comptait faire à l'avenir le centre de ses opéra-
tions. Il eut pour se livrer à ces travaux la plus complète
liberté. Les moullas de Balfouroush, heureux d'.ètre
débarrassés de leurs craintes immédiates, n'auraient pas
été charmés de recommencer une lutte qui leur avait paru
très-lourde; et quant aux autorités du pays, elles étaient,
pour la plupart, sur la route de Téhéran, où l'arrivée du
jeune roi et les cérémonies qui en étaient la suite, et les
prestations de serment, et surtout les cadeaux à faire et
les intrigues à suivre, amenaient tout ce qui, en Perse,
se pouvait vanter, à tort ou à raison, d'avoir quelque
importance.
D'après les descriptions que j'en ai entendu faire, le
château construit par Moulla Housseïn ne laissa pas que
de devenir un édifice assez fort. La muraille dont il était
entouré avait environ dix mètres de hauteur. Elle était
en grosses pierres. Sur cette base, on fcYes* te& çnqbt»
190 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
tructiohs en bois faites avec des troncs d'arbres énormes,
au milieu desquelles on ménagea un nombre convenable
de meurtrières; puis on ceignît le tout d'un fossé pro-
fond. En somme, c'était une espèce de grosse tour, ayant
le soubassement en pierre et les étages supérieurs en
bois, garnie de trois rangs superposés de meurtrières et
où Ton pouvait placer autant de toufenkdjys que l'on
voudrait ou plutôt qu'on en aurait. On perça beaucoup
de portes et de poternes, afin d'avoir par où entrer et
sortir facilement; l'on fit des puits et on eut de l'eau en
abondance ; on creusa des passages souterrains pour se
créer, en cas de malheur, quelques lieux de refuge, on
établit des magasins qui furent aussitôt fournis et remplis
de toutes sortes de provisions de bouche achetées ou
peut-être bien prises dans les villages des environs ;
enfin, on composa la garnison du château des bâbys les
plus énergiques, les plus dévoués, les plus sûrs que l'on
eût sous la main. Il se trouva ainsi deux mille hommes
f qui, maîtres de tels moyens de défense, au sein du
Mazendérân, où il n'existe pas la moindre connaissance
de l'art des fortifications, où les canons sont fort rares
et en tous cas d'un très-faible calibre, représentaient
une puissance redoutable, et qui pouvait produire, dans
une main habile, des effets considérables.
Moulla Housseïn et Hadjy Mohammed-Aly Balfouroushy,
son collègue, ou, pour mieux dire, son lieutenant, en ju-
gèrent ainsi, et le château était à peine terminé qu'ils
recommencèrent à remplir le Mazendérân du bruit de
leurs prédications. Toutefois, ils ne s'exprimaient plus
tout à fait comme par le passé. Naguère ils enseignaient
surtout; ils parlaient de vérités, de devoirs, de Dieu, de
J'âme, en un mot, de religion. Du haut de leur château*
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 194
s
ils parlèrent presque exclusivement de politique, de
politique bâby sans doute, mais enfin de politique. Ils
annoncèrent que tous ceux qui voulaient vivre heureux
dans ce monde, en attendant l'autre, avaient désormais
peu de temps pour se décider. Une année encore, une
année sans plus, et son Altesse le Bâb, envoyé de Dieu,
allait s'emparer de tous les climats de l'univers. La fuite
était impossible, la résistance puérile. Tout ce qui serait
bàby posséderait le monde, tout ce qui serait infidèle
servirait. Il fallait se hâter d'ouvrir les yeux, de faire
soumission à Moulla Housseïn, sans quoi, tout à l'heure
il allait être trop tard.
Ces discours, ces avis, ces proclamations, ces divaga-
tions, firent une impression immense. On eut peur ou
espoir. De toutes parts on s'assembla, on courut au
château. Les humbles ne tenaient qu'à se sauver; les
ardents ouvraient des mains avides à la conquête du
monde. Autour de la muraille ronde, il y avait foule, une
foule toujours en mouvement, recevant à chaque instant
de nouveaux renforts. Des tentes, des huttes de roseaux,
des cabanes de branchage, ou plus simplement une cou-
verture de coton jetée par terre, y servaient de rési-
dence à une famille. On allait, on venait, on grouillait.
Les uns buvaient, les autres mangeaient; les uns dispu-
taient, les autres riaient; ici, on prêchait et l'auditoire
pleurait en se frappant la poitrine ou interpellait le
prédicateur pour qu'il eût à adoucir les menaces dont
il poursuivait les récalcitrants. Là, on se vantait et l'on
partageait le butin de l'Inde et celui de Roum. Si, par
hasard, Moulla Housseïn sortait du château, ou même
Hadjy Mohammed-Aly, tout le monde éta't debout,
dans l'attitude du plus profond respect. Ces deux ^ro-
in DÉVELOPPEMENT DU BÀBYSME.
sonnages, qui parlaient toujours du Bàb, lequel parlait
de Dieu, étaient, l'un et l'autre, le Bàb et le Dieu de ces
gens-là, qui n'attendaient que d'eux tout ce que d'eux ils
avaient appris. L'enthousiasme le plus ardent et la foi la
plus sincère régnaient, et les deux chefs étaient l'objet
d'une dévotion sans bornes. J'ai dit que, sur leur pas-
sage, tout le monde se tenait debout dans l'attitude la
plus révérencieuse : quand on les approchait, on se
prosternait et on ne leur parlait qu'après avoir touché
la terre du front et obtenu la permission d'élever les
regards jusqu'à eux. Pour étendre encore davantage cette
surexcitation des imaginations déjà si frappées, Moulla
Housseïn voulut faire profiter la religion nouvelle de tout
ce qui est cher au peuple dans la religion ancienne et, y
t prenant les noms des Imams les plus populaires, il les
distribua à ses principaux officiers, non pas seulement
comme des titres vains, mais pour marquer positive-
ment que leur personne était au fond la même que celle
des saints personnages dont ils portaient le nom, bien
qu'élevée à une plus grande hauteur. Cette institution,
qui découlait, du reste, rigoureusement des doctrines du
Bâb, produisit le plus grand effet et ne contribua pas
peu à assurer le dévouement des fidèles et à multiplier
les conversions. Un homme dont le Bâb ou son lieu-
tenant découvraient, à des signes certains, l'identité
avec tel Imam révéré depuis des siècles, tel séyd, tel
saint martyr, tel personnage d'une science célèbre, cet
homme-là, ainsi désigné à l'admiration et à l'obéissance,
et se trouvant tout à coup l'héritier d'une gloire bien
appréciée de lui et qui lui assurait une nouvelle acces-
sion de gloire et d'honneur pour le présent et pour
J'avenÎT, cet homme-là n'avait plus que^des objections
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 193
bien faibles à opposer et il plongeait dans le courant qui
l'entraînait.
Quant à la foule proprement dite, à l'égard de laquelle
de tels moyens de persuasion n'auraient pu être employés
sans en détruire la valeur, elle tenait pour certain qu'un
fidèle mort sur le champ de bataille revenait à la vie au /
bout de quarante jours au plus. Chacun d'ailleurs était
parfaitement assuré d'avoir le paradis au jour du Juge-
ment. Mais outre cette récompense encore lointaine, déjà,
dans ce monde, on était pleinement récompensé, car on
devenait roi ou prince d'un pays quelconque, ou, tout au
moins, gouverneur — inamovible, j'aime à le penser. Les
plus ambitieux aspiraient donc à une mort prompte,.parce
qu'ils avaient déjà arrêté leur idée sur le royaume qui
leur convenait. Tel prenait ses arrangements pour la
Chine, tel autre préférait la Turquie; quelques-uns — et
voilà une trace de l'influence européenne — avaient jeté
leur dévolu sur l'Angleterre, la France ou la Russie.
Je dois dire que rien dans les doctrines écrites du Bâb ne
justifie de pareilles idées ; mais toutes les religions sont
sujettes à donner naissance, en dehors d'elles-mêmes,
sous l'action des imaginations grossières, à un certain
nombre de dogmes qui entrent dans la croyance et ce
qu'on peut appeler la théologie du bas peuple, lequel,
sans ces inepties, serait réduit souvent à ne pas avoir
de croyances du tout, car il ne lui appartient pas, le plus
ordinairement, de se hausser jusqu'à quelque chose de
raisonnable.
Bref, les soldats de Moulla Housseïn-Boushrewyèh et de
Hadjy Mohammed-Aly étaient pleins d'ardeur, et d'une
ardeur incomparable. Les deux chefs, excités et soutenus
par des lettres fréquentes que son Altesse le itàk sx»
194 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
écrivait de Shyraz, faisaient passer dans l'âme de leurs
officiers la confiance absolue qui les animait eux-mêmes.
Ceux-ci rapportaient aux soldats ce qu'ils avaient en-
tendu, et les soldats se répétaient ce qu'ils avaient com-
pris. Toute l'armée jurait que le Bàb avait annoncé
d'avance et fixé le résultat des plus prochaines journées :
le Mazenderàn conquis, une marche glorieuse sur Rey,
une grande bataille, et, dans une montagne voisine de
Téhéran, une fosse vaste et profonde pour les dix mille
musulmans tués dans la victoire.
CHAPITRE VIII
COMBATS ET SUCCÈS DES BABTS DANS LE BfAZENDÉRAN
Cependant les fêtes de l'intronisation royale étaient
terminées dans la capitale. Le roi Nasreddin-Shah avait
pris entière possession du gouvernement. Hadjy Mirza
Agassy, chassé d'un pouvoir dont il avait passé son temps
à se moquer, s'était retiré à Kerbela, et il y employait
ses derniers jours à faire des niches aux moullasetun
peu aussi à la mémoire des saints martyrs. Son succes-
seur, Mirza Taghy-Khan, Émyr-Nizam, un des hommes
de valeur que l'Asie a produits dans ce siècle, était résolu
à en finir avec tous les désordres. Il fermait les cafés où
Ton déblatérait par trop fort contre le gouvernement, et,
pour arrêter l'habitude de se tuer en plein jour à coups
de gama dans le quartier de la porte de Doulâb, habi-
tude introduite par les Kurdes Makouys, compatriotes
de l'ancien premier ministre, il maçonna plusieurs de
ces assassins dans la muraille de la mosquée, à Shahabd-
oulazim, et leur fit arracher la tète par des cordes que
tiraient des chevaux emportés. Ainsi, forcené pour le
bon ordre, l'Émyr-Nizam avisa bien vite aux affaires du
Mazendérân, et quandles grands de celle ^TCNYWç&^NSttas»
196 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
à Téhéran pour faire leur cour au roi, furent au moment
de leur départ, on leur commanda de prendre de telles
mesures que la sédition des bâbys ne se prolongeât pas
davantage. Ils promirent d'agir pour le mieux.
En effet, aussitôt de retour, ces chefs se mirent en
mouvement afin de réunir leurs forces et de se concerter.
Chacun écrivit à ses parents de venir le joindre. Hadjy
Moustafa-Khan manda son frère Aga-Abdoullah. Abbas-
Kouly-Khan Laredjany appella Mohammed-Sultan et Aly-
Khan de Sewad-Rouh. Tous ces gentilshommes avec
leur monde s'arrêtèrent au dessein d'attaquer les bàbys
dans leur château avant que ceux-ci ne songeassent à
prendre eux-mêmes l'offensive. Les officiers royaux
voyant les chefs du pays en aussi bonne disposition, ras-
semblèrent de leur côté un grand conseil, où s'empres-
sèrent de se rendre les seigneurs nommés tout à l'heure,
puis Mirza Agay, Moustofy du Mazendérân ou contrôleur
des finances, le chef des Oulémas et beaucoup d'autres
personnages de grande considération. Le résultat des
délibérations fut que Aga-Abdoullah mit sur pied deux
cents hommes de son village d'Hézar-è-Djérib, gens choi-
sis; plus un certain nombre de toufenkdjys, qu'il prit de
côté et d'autre, et quelques cavaliers nobles de sa tribu.
Dans cet équipage, il vint se poster à Sàry, prêt à entrer
en campagne. De son côté, le contrôleur des finances leva
une troupe parmi les Afghans domiciliés à Sàry et y
joignit quelques hommes des tribus turques placées sous
son administration. Aly-Abad, le village si rudement
châtié par les bâbys, et qui aspirait à une revanche,
fournit ce qu'il put et se renforça d'une partie des
hommes de Gâdy, qui, en raison du voisinage, se lais-
sèrent embaucher. On convint qu' Aga-Abdoullah pren-
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 197
drait le commandement général et marcherait immédia-
tement contre l'ennemi.
Il sortit, en effet, de Sàry en très-bonne disposition,
monta d'Ab-è-Roud à la haute vallée de Lâr, et, arrivé au
village de ce nom, il y fit halte. De sa personne, il fut
reçu dans la maison de Nezer-Khan Kerayly. La nuit se
passa fort tranquillement, bien qu'on se tînt sur ses
gardes à cause du voisinage des bàbys. Le lendemain,
après s'être encore renforcé d'une troupe de gens du dis-
trict de Koudar, on reprit la marche, et l'on arriva enfin
en vue du château du Sheykh Tebersy. La garnison
s'était retirée à l'intérieur; rien ne paraissait au dehors;
la vallée était absolument silencieuse. Aga-Abdoullah se
mit immédiatement et bravement à l'œuvre. Il com-
manda d'ouvrir une sorte de tranchée où il plaça des
toufenkdjys, qui commencèrent à entretenir un feu assez
vif contrôla muraille. Ceci dura toute la journée et ne
produisit aucun résultat, les bâbys se contentant de ré-
pondre faiblement, de sorte que les deux partis allèrent
se coucher sans qu'on pût encore rien dire de ce qui
avait été fait.
Mais, un peu avant le jour, Moulla Housseïn-Boushre-
wyèh ouvrant une de ses nombreuses poternes, sortit
brusquement, et attaqua les gens de Koudar profondé-
ment endormis. Il commençait à en faire massacre,
quand Aga-Abdoullah, averti par le bruit, accourut à la
tête de ses gens et fusilla les bâbys à bout portant, ce qui
arrêta la chasse que ceux-ci donnaient à leurs victimes.
Les nouveaux arrivés étaient des cavaliers nobles pour
la plupart, des nomades; ils avaient l'habitude des armes
et savaient tenir bon. Cependant, Moulla Housseïn se
précipita sur eux comme il avait fait sur la milice de
198 COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS.
Koudar. Lui-même, à la tête de ses fidèles, il frappait de
la pointe et du tranchant, déchargeant ses pistolets dans
la foule et* faisant tète à tous. Un jeune Afghan, bien
découplé, se jeta sur lui. Moulla Housseïn trouva un
adversaire. Les sabres faisaient feu l'un sur l'autre; sou-
dain, un des pieds du cheval de l'Afghan s'enfonce dans
un trou; le cavalier est jeté par terre; Moulla Housseïn
le tue roide. Pendant cette lutte, la victoire se décidait
ailleurs pour, les bâbys. Aga-Abdoullah, entouré de tous
côtés par un flot d'assaillants, tombait frappé à mort, avec
trente des siens, et le reste de ses gens, les uns sains et
saufs, les autres fort mal arrangés, prenaient la fuite
dans toutes les directions. Beaucoup, dans le nombre,
n'avaient eu aucune part au' combat. Réveillés par les
coups de feu^ ils ne purent arriver à temps, et les fuyards
leur apprenant la mort du chef commun, ils ne se mirent
plus en peine que de gagner pays d'un pas relevé. En
courant ainsi, la troupe en déroute atteignit le village de
Ferra et voulut y prendre haleine ; mais les bâbys étaient
sur ses talons et tombèrent sur elle. Ce ne fut pas un
combat : les musulmans, ahuris, plièrent encore. Le
village fut mis à sac, et personne, ni femmes, ni enfants,
ni vieillards, dit le récit, ne fut épargné; ensuite, le feu
dévora les maisons. Quand je répète, d'après les rela-
tions, que tout le monde fut égorgé, c'est par respect
pour l'usage adopté en histoire depuis la plus haute
antiquité et continué pieusement jusqu'à nos jours, de
prendre les intentions pour le fait et d'affirmer l'absolu,
que la pratique des choses n'admet jamais. La vérité
vraie, c'est qu'une partie encore notable de la popula-
tion de ce triste village s'enfuit saine et sauve dans la
montagne, pleurant ses parents, ses récoltes et ses
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 199
jardins, et s'en alla répandre dans tout le Mazendérân
l'horreur de la catastrophe qui venait de la frapper.
Chacun de ces malheureux se disait le seul et dernier
survivant. L'impression fut profonde et terrible. Toute
la province tomba dans une sorte de stupeur, causée
surtout peut-être par l'idée qu'on se faisait de l'exal-
tation des bâbys, et par le retour que les musulmans ne
pouvaient s'empêcher de faire sur leur propre tiédeur.
Les moullas tremblaient et se voyaient déjà anéantis.
Nulle part, autour d'eux, ils n'apercevaient dans les
esprits une ardeur quelconque à les défendre, tandis que
chez l'adversaire ils ne voyaient que vigueur et frénésie.
Dans cette désolation générale, on cria vers Téhéran et
J'on demanda de l'aide.
L'Émir-Nizam entra dans un transport de violente
colère en apprenant ce qui venait de se passer. Il s'in-
digna aux terreurs qu'on lui dépeignait. Trop loin du
théâtre de l'action pour bien apprécier l'enthousiasme
sauvage des rebelles, ce qu'il en comprit, ce fut qu'il
était besoin d'en finir avec eux- avant que leur énergie
n'eût encore été exaltée par des succès trop réels. Le
prince Mehdy-Kouly-Mirza, nommé lieutenant du roi
dans là province menacée, partit avec des pouvoirs ex-
traordinaires. On donna ordre de dresser la liste des
morts tombés dans le combat devant le château des
bâbys et dans le sac de Ferra, et des pensions furent
promises aux survivants. Hadjy Mous tafa- Khan, frère
d'Aga-Abdoullah, reçut des marques solides de la faveur
royale; enfin, on fit ce qui était possible pour relever les
courages et rendre aux musulmans un peu de .confiance
en eux-mêmes.
Une des premières mesures que prit le Shahzadèh eu
200 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS..
arrivant sur le lieu de son commandement, ce fut d'or-
donner à Abbas-Kouly-Khan, chef du Laredjân, de des-
cendre de sa vallée de Làr et des environs du Demawend
avec ses tribus et de rejoindre le camp qu'on allait
former sous Am61. En conséquence, la vieille ville vit
arriver dans ses jarciûs une quantité de tentes noires :
tribus turques, tribus persanes, ou, comme on dit,Kurdfes,
et, en peu de temps, une petite armée se trouva sur pied.
On n'est pas exigeant en fait d'ordre dans une armée
asiatique. En présence de cette foule, les courages se
redressaient un peu. On rechercha les bàbys et l'on dé-
clara qu'ils ne seraient plus tolérés dans aucun lieu du
Mazendéràn. Les mesures prises contre eux se succé-
daient rapidement comme des menaces, en même temps
que les troupes étaient dirigées vers le château des
bàbys, à travers les sentiers de la montagne. L'expédi-
tion ne tarda pas à atteindre la région froide , car le Ma-
zendéràn est le pays des brusques transitions par excel-
lence. En quelques heures, on passe d'une rizière humide
à un bois d'orangers, à une forêt ténébreuse et toute
européenne, à une terre haute sans végétation, à des
montagnes glacées au cœur de l'été, à des amas de neige
qui ne fondent jamais. Le Shahzadèh en faisait l'expé-
rience. Parti d'Amôl, où fleurit la grenade et où mûrit le
citron, il fut enveloppé soudain, dans les défilés qu'il dut
traverser et sur les plateaux qui leur faisaient suite, par
des brouillards épais qui se résolurent bientôt en tem-
pête de neige non-seulement très-incommode, mais re-
doutable au plus haut degré pour les hommes et pour
les animaux.
Les nomades du Laredjân, qui composaient la force
principale de l'armée, avaient trop l'usage de ces bour-
COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS. 201
rasques pour ne pas prendre de leur mieux les moyens de
s'en préserver. Sans souci de l'expédition, ils se disper-
sèrent, courant où ils savaient devoir trouver soit des an-
fractuosités de rochers, soit des ouvertures de plaines plus
favorablement exposées que le reste du pays et où l'ou-
ragan leur ferait moins de mal. Bref, ils pensèrent très-
bien à leur sûreté personnelle et ne s'occupèrent en
aucune façon ni de la personne morale de l'armée, ni du
but qu'ils poursuivaient, sinon, peut-être, pour maudire
de leur mieux le chef qui les amenait dans un tel
embarras.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh et son collègue Hadjy
Mohammed-Aly surveillaient de près les mouvements de
l'ennemi. Ils comptaient sur la tempête; elle était de
saison et ils s'étaient arrangés pour mettre à profit
les occasions qu'elle présenterait. Servis à souhait, ils
n'auraient jamais pu espérer aussi bien. Moulla Housseïn,
averti par ses éclaireurs, quitta le château à la première
veille de la nuit. C'était le 45 du mois de Sefer ; il était
suivi de trois cents hommes, sans plus; mais des hommes
résolus à tout, inébranlables comme lui-même; et malgré
les ténèbres et le trouble général de la nature, il jeta ce
monde sur le dos de l'armée royale, qui ne s'attendait
pas à un tel surcroît de péril, et qui, dispersée partout,
ainsi que je l'ai dit, avait surtout fini par s'accumuler
dans le village de Daskès, au milieu de la montagne, où
le prince, très-fatigué, s'était retiré dans la meilleure
maison, avait soupe, s'était couché et dormait.
Moulla Housseïn avait marché aussi rapidement que la
nuit, la tempête, la neige, qui tombait en abondance, et
l'état de la route le permettaient. A tous les hommes,
cavaliers ou piétons de l'armée du Shahzadfeh qjva Vs^
202 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
rencontrait, on disait : « Nous sommes des gens d'Abbas-
Kouly-Khan Laredjany, qui nous a envoyés à votre
aide, et lui-même arrive derrière nous avec plus de
monde. » A ce discours, les soldats de l'armée royale
perdaient tout soupçon et laissaient passer la troupe~des
bâbys, sans songer à donner l'alarme ni surtout à faire
résistance. L'ennemi parvint de la sorte jusqu'à Daskès,
entra dans les rues du village et prit ses mesures pour
entourer la maison où se trouvait le prince endormi. On
avait sans doute placé des karaouls ou sentinelles autour
de cette demeure ; mais, suivant un usage immémorial en
Orient, usage en vigueur au siège de Béthulie comme
autour du tombeau de Notre-Seigneur, une sentinelle est
un guerrier qui dort de son mieux auprès du poste qu'il
est chargé de garder. Les soldats de Mehdy-Kouly-Mirza
ne dérogeaient pas à cette règle. Roulés dans leurs man-
teaux de feutre, ils étaient étendus par terre, la tète bien
couverte, afin de ne pas Sentir la neige qui tombait sur
eux. Quelques-uns pourtant se réveillèrent au bruit. Ils
demandèrent de quoi il s'agissait; mais, ayant entendu la
réponse convenue, que c'étaient les gens du Serdar Abbas-
Kouly-Khan, ils se remirent en devoir de continuer
leur somme. Ainfci, la maison fut promptement et sûre-
ment cernée, et les entrées de la rue bien occupées, afin
que personne ne pût venir au secours du prince. Alors
Moulla Housseïn donna le signal et tous ses gens se
mirent à crier : « Le prince est mortl le prince est tué I
sauve qui peutl »
Aussitôt la porte de la maison fut entaillée rapidement
à coups de hache, tandis qu'on faisait main basse sur les
karaouls. Le passage forcé, et il le fut bientôt, Moulla
Housseïn et ses gens se précipitèrent en furieux sur les
COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS. 203
officiers du prince, qui accouraient épouvantés, déjà
démoralisés, et les assommèrent, tandis que quelques-
uns de leurs compagnons mettaient le feu en plusieurs
endroits. Le désordre, le trouble, la terreur peuvent
s'imaginer. Les misérables, ainsi surpris, ne savaient pas
même à qui ils avaient affaire et songeaient aux diables
autant qu'aux bàbys. On se poussait de chambre en
chambre; on trébuchait sur les terrasses. Le feu s'était
rapidement communiqué à un Imamzadèh ou oratoire en
bois contigu à la maison du prince et dont les vieilles
poutres flambaient à merveille. Les musulmans purent
voir alors briller les sabres, les khandjars, les gamas,
les fusils de leurs adversaires, aux clartés lugubres des
flammes qui les menaçaient. Tous ceux qui tombaient
sous les coups ou sous les balles, les bâbys les lançaient
au milieu de l'incendie. — « Brûle, impie I » disaient-ils.
C'était une scène effroyable : bravoure, fureur, exalta-
tion religieuse s'y heurtaient contre l'incertitude, le
courage qui désespère, le renoncement désolé à la possi-
bilité de sauver sa vie. Les toufenkdjys de Sewad-Kouh,
qui défendaient l'intérieur de la maison où s'était retiré
le prince, se conduisirent en braves gens. Cependant, les
bâbys les rompirent et entrèrent.
D'abord furent tués les deux princes, Sultan Housseïn-
Mirza, fils de Feth-Aly-Shah, et Daoud-Mirza, fils de Zell-è-
Sultan, oncle du roi. Leurs deux corps allèrent rejoindre
dans le foyer brûlant ceux de leurs défenseurs. A côté
d'eux tomba Mirza-Abdoul-Baghy, conseiller d'État. Il
fut aussi jeté dans le feu. Un instant après, le chef de
l'armée, Medhy-Kouly-Mirza, se vit assailli. Un bâby, à
cheval sur la muraille de la cour, fit feu sur lui et le
manqua. Un autre, se laissant tomber dans la petite cous
204 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
intérieure où il était, vint en courant tirer à bout por-
tant sur lui et le manqua encore. Le prince comprit que
toute défense était impossible. Il sortit de la maison, et
plus heureux que bien des victimes de cette nuit, il
réussit à s'échapper du village et à gagner le désert.
En quelques instants, son armée, déjà si fort en dé-
sordre, était dissipée par les trois cents hommes de
Moulla Housseïn. N'était-ce pas l'épée du Seigneur et de
Gédéon? Tandis que la plupart des fugitifs couraient au
hasard, des hommes d'Ashref, moins épouvantés que les
autres, résolurent et de ne pas se séparer et de ne point
aller chercher la mort presque certaine qui les attendait
dans la montagne, devenue impraticable par ce temps de
frimas. Ils se bornèrent à s'écarter un peu du village et
faisant ferme dans une position assez forte , ils roulè-
rent autour d'eux un cercle de grosses pierres superpo-
sées et s'en bâtirent un retranchement.
Des bàbys avaient aperçu ces braves précipitant leur
travail, et avaient couru en donner avis à Moulla Hous-
seïn. Celui-ci ne voulut pas que sa victoire restât ina-
chevée, et il détacha Hadjy Mohammed- Aly Balfouroushy
pour aller détruire le groupe insolent qui le bravait. Le
Hadjy, le sabre à la main, courut avec les siens sur les
gens d'Ashref. Mais, à la première décharge de ceux-ci,
une balle lui entra par la bouche et le jeta sur le carreau.
Les musulmans remarquent avec intérêt que c'est par
la bouche que la balle est entrée, punissant, à leur avis,
tant de blasphèmes proférés contre la religion du Pro-
phète. Quant aux bàbys, ils suivirent leur chef, et les
Ashréfys auraient obtenu la récompense de leur cou-
rage, si une autre bande d'ennemis n'était accourue les
attaquer avec une nouvelle fureur.
COMBATS ET SUCCÈS DES BABTS. 205
Le combat reprit donc, mais les Ashréfys ne cédaient
point. Sûrs de mourir s'ils se rendaient, et puisant dans
leur résolution une généreuse espérance, ils redoublaient
leurs feux, et bons tireurs comme tous les Mazendérànys,
rendaient le jeu terrible aux assaillants. Le jour vint et
éclaira leur résistance. On pouvait voir de loin — car le
lieu où ils s'étaient fortifiés était entouré d'un amphi-
théâtre de montagnes — cette poignée de jeunes gens
multipliant ses efforts pour échapper à une mort qui
semblait certaine. Les débris de l'armée n'ayant pu
forcer les passages encombrés par les neiges et n'étant
encore qu'à peu de distance autour d'eux, les contem-
plaient, et probablement faisaient des vœux pour eux;
mais pas un des chefs, pas un des soldats n'essaya un
effort qui eût pu les dégager. La vue de l'héroïsme est tout
aussi bonne à glacer les courages qu'à les animer. Enfin
les Ashréfys succombèrent un à un. La victoire des bâbys
était complète. Ils réunirent le butin qu'ils purent
tirer du village, les bagages du prince et ceux de ses
troupes, en chargèrent les bétes de somme, et rega-
gnèrent en paix leur château en présence de l'armée
royale pétrifiée d'épouvante, bien que incomparablement
plus nombreuse et plus forte. Mais tel était l'abattement,
qu'un corps de six cents hommes qui n'avait été ni
entamé ni attaqué, et qui savait seulement par simple
ouï-dire ce qui était arrivé pendant la nuit, averti que les
bâbys, dans leur mouvement de retraite, allaient pas-
ser sur le terrain qu'il occupait, s'enfuit d'inspiration
et à l'unanimité longtemps avant que ceux-ci eussent
paru. La vérité est que ces musulmans n'étaient nulle-
ment éloignés de considérer Moulla Housseïn comme un
prophète.
VI
206 COMBATS ET SUCCÈS DES BABY8.
Nous avons laissé Mehdy-Kouly-Mirza courant loin de
sa maison incendiée et errant seul dans la campagne, à
travers les neiges et les ténèbres. A l'aube il se trouva dans
un défilé inconnu, perdu en des lieux horribles, mais en
réalité éloigné seulement d'un peu plus d'une demi-lieue
du lieu du carnage. Le vent apportait à ses oreilles le
bruit des décharges de la mousqueterie.
Dans ce triste état et ne sachant que devenir, il fut
rencontré par un Mazendérâny monté sur un cheval assez
bon, qui, en passant près de lui, le reconnut. Cet homme
mit pied à terre, fit monter le prince à sa place et s'offrit
à lui servir de guide. Il le mena dans une maison de
paysans, où il l'installa dans l'écurie; ce n'est pas un sé-
jour méprisé en Perse. Tandis que le prince mangeait et
se reposait, le Mazendérâny remonta à cheval, et, battant
le pays, alla donner à tous les soldats qu'il put rencon-
trer l'heureuse nouvelle que le prince était sain et sauf.
Ainsi, bande par bande, il lui amena tout son monde, ou
au moins un rassemblement assez respectable.
Si Mehdy-Kouly-Mirza avait été un de ces esprits al-
tiers que les échecs n'abattent point, il eût peut-être jugé
sa situation médiocrement modifiée par le malheur de la
nuit précédente ; il eût considéré l'affaire comme le ré-
sultat d'une surprise, et, avec les troupes qui lui res-
taient, se fût efforcé de sauver au moins les apparences
en maintenant son terrain, car, de fait, les bâbys s'étaient
retirés et on n'en voyait plus nulle part. Mais le Shabza-
dèh, loin de se piquer de tant de fermeté, était un pauvre
caractère, et il s'empressa, quand il vit sa personne si
bien gardée, de sortir de son écurie pour se diriger vers
le village de Gâdy-Kela, d'où il se rendit en toute
hâte à Sâry. Cette conduite eut pour effet d'aug-
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 207
monter encore dans toute la province l'impression pro-
duite par la première nouvelle de la surprise de Daskès.
Partout on perdit la tète: les villes ouvertes se crurent
exposées à tous les périls, et malgré la rigueur de la sai-
son, on vit des caravanes d'habitants paisibles, mais fort
désolés, qui emmenaient leurs femmes et leurs enfants
dans les solitudes du Demawend, pour les soustraire aux
inévitables dangers qu'indiquait manifestement, pour
tout ce monde, la prudente conduite du Shahzadèh.
Quand les Asiatiques perdent une fois la tête, ce n'est
pas à demi. Cependant cette situation ne pouvait indéfi-
niment se prolonger, pour le prince moins que pour per-
sonne. Il ne suffisait pas d'avoir peur, il fallait surtout
ne pas irriter contre soi le terrible Émyr-Nizam, qui,
lorsqu'il aurait appris les nouvelles, ne serait certes pas
satisfait. Encourir le châtiment de ce ministre sévère,
c'était peut-être pis que d'avoir affaire à Moulla Hous-
seïn-Boushrewièh. Ainsi, perplexe et ne sachant où se
tourner, le Shahzadèh, pauvre homme, donna des ordres
pour qu'on réunît de nouvelles forces et qu'on mît sur
pied une autre armée. L'empressement était faible de la
part de la population des villes à aller servir sous un
chef dont on venait de voir le mérite et l'intrépidité à
l'épreuve. Toutefois, moyennant quelque argent et beau-
coup de promesses, les moullas surtout, qui ne per-
daient pas leur cause de vue et qui étaient assurément
les plus intéressés dans toutes ces affaires, s'agitant
beaucoup, on finit par rassembler bon nombre de tou-
fenkdjys. Quant aux cavaliers des tribus, du moment que
leurs chefs montent à cheval, ils en font autant et n'en
demandent pas davantage. Abbas-Kouly-Khan Laredjany
obéit sans hésiter à l'ordre d'envoyer un nouveau w&«
208 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
tingent. Seulement, cette fois, soit par défiance de ce que
Tineptie du prince pourrait faire courir de risques inu-
tiles à ses parents et à ses sujets, soit par une certaine
ambition de se signaler lui-même, il ne confia plus à per-
sonne la conduite de ses gens. Il se mit à leur tête, et,
par un coup hardi, au lieu de rejoindre l'armée royale,
il s'en alla tout droit attaquer les bâbys dans leur refuge,
puis il donna avis au prince qu'il était arrivé devant le
château du Sheykh Tebersy et qu'il en faisait le siège.
Du reste il annonçait qu'il n'avait aucun besoin de secours
ni d'aide, que ses gens lui suffisaient et au delà, et que
seulement, s'il plaisait à son Altesse Royale de se donner
de sa personne le spectacle de la façon dont lui, Abbas-
Kouly-Khan Laredjany, allait traiter les rebelles, il lui
ferait honneur et plaisir.
Les nomades turks et persans passent leur vie à chas-
ser, souvent aussi à guerroyer, et surtout à parler de
chasse et de guerre. Ils sont braves, mais non tous les
jours, et ils tomberaient sous le coup de la remarque de
Brantôme, qui, dans son expérience des guerres de son
époque, avait beaucoup rencontré de pareils courages,
qu'il nomme assez bien journaliers. Mais ce que sont
ces nomades d'une manière très-uniforme et constante,
c'est grands parleurs, grands démanteleurs de villes,
grands massacreurs de héros, grands exterminateurs de
'multitudes; en somme, naïfs, très à découvert dans leurs
sentiments, très-vifs dans l'expression de ce qui échauffe
leurs tètes, extrêmement amusants. Abbas-Kouly-Khan
Laredjany, homme très-bien né assurément, était un type
de nomade accompli.
Mehdy-Kouly-Mirza n'aurait pu se donner, lui, pour un
guerrier bien téméraire, on vient de le voir; mais il
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 209
remplaçait l'intempérance de l'intrépidité par une qualité
utile aussi à un général : il ne prenait pas au pied de la
lettre les fanfaronnades de ses lieutenants. Craignant
donc qu'il n'arrivât malheur à l'imprudent nomade, il lui
envoya immédiatement des renforts. Ainsi partirent en
toute hâte Mohsen-Khan Souréty avec ses cavaliers, une
troupe d'Afghans, Mohammed -Kerym-Khan Ashrefy
avec des toufenkdjys de la ville etKhélyl-Khan, de Sewad-
Kouh, avec les hommes de Gàdy-Kela. Ces chefs, soit par
esprit de contradiction à l'égard du prince, soit qu'ils se
souciassent médiocrement de voir leur rival ordinaire, le
khan du Laredjân, s'illustrer par l'exploit qu'il avait an-
noncé, s'empressèrent de donner à celui-ci les plus sages
conseils et les plus propres à refroidir son ardeur. Ils lui
remontrèrent qu'il ne fallait pas trop présumer de soi-
même et que Moulla Housseïn n'était pas facile à forcer.
On savait, du reste, jusqu'à quel point ce maître des
bâbys était redoutable dans ses résolutions impétueuses;
il fallait tâcher de s'en garantir, et, pour cela, la pre-
mière des opérations devait être d'élever, en face des
murailles qu'on voulait faire tomber, un fort retran-
chement en pierre où l'on pourrait être à l'abri dçs
coups de main.
Abbas-Kouly-Rhan Laredjany répondit comme aurait
fait un gentilhomme français du moyen âge. « Jamais,
dit-il aux autres chefs, jamais il ne sera dit que des
hommes de ma tribu se soient cachés derrière des tas de
pierres quand ils avaient l'ennemi en face. Nos seuls re-
tranchements à noufr, ce sont nos corps I » Il ne fut pas
possible de rien obtenir d'autre du Serdar et on dut en
passer par ce qu'il voulait. Le camp fut donc établi sans
autres précautions que les sentinelles somnolentes à
210 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
l'usage du pays, et Ton resta ainsi en face et autour du
château des bàbys.
Ceux-ci semblaient frappés de terreur. Ils ne parais-
saient pas sur leurs murailles; ils ne se montraient pas
aux meurtrières des étages supérieurs; ils ne faisaient
pas le moindre bruit. Bien plus, ils envoyèrent des par-
lementaires pour demander grâce. Le Serdar enchanté
leur promit de les pendre. Sur cette parole, des négocia-
tions s'engagèrent et plusieurs députations furent en-
voyées à Abbas-Rouly-Rhan. Il ne voulait pas démordre
de sa sévérité ; mais les autres chefs ne dissimulaient pas
qu'ils seraient disposés à en finir à meilleur compte; de
sorte que, soutenus de ce côté, les députés argumen-
taient, acceptaient, cédaient et retournaient au château
pour prendre de nouveaux ordres. De cette façon, plu-
sieurs jours se passèrent en pourparlers, et le Serdar se
tenait prfur bien assuré que ce n'était pas du temps perdu,
tout au contraire : que c'était du temps admirablement
eipployé pour sa gloire. Il va sans dire que la surveil-
lance était devenue, de fort médiocre, tout à fait nulle,
et que les troupes étaient étalées devant le château aussi
bien à la bonne foi que si elles eussent été chez elles.
Une nuit — ce fut la dixième de Rébi-Oul-Ewwel —
trois heures avant le j our , Moulla Housseïn-Boushrewyèh,
à la tête de quatre cents toufenkdjis, sortit du château
dans le plus profond silence. Il s'avança rapidement vers
le camp, et se portant sur les groupes de dormeurs, lui
et ses gens commencèrent à égorger de leur mieux. Ils
avaient affaire aux contingents de Hézar-è-Djerib et de
Sewad-Kouh. Ces miliciens, ainsi assaillis, se jetèrent du
côté où campaient les hommes de Gûdy et ceux de Souréty
et d'Ashref, et les uns épouvantant les autres, toute cette
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 211
foule mêlée se mit à courir comme un troupeau de mou-
tons du côté du quartier du Serdar. Pour augmenter la
confusion, les bàbys, tout en frappant et en poursuivant,
mettaient le feu aux cabanes, aux abris, et des cris hor-
ribles, tant ceux qu'ils poussaient eux-mêmes pour
effrayer leurs adversaires, que ceux dont les assail-
lis n'étaient pas ménagers dans leur épouvante, portaient
le désordre à son comble. On ne se reconnaissait plus;
on ne savait plus où Ton était. Troublés par l'éclat fulgu-
rant des flammes ou aveuglés par l'obscurité, on tirait les
uns sur les autres et les balles atteignaient plus d'amis
et de confédérés qu'elles rie frappaient d'assaillants.
Le Serdar réveillé, surpris, envahi tout à coup par la
foule qui affluait de son côté, eut peine à trouver un
cheval et, après l'avoir trouvé, à se mettre dessus. Fu-
rieux, mais forcé de reculer, il gagna, en combattant, la
limite du camp opposée à celle qui faisait face au château,
et ne pouvant se décider à fuir, resta assez longtemps à
faire le coup de feu au milieu de quelques-uns de ses pa-
rents, qui l'avaient rejoint et tenaient bon avec lui. Parmi
ceux-ci, Mohammed-Sultan, y a ver — titre que nous tra-
duirons par celui de major, — se jetait en avant dans la
foule et suppliait les fuyards de s'arrêter, promettant de
les rendre vainqueurs de l'ennemi. Dans ce moment,
Moulla Housseïn apparut à cheval, excitant les siens et
frappant plus fort queux tous. En l'apercevant, le yaver
redoubla d'énergie dans ses supplications et dans ses
apostrophes : « Arrêtez-vous ! arrêtez-vous! criait-il; le
voilà ici, cet homme sans religion et sans foi ! Venez le
prendre! frappons-le! C'est lui qui doit craindre et non
pas vous! » Tandis que le brave gentilhomme tâchait
ainsi de ranimer des courages éteints, tes bto^* *&&&&-
212 COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS.
rèrent; personne ne le défendit, et, en quelques minutes,
malgré sa résistance, il tomba haché de coups de sabre.
Cependant cet exemple ne fut pas stérile et trouva
quelques imitateurs. Mirza Kérym-Khan Ashrefy, Aga-
Mohammed-Hassan du Laredjàn et quelques toufenkdjys
d'Ashref, se firent à la hâte un petit rempart de pierres et,
jurant qu'ils ne fuiraient pas et ne se laisseraient pas
prendre vivants, se mirent à combattre avec cette intré-
pidité absolue que des résolutions semblables font tou-
jours naître chez les soldats asiatiques. Tandis qu'ils
étaient ainsi occupés, Mirza Kérim-Khan dit à Aga-Mo-
hammed-Hassan Laredjany : « Tu vois bien, parmi les
bâbys, cet homme en turban vert : tire dessus I » Ce qu'il
fit lui-même immédiatement.
L'homme au turban vert, c'était Moulla Housseïn lui-
môme. On le vit porter la main à sa poitrine et on com-
prit que la balle l'avait frappé là. Au même instant, Aga-
Mohammed-Hassan, qui avait entendu les paroles de son
camarade et vu l'effet, abaissa son arme à son tour et
lâcha la détente. Le coup partit et atteignit encore
Moulla Housseïn dans le côté. Ainsi blessé, le chef bâby
n'en continua pas moins à donner des ordres et à con-
duire et activer les mouvements des siens jusqu'au mo-
ment où, voyant que la somme des résultats possibles
était acquise, il donna le signal de la retraite en se tenant
lui-même à l'arrière-garde.
Le retour au château ne se fit pas sans encombre. Les
toufenkdjys d'Ashref , retranchés derrière le petit mur,
sortirent avec leurs chefs et harcelèrent les bâbys. Mais
ils étaient trop peu nombreux pour leur faire grand mal,
quoique, en somme, ce combat eût coûté aux gens du châ-
teau une centaine d'hommes tués ou mis hors de combat,
COMBATS ET SUCCÈS DES BABTS. 243
et leur chef blessé. Cependant le camp était détruit. Il
s'en fallut toutefois que le désastre fût comparable à
celui de Medhy-Kouly-Mirza. Une partie de l'armée se
débanda sans doute, mais il resta encore quelques groupes
qui purent se rejoindre au point du jour et le reste fut
rallié dans la journée. Abbas-Kquly-Khan Laredjany
avait été rejeté aune extrémité du camp avec une cin-
quantaine d'hommes. Abdoullah-Khan, l'Afghan, n'avait
gardé près de lui que trois hommes, mais il avait tenu
bon. Mohsen-Khan avait fait de même avec quelques fan-
tassins d'Ashref.
Quand le jour parut, il se trouva que les bâbys étaient
rentrés dans leur fort, et Mirza Kérym-Khan Ashrefy,
avec ses compagnons, était maître du champ de ba-
taille. Ils se mirent à pousser de grands cris pour pré-
venir et faire arriver leurs compagnons au cas où il
s'en trouverait qui fussent restés dans le voisinage et
pussent les entendre; aussitôt, en effet, le Serdar et
ceux qui s'étaient maintenus çà et là se réunirent. On
parcourut le champ de bataille ; on rassembla et on en-
terra les morts, en tant qu'ils furent reconnus pour mu-
sulmans. Quant aux cadavres bàbys, on leur coupa la
tête ; on mit ce butin de côté comme trophée, et à quelques
jours de là, on expédia ces dépouilles à Balfouroush et
dans les autres villes du Mazendéràn, afin de montrer que
les bâbys n'étaient pas invincibles. Le Serdar, cependant,
envoya Abdoullah-Khan, l'Afghan, au, prince, pour lui
raconter comment les choses s'étaient passées et mettre,
autant que possible, les apparences de son côté.
La tâche n'était pas trop difficile. Il est certain que les
bàbys étaient rentrés dans leur château sans achever
leur victoire; qu'ils s'étaient laissé poursuivre par une
214 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
poignée d'hommes, et que, pendant la journée du lende-
main et les jours suivants, ils avaient souffert que l'en-
nemi enterrât ses morts et qu'il décapitât honteusement
les corps des leurs. Voici ce qui avait causé dans leur
courage cette défaillance peu attendue : les deux bles-
sures de Moulla Housseïn étaient graves; il perdait beau-
boup de sang. A force d'énergie, il put se maintenir à
cheval et donner encore ses directions et ses ordres pen-
dant quelque temps; mais il sentit bientôt que ses forces
s'épuisaient, et qu'il ne pouvait s'obstiner davantage à
lutter contre la douleur sans aller au-devant d'une ca-
tastrophe déplorable pour lui-même, plus déplorable
encore pour les siens, qui ne pouvaient se passer de lui.
Il ordonna donc la retraite, bien à contre-cœur, et aban-
donna une victoire déjà plus que sûre. Il était temps;
car lorsqu'il atteignit la porte du château, ses forces
l'abandonnèrent complètement et il tomba dé cheval au
milieu de ses soldats épouvantés.
On le porta mourant sur son lit. Alors il réunit ses
officiers et leur recommanda la fermeté la plus inflexible.
Il leur défendit de croire qu'il pût réellement mourir;
/ c'étaient là de pures apparences qui ne devaient pas les
tromper; en effet, pas plus tard que quatorze jours après
une mort transitoire, il allait renaître. Il les engagea à
ne jamais abandonner la foi et les préceptes qu'il leur
avait communiqués, et à conserver toujours une fidélité,
un amour et un respect absolus à l'Altesse Sublime.
En ce qui concernait ce qu'on devait faire de son corps,
il recommanda à ses plus affidés confidents de l'enterrer
en secret et de telle sorte que personne ne pût savoir où
il aurait été mis. Nul doute qu'il ne voulût ainsi sous-
traire son cadavre aux outrages des musulmans, et sa tête
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 215
à l'exposition sur les places publiques. Enfin il expira, et
la religion nouvelle, qui reçut en lui son proto-martyr,
perdit du même coup un homme dont la force de carac-
tère et l'habileté lui auraient rendu des services bien
utiles, si sa vie avait pu se prolonger. Les musulmans
ont naturellement une profonde horreur pour le souvenir
de ce chef; les bâbys lui vouent une vénération corres-
pondante. Ils ont raison des deux parts. Ce qui est cer-
tain, c'est que Moulla Housseïn-Boushrewyèh a le pre-
mier donné au bâbysme, dans l'empire persan, cette
situation qu'un parti religieux ou politique ne gagne dans
l'esprit des peuples qu'après avoir fait acte de virilité
guerrière.
Après l'enterrement de Moulla Housseïn, qui eut lieu
avec les précautions prescrites par lui, les bàbys du
château eurent encore à enterrer les blessés qu'ils avaient
ramenés avec eux et dont une bonne partie succomba.
Ensuite, ils exécutèrent une nouvelle sortie. Mais le
Serdar avait quitté la place et était retourné chez lui
avec ses hommes. Débarrassés ainsi du soin de com-
battre, ils ouvrirent les tombes des musulmans, en
tirèrent les cadavres, les décapitèrent, et ayant planté de
grands pieux devant la porte principale de leur château,
ils fichèrent les têtes sur les pointes. Quant aux corps,
ils allèrent les jeter dans le désert, afin que les bêtes
et les oiseaux pussent en faire leur proie. En même
temps, ils recherchèrent avec soin les restes de leurs
compagnons mutilés par les gens du Serdar et les ense-
velirent avec respect. Cela fait, ils rentrèrent dans leur
forteresse.
CHAPITRE IX
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. — TROUBLES
A ZENDJAN.
Cependant, avant d'avoir encore aucune connaissance
de ce qui s'était passé devant le château du Sheykh Te-
bersy , le Shahzadèh Mehdy-Kouly-Mirza s'était mis en
route avec des troupes aussi nombreuses qu'il avait pu
en réunir pour aller retrouver le Serdar Abbas-Kouly-
Khan Laredjany. Il fut rejoint en route par les messagers
de ce seigneur, qui, en lui présentant plusieurs lances
garnies de têtes, lui remirent des lettres un peu ambi-
guës et lui jurèrent, comme c'est d'usage en pareil cas,
par sa tète, par la tète bienheureuse du Roi et par Mour-
téza Aly, que les bâbys avaient été complètement vain-
cus et détruits, ou que, s il en restait par hasard quel-
ques-uns, ce qu'ils ignoraient, ce ne devait pas être
beaucoup. Un discours aussi satisfaisant n'avait point
persuadé le prince, habitué à en faire lui-même de pa-
reils à ses supérieurs ; mais la vue des têtes lui sembla
au moins d'un heureux augure, et il continua sa route,
plein de bonne espérance , considérant la prise définitive
du château comme chose désormais facile ^ et craiçyiQAvt
218 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
que le Serdar n'en eût l'honneur à son détriment. Ainsi
cheminant, livré à ses réflexions, les unes assez douces,
les autres moins, il arriva à un port sur le Kara-Sou,
auprès d'Aly-Abad, et s'y arrêta pour la nuit. Chacun
s'occupait paisiblement à faire cuire son diner, quand
arriva le confident du Serdar, Abdoullah-Khan, l'Afghan,
chargé de donner des explications sérieuses, et qui, sen-
tant la difficulté de sa tâche, se rendit d'abord auprès de
Mirza Abdoullah Newayy, conseiller du prince, avec qui
il avait des liaisons particulières, et lui raconta franche-
ment, autant que la franchise est possible, comment les
choses s'étaient passées et tout le détail; car c'était sur-
tout par le détail qu'on espérait se sauver et donner à
l'accident une couleur moins fâcheuse.
Les deux amis, après avoir raisonné à l'infini sur ce
qu'il était à propos de dire et à propos de taire, se déci-
dèrent à aller ensemble chez le prince et lui firent leur
récit de la façon dont ils l'avaient arrangé. Mehdy-Kouly-
Mirza fut un peu surpris. Ce n'était pas ce à quoi il s'at-
tendait. Mais, en somme, ce qui le frappa davantage,
c'est que le Serdar pouvait être considéré comme ayant
été battu aussi bien qu'il l'avait été lui-même, et cette ré-
flexion, accompagnée de tous les corollaires consolants
pour son amour-propre, lui rendit l'affaire très-agréable.
Non-seulement il ne craignait plus qu'un de ses lieute-
nants se fût paré d'une gloire enviable en prenant le
château des bâbys, mais encore ce n'était plus seulement
lui qui avait échoué : il avait un compagnon et un compa-
gnon auquel il espérait bien faire porter la responsabilité
des deux défaites. Enchanté, il réunit ses chefs, grands
et petits, et leur fit part de la nouvelle, en déplorant,
bien entendu, le triste sort du Serdar, et en faisant
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 249
des vœux ardents pour qu'une autre fois ce vaillant soldat
fût plus heureux.
La satisfaction du Shahzadèh ne fut pas tout à fait parta-
gée par les commandants de ses bandes. Ceux-ci pensè-
rent que la dernière affaire rendait la situation du pays
de plus en plus mauvaise. Le mal n'était pas seulement
que des hommes eussent succombé dans une entreprise
mal conduite; mais chacun pouvait se rendre compte
que l'autorité dés bâbys gagnait dans la province ; qu ? un i
grand nombre de gens, qui ne se déclaraient pas encore,
rç'en étaient pas moins prêts à se joindre à eux aussitôt
qu'ils feraient un mouvement en uvant ; que leurs émisr-
saires étaient si hardis et si soutenus par la peur géné-
rale, qu'on n'osait les arrêter nulle part, bien qu'on
les connût, et que, enfin, si une rencontre, un conflit
était encore nécessaire, on ne pouvait guère compter sur
des troupes battues et maltraitées chaque fois qu'elles
en étaient venues aux mains avec les sectaires. Les gens
raisonnables concluaient de tout cela qu'au lieu de se
promener de droite et de gauche dans la montagne, en
s'exposant sans cesse par une irrémédiable incurie et
une rare incapacité dans tous les genres à ce que quel-
que désastre nouveau arrivât, il vaudrait mieux réflé^
chir, savoir ce qu'on voulait faire, et ne frapper qu'avec
la presque certitude d'atteindre le Eut. Mais le prince ne
goûta pas cette façon de penser, et il s'en vint avec son
monde planter un nouveau camp devant le château du
Sheykh Tebersy.
Du moins c'était son intention d'en agir ainsi; mais
l'aspect du lieu le fit changer d'avis. Devant la porte, il
vit tes pieux sanglants chargés de têtes; de tous côtés,
des cadavres à demi rongés , à demi poutrâ n toa tAws^
220 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
infecte aux alentours. Il ne voulut pas rester là, et alla
s'établir à un farsakh, environ une lieue et demie de ce
lieu détestable, dans un endroit où se trouve un village
nommé Kasbek. Il y mit son quartier général, envoya
faire des recrues dans le pays d'alentour, et expédia des
hommes de corvée pour nettoyer les environs immédiats
du château. Ensuite, il fit commencer un mur d'inves-
tissement autour de la forteresse, et décida que cette fois
ce serait ainsi qu'on s'y prendrait , c'est-à-dire qu'on en-
fermerait les bâbys derrière leurs murailles , qu'on les
harcèlerait d'un feu aussi vif et soutenu que possible, et
que, lorsqu'ils essayeraient de sortir, on les repousserait
du haut des remparts qu'on allait élever. Le prince
distribua les postes que chacun aurait à garder sur le
développement de cette ligne d'investissement; il chargea
de l'approvisionnement des troupes Hadjy Rhan-Noury et
Mirza Abdoullah Newayy. Pour principaux officiers, il
prit le Serdar Abbas-Rouly-Khan Laredjany, auquel, de-
puis son peu de succès, il portait plus d'intérêt ; puis
Nasroullah-Rhan Bendéby, autre chef de tribu, et Mous-
tafa-Rhan, d'Ashref, auquel il donna le commandement
des braves toufenkdjys de cette ville et celui des Sou-
rétys. D'autres seigneurs moins considérables comman-
dèrent les gens de Doudankèh et de Bala-Restàk, ainsi
qu'un certain nombre de nomades turks et kurdes, qui ne
se trouvaient pas compris dans les bandes des grands chefs.
Ces nomades turks et kurdes furent plus particulière-
ment chargés de la surveillance de l'ennemi. On commen-
çait, après des expériences assez multipliées, à admettre
qu'il ne serait pas mal de se garder un peu mieux que par
le passé. Turks et Kurdes furent donc chargés de ne pas
perdre de vue, soit de jour, soit de nuit, ce qui se ferait
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 221
du côté de l'ennemi, et d'avoir l'œil au guet de manière
à prévenir les surprises. Ces précautions établies, on
creusa des trous et des fossés pour y placer des tou-
fenkdjys, qui reçurent l'ordre de tirer sur tous les bâbys
qui se montreraient. On construisit de grandes tours,
d'une élévation égate et même supérieure à celle des dif-
férents étages de la forteresse, et, au moyen d'un feu plon-
geant continu, on rendit plus difficile encore aux ennemis
de circuler surfeurs murailles ou de traverser même la
cour intérieure. C'était un avantage considérable. Mais,
au bout de quelques jours, les chefs bâbys, profitant de
la longueur des nuits, exhaussèrent leurs retranchements
de telle sorte que les tours d'attaque se trouvèrent dépas-
Ainsi, des deux parts , on appliquait les plus anciens
procédés de l'art des sièges. Les Grecs d'Alexandre, les
Romains de Crassus , les Arabes des khalifes ne s'y se-
raient pas pris autrement. Mehdy-Kouly-Mirza, pourtant,
voulut réunir aux moyens antiques quelque chose des
inventions modernes, afin de ne rien négliger, et il fit
venir de Téhéran deux pièces de canon et deux mortiers
avec les munitions nécessaires. Il se procura en même
temps le secours d'un homme de Hérat, qui avait le
secret d'une substance explosive, laquelle, étant allumée,
se projetait à sept cents mètres et incendiait tout. On en
fit l'épreuve, et les résultats furent satisfaisants. Cette
composition fut lancée dans le château, et elle y mit en
flammes et bientôt en cendres toutes les habitations de
bois, de roseau ou de paille que les bâbys s'étaient cons-
truites à l'intérieur, soit dans la cour, soit sur le rem-
part. Tandis que cette destruction avait lieu , les bombes
lancées par les mortiers et les boulets faisaient un tort
222 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
considérable à une bâtisse élevée à la hâte par des gens
qui n'étaient pas architectes, encore bien moins ingé-
nieurs, et qui n'avaient pas songé qu'on pût venir les
attaquer avec de l'artillerie. En peu de temps, les dé-
fenses du château furent démantelées; ce n'étaient plus
que poutres écroulées sous l'action du feu, débris de bois
noircis et fumants, tas de pierres bouleversées.
Les bàbys et leur chef Moulla Mohammed-Aly ne per-
dirent nullement courage. Derrière leurs décombres, ils
se terrèrent dans des trous et des passages souterrains
où les bombes et les boulets ne pouvaient les at-
teindre, et continuèrent à se défendre avec une énergie
Un matin, le prince, rendu plus impatient par les pro-
grès évidents de son attaque et désireux d'en finir à tout
prix, ordonna qu'au lieu de discontinuer au jour, suivant
l'usage, les travaux de la nuit, tous les hommes, sans
exception aucune, eussent à s'y mettre, tant ceux qui
avaient travaillé depuis la veille au soir que ceux qui
avaient dormi. On lui représenta inutilement que les uns
et les autres étaient à jeun et qu'il fallait au moins leur
laisser le temps de se refaire. Il insista, il s'emporta, et
les soldats ennuyés et obstinés se dispersèrent en cou-
rant et allèrent se cacher pour se dispenser d'obéir.
Tout ce que purent faire Djafer-Kouly-Khàn, de Bala-
Restâk, et Mirza Abdoullah, ce fut de rassembler et de re-
tenir une trentaine d'hommes avec lesquels ils s'achemi-
nèrent vers les travaux.
Les bàbys avaient observé de loin le désordre qui s'é-
tait mis dans le camp et, sans en connaître autrement la
cause, ils n'avaient pas hésité à en profiter. Sortant donc
de leurs ruines et de leurs retraites, animés par les cris
fcHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 223
, aigus de leurs femmes et de leurs enfants, ils franchirent
intrépidement les amas de décombres et, au pas de course,
se dirigèrent sur les tranchées pour les bouleverser et
mettre le feu aux tours. Mirza Abdoullah les voyant
venir, se jeta au-devant d'eux et, de son fusil à deux
coups, jeta tout d'abord deux bàbys par terre. Cet exploit
fit l'effet qu'il aurait produit sur une troupe de gazelles.
Il détourna l'attaque, qui, par un mouvement instinctif/
se jeta à gauche, où était Djafer-Kouly-Khan, au pied
d'une tour construite par lui. Ce chef, non moins résolu
que Mirza Abdoullah , l'imita , mais non pas avec le
même succès. Les bâbys, rejetant leurs fusils sur leurs
dos, mirent le sabre à la main et fondirent sur le brave
nomade, qui, serré de près, se réfugia dans le fossé de sa
tour. On l'y suivit ; son neveu eut, à son côté, la moitié
de la tête abattue d'un coup de sabre vigoureusement
porté. Il aurait été tué lui-même, sans aucun doute, si
les bàbys, à ce moment, rudement assaillis par les hom-
mes de l'armée royale qui se ralliaient et accouraient au
péril, n'avaient été contraints de songer à eux-mêmes et
de sortir du fossé. Pendant le tumulte, Djafer-Kouly-
Rhan se hissa sur la berge et, se réunissaht aux siens,
continua à combattre, bien que blessé au côté d'un coup
de hache. Enfin il tomba. Les bàbys , après avoir mis le
désordre dans les tranchées et démoli une tour, ne trou-
vèrent pas possible de pousser plus loin leurs avantages.
Ils rentrèrent et se tinrent cois le reste du jour. Mais,
de nouveau, les assaillants étaient découragés.
Le siège durait depuis quatre mois et on ne faisait pas
de progrès sensibles. Les fortifications primitives avaient
été renversées; mais, avec une énergie qui ne se démen-
tait pas, les bâbys les avaient remplacées par d'autres et,
224 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSTi
jour et nuit, les réparaient et les augmentaient /On ne
pouvait prévoir l'issue de cette affaire, d'autant moins
que, comme je le raconterai tout à l'heure, leMazendéran
n'était plus la seule partie de la Perse où les partisans de
la religion nouvelle donnassent de si terribles preuves de
leur foi, de leur zèle et de leur intrépidité. Le roi et le
premier ministre, inquiets d'une telle situation, firent
éclater leur colère contre les chefs envoyés par eux On
ne se borna pas à leur reprocher leur incapacité dans les
termes les plus amers, on les menaça, eux et tous les
peuples de la province, de les traiter comme des bàbys si
l'affaire n'était terminée au plus vite. Là-dessus le com-
mandement fut ôté à Mehdy-Rouly-Mirza et donné à
l'Afshar Souleyman-Rhan, homme d'une fermeté connue
et d'une grande influence, non-seulement sur sa propre
tribu, une des plus nobles de la Perse, mais encore sur
tous les gens de guerre, qui le connaissaient et le tenaient
en grande estime. Il emporta les instructions les plus
rigoureuses.
Il se rendit immédiatement au château du Sheykh
Tebersy et renforça les assiégeants des cavaliers turks
qu'il amenait avec lui. Les travaux furent repris avec une
activité qu'on n'avait pu encore leur imprimer. Le chef
était sévère, on savait que ses ordres étaient sans appel.
Avec lui, il y avait autant, sinon plus de dangers à re-
culer qu'à avancer. Aussitôt qu'une brèche nouvelle eut
été à peu près pratiquée, Souleyman-Khan y poussa ses
troupes et donna l'assaut sur tout le pourtour du fort à
la fois. Les bâbys le reçurent avec la résolution froide et
endiablée que Ton pouvait attendre d'eux.
Mirza Rérym-Rhan, d'Ashref, réussit, cependant, à ga-
gner la crête du mur avec quelques-uns de ses hommes.
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKK TEBERSY. 225
Aussitôt son porte-fanion, qui le suivait, tomba à la ren-
verse, frappé d'une balle; mais Kérym-Khan, étendant
le bras, saisit le fanion, qui ne suivit pas son porteur
dans sa chute; puis, élevant et secotfant son étendard, il
fit tête dans la mêlée et entraîna les siens à travers une
grêle de balles. Il était si avant au milieu des ennemis
que les flammes des amorces lui brûlaient autour du
visage. Aussi affolé que les bàbys, il se maintint, les
poussa, gagna une tour, les en chassa et planta son fanion
au sommet.
A cette vue, Mohammed-Salèh-Khan, frère de Djafer-
Kouly-Rhan, avec quelques hommes de Bala-Restak, ac-
courut à son aide, et il aurait été suivi d'un grand nombre
de soldats, si Mehdy-Kouly-Mirza, pris de peur, n'avait
fait battre les tambourins pour rappeler son monde. Ace
signal qu'ils n'étaient plus soutenus, les deux chefs, déjà
maîtres d'une bonne position, durent se résigner à la
perdre et réussirent à la quitter. Mais Souleyman-Rhan,
désolé, fit honte au prince et à ceux qui pensaient et
parlaient comme lui. Il leur remontra que c'était par de
telles façons d'agir qu'ils avaient encouru la disgrâce
royale; il les menaça durement et déclara qu'on recom-
mencerait l'assaut dès le lendemain. Il fondait une forte
espérance de succès sur ce que les bàbys, outre qu'ils
étaient sans chef et fort réduits de nombre, souffraient
de toutes les tortures de la faim, leurs provisions étant
complètement épuisées.
Ce renseignement était venu d'une façon moralement
assez triste. Au milieu de tant de gens si convaincus et
si résolus, il s'en trouva pourtant un qui perdit courage.
Il se nommait Aga Resoul. Devant les souffrances déjà
endurées et la fin certaine, il vit s'évanouir s& foi va&-
226 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
qu'alors soutenu, exalté comme tous ses compagnons, il
déserta. Il vint trouver le prince, et celui-ci le reçut avec
une joie parfaite, lui pardonna et lui fit des cadeaux. Ce
qui est propre à dégoûter des grandes entreprises, c'est
qu'on n'y saurait renoncer pour rentrer simplement dans
le plain-pied de la vie ; quand on faiblit, de sublime on
devient vil. Aga Resoul raconta tout ce qui se passait
dans le fort et remplit les musulmans (le joie en leur
montrant la victoire sous leur main, ce dont ils n'étaient
pas sûrs encore. Il ne s'arrêta pas là et voulut s'iUiistret"
dans son nouvel état. Il avait l'habitude de l'extrême.
Rentrant dans la forteresse, où l'on ne s'était pas encore
aperçu de son absence, il pratiqua une trentaine d'hommes
de son village, sur lesquels sa naissance assez bonne lui
donnait dé l'influence et qui n'étaient devenus bâbys que
par lui. Par lui encore ils devinrent déserteurs, considé-
rant comme un devoir supérieur à tout autre de servir
leur chef, même au mépris d'une religion à laquelle jus-
qu'alors ils avaient tant donné.
Ayant donc cédé à ses instigations, ils quittèrent le
château sans rien dire et s'acheminèrent vers les tran-
chées. Mais les nomades du Laredjàn, qui étaient de garde
ce jour-là et ne savaient pas un mot ni des intentions de
ces nouveaux amis ni de ce qui était convenu avec les
chefs de Farinée, firent feu sur eux, tuèrent Aga Resoul
et plusieurs autres, et contraignirent le reste à rebrousser
chemin et à retourner aux bâbys, qui, les ayant vus sortir
et les voyant rentrer sans que rien pût expliquer cette
façon de faire, leur dirent : « Vous êtes des traitres*
Mourez I » et ils furent massacrés à coups de sabre. Il y
eut quelques jours après encore un apostat, ce fut Riza-
Khan, un des fils de Mohammed-Rhan, grand écuyer du
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 227
roi, qui avait suivi Moulla Housseïn et jusque-là partagé
bravement la fortune de la secte. Mais, lui aussi, faible
devant la faim, s'échappa la nuit et vint demander
grâce au prince, qui lui pardonna. Quelques autres bâbys
furent moins coupables peut-être, mais non par pardon-
nables. Ils partirent en armes, traversèrent l'armée royale
endormie et, gagnant la montagne, se dispersèrent et
prirent la route des villages d'où ils étaient venus. Ceux-
là trahirent leurs compagnons, mais non leur conscience.
Ceux qui restaient fermes avaient achevé de manger, non-
seulement leurs dernières provisions, mais le peu d'her-
bes qu'ils avaient pu recueillir dans leur enceinte et l'è-
corce entière des arbres. Il leur restait le cuir de leurs
ceinturons et les fourreaux de sabre. Ils recouraient
aussi à l'expédient indiqué jadis par l'ambassadeur d'Es-
pagne aux ligueurs assiégés dans Paris : ils broyaient des /
ossements de morts et en faisaient une sorte de farine. '
Enfin, poussés à bout, ils se déterminèrent à une sorte
de profanation. Le cheval de Moulla Housseïn était mort
des blessures qu'il avait reçues dans cette nuit san-
glante où son maître avait succombé. Les bàbys l'avaient
enterré par respect pour la mémoire de leur saint, et
quelques rayons de sa gloire, quelque chose de la vé-
nération profonde qu'il inspirait, flottaient sur la tombe
du pauvre animal.
Un conseil de guerre se réunit et, en déplorant la né- ■
cessité de discuter de semblables sujets, on mit en déli-
bération de savoir si l'excès de la détresse pouvait auto-
riser les fidèles à déterrer le coursier sacré et à s'en faire
un aliment. Avec une douleur vive on décréta que l'ac-
tion serait excusable. On reprit donc à la terre ce qu'on
lui avait donné, on se partagea les lambeaux du cheval,
228 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
et, les ayant fait cuire avec de la farine d'ossements, on
les mangea, puis on reprit les fusils.
L'attaque commandée par Souleyman-Khan commença.
Au milieu d'une fusillade bien nourrie, des planches et
des troncs d'arbres furent jetés sur le fossé du château,
du côté de l'ouest, et Mirza Abdoullah Newayy s'élança,
suivi des Bendépis, de quelques Ashréfys et des combat-
tants de Bala-Restak. On était au commencement de la
nuit. Les bàbys se portèrent sur la brèche pour la dé-
fendre et un affreux tumulte commença, dominé çà et là
par les cris déchirants et aigus des femmes mêlées à leurs
maris. Les bàbys essayèrent de proflter de ce premier
moment d'attaque pour sortir en masse du château et se
frayer une route vers la forêt. Ils auraient ainsi pu espé-
rer, sinon le salut, du moins le renouvellement et la pro-
longation de la lutte, mais ils ne réussirent pas, et leur
impétuosité vint se briser contre le nombre de leurs enne-
mis, bien que, au premier abord, ceux-ci eussent plié. Ils
lavaient fait, non par manque de cœur, mais, en réa-
lité, parce que la presque totalité des musulmans con-
sidéraient les bàbys comme autre chose que des hommes,
ou, pour le moins, comme des hommes fées. Aussi recou-
raient-ils à tous les moyens extrêmes pour en avoir
raison. Un homme de Talisch tirait avec des pièces d'or
sur tel des champions bàbys qui lui semblait plus parti-
culièrement redoutable. Il est singulier que cette supers-
tition se retrouve en Perse comme en Ecosse, où les
(tovenantaires visaient avec des balles d'argent sur ceux
de leurs persécuteurs qu'ils croyaient enchantés. En lut-
tant avec cette rage et cette exaltation, qui en faisaient plus
et autre chose que des soldats ordinaires, les deux partis
se confondirent et en vinrent à user du pistolet plus que
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 229
du fusil, et du poignard plus que du sabre. Les hommes
roulaient pêle-mêle dans le fossé, sur les ruines du mur,
sur les débris des tours. Comme un tourbillon de feuilles,
les vivants, les blessés, cramponnés les uns aux autres et
se poussant comme les vagues d'une mer secouée par la
houle, assaillants et défenseurs, tombèrent confondus dans
la vaste cour du fort. L'entrée était décidément forcée.
Les soldats de Souleyman-Khan arrivaient de tous les côtés
et les bâbys ne pouvaient ni les repousser, ni se débander,
ni se faire jour. Au milieu du tumulte, quelques-uns
d'entre eux demandèrent à capituler.
On leur répondit d'apostasier et qu'alors on pourrait
s'entendre. Là-dessus le combat se ralentit un peu et on
commença à parlementer. Il fut convenu, après quelques
difficultés, que les bâbys se rendraient et que, sans con-
ditions aucunes, sinon celle de quitter leur château, on
leur garantirait la vie sauve. Cette stipulation ayant été
agréée, Mehdy-Kouly-Mirza et les généraux rappelèrent
leur monde et le firent rentrer dans le camp. Cependant
ils tenaient leurs soldats sur pied dans l'attente de la
façon dont les bâbys exécuteraient leur engagement. Les
soldats, d'ailleurs, étaient également curieux de voir ce
qui restait de cette garnison encore si redoutée et dont les
exploits, avant d'avoir cessé, étaient déjà devenus légen-
daires.
Les bâbys parurent; il n'en restait plus que deux
cent quatorze, dont un certain nombre de femmes, et tous
dans un tel état d'épuisement qu'on peut à peine se le
représenter. On leur donna des tentes, où ils s'établirent;
on leur fournit des vivres, et, pendant plusieurs heures,
ils ne s'occupèrent qu'à réparer leurs forces, les chefs de
l'armée royale leur témoignant d'ailleurs des égards.
230 CHUTE DU CHATEAU* DU SHEYKH TEBERSY.
Mais le lendemain, Souleyman-Khan, le Shahzadèh, les
chefs, invitèrent les principaux bèbys à déjeuner. Ceux-ci
acceptèrent et la réunion eut lieu dans la tente du prince,
située au milieu du camp. Dès les premiers propos, on
parla religion. Les bèbys ne cherchèrent nullement à
dissimuler leur haine et leur mépris pour l'Islam et se
mirent à argumenter avec cet entraînement et cette viru-
lence qui leur étalent ordinaires. On répondit peu de pa-
roles ; car les actes allaient parler et l'on tenait le pré-
texte que l'on voulait avoir. A un signal convenu, les
soldats se précipitèrent dans la tente et arrêtèrent les
hôtes, tandis qu'une autre troupe, se jetant sur le gros
des bàbys, couchés sans défiance dans le quaitier qu'on
leur avait assigné, les garrottèrent et les amenèrent à
l'endroit où étaient déjà étendus les principaux d'entre
eux.
La trahison est quelquefois tentante et douce au cœur
de la lâcheté victorieuse ; mais elle a son embarras, celui
de ne pouvoir pas s'avouer, même devant les victimes. Il
faut la farder. Le prince Mehdy-Rouly-Mirza prétendit
que l'honneur de la religion, que les lois expresses de sa
foi et que sa loyauté envers son souverain le forçaient de
violer sa parole. Il fit des phrases, et quand elles furent
faites, il ordonna de réserver Moulla Mohammed-Aly
Balfouroushy et les principaux officiers; quant au reste,
il fit étendre par terre, les uns à côté des autres, tous les
captifs, et, un à un, on leur ouvrit le ventre. On remarqua
qu'il y eut plusieurs de ces malheureux dont les entrailles
' étaient remplies d'herbe crue. Cette exécution achevée,
on trouva qu'il restait encore quelque chose à faire et on
assassina les transfuges auxquels on avait pardonné. 11 y
avait aussi des enfants et des femmes ; on les égorgea de
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 231,
même. Ce fut une journée complète. Oii tua beaucoup et
on ne risqua rien» Tous les bàbys étant morts, et là certi-
tude acquise que de ces sectaires redoutés on ne rencon-
trerait tout au plus que les ombres, on se rendit au châ-
teau du SheykhTebersy, et on se promena dans les décom-
bres. On admira avec un profond étonnement les efforts
extraordinaires qu'il avait fallu, à des hommes privés
des instruments et surtout des connaissances néces-
saires, pour construire tant de murs, creuser tant de pas-
sages, combiner tant de défenses. On trouva aussi un
grand nombre d'armes et de meubles, comme tapis et
ustensiles divers, dont on s'empara. Une partie provenait
du butin que les bâbys avaient fait naguère dans leurs
expéditions heureuses, notamment les bagages de Mehdy-
Kouly-Mirza, qui eut le bonheur de s'en ressaisir.
Cependant, dès le lendemain et le surlendemain, la nou-
velle de la victoire définitive ayant été portée à Balfou-
roush, à Sâry, à Ashref, dans les villes et villages de la
province, les moullas accoururent au camp pour voir
comment les choses s'y passaient. On leur raconta la
mort des bàbys; ils en félicitèrent ceux qui ne s'étaient
pas arrêtés à de vaines formalités d'engagements, ces en-
gagements n'étant pas valables aux yeux de la loi. Puis ils
insistèrent pour qu'on se défit de même, sans attendre les
ordres de Téhéran, de Hadjy Mohammed-Aly et de ses
compagnons. Bref, leâ moullas se montrèrent ce que sont
la plupart des hommes ayant leur passion et se trouvant
à même de la satisfaire. Il faut être juste : ce ne fut pas
parce qu'ils étaient moullas qu'ils parlèrent, pensèrent et
agirent ainsi ; il suffisait qu'ils fussent des hommes.
Hadjy Mohammed-Aly et ses officiers furent donc con-
damnés à être exécutés Sur la place de Balfouroush^etils
232 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
le furent. On leur avait annoncé d'avance, sans doute par
une précaution de l'orgueil inquiet, que, quand même
ils abandonneraient leur religion et retourneraient à l'Is-
lam, l'apostasie ne leur serait d'aucun avantage et ne les
empêcherait pas d'aller aux mains des bourreaux. Ils
reçurent cette communication avec un mépris froid et
moururent sans parler. Pendant plusieurs semaines, on
rechercha çà et là dans le pays ceux qui passaient pour
bébys et on les massacra. Mais cette enquête n'alla pas
loin. Les vainqueurs ne se souciaient pas de ranimer la
lutte, tout au contraire ; et comme un grand nombre de
demi-indifférents laissaient cependant percer une par-
tialité qui pouvait devenir dangereuse, les moullas et les
chefs se hâtèrent de mettre fin à cette affaire et s'enten-
dirent pour qu'on s'entretînt le moins possible de ce qui
avait eu lieu. D'ailleurs, on se rendait parfaitement compte
que si le bàbisme était étouffé dans le Mazendérân, il ne
Tétait nullement ailleurs. Toute la Perse, on peut le dire,
le pays entier frémissait sous l'imDression de la doctrine
nouvelle et attendait avec un intérêt extrême ce que
produiraient les conséquences que Moulla Housseïn-Boush-
rewyèh, le premier, avait osé en tirer.
A Shyraz, le Bàb, confiné dans sa maison, effrayait tout
le monde par cette puissance évidente qui lui faisait re-
muer au loin le Mazendérân. Le Rhorassan était plein de
bàbys.Il en existait, il s'en formait partout. On a vu qu'ils
avaient semé leur graine à Ispahan, àRashan, à Kazwyn.
Gourret-oul-Ayn s'était éloignée du Mazendérân aussitôt
que la guerre avait éclaté. Ses partisans avaient rejoint
en grande partie la garnison du château du Sheykh Te-
bersy ; le reste avait été prêcher et convertir hors de la
province. Elle-même, gagnant Hamadan, avait étendu son
TROUBLES A ZENDJAN. 233
influence même sur les juifs, qui, chose bien singulière, se
montraient ailleurs aussi, à Shyraz, par exemple, très-
préoccupés de la nouvelle foi. Puis, elle avait disparu, et
personne n'eût pu dire, sauf ses confidents intimes, ce
qu'elle était devenue. D'accord, probablement, avec les
chefs de la secte, elle était entrée à Téhéran et s'y ca-
chait. A Razwyn, le mal avait aussi fait de grands pro-
grès. Il allait éclater à l'heure même, d'une façon plus
redoutable encore que dans le Mazendérân, dans une
ville où rien jusqu'alors n'indiquait qu'il eût gagné du
terrain et dont on n'avait point parlé. Cette ville était
Zendjàn, dans le Rhamsèh.
Le Rhamsèh est une petite province à l'est du Raflàn-
Rouh, ou montagne du Tigre, entre l'Aragh et I'Azer-
beydjan. Sa capitale, Zendjàn, d'un joli aspect, est
ceinte d'un mur crénelé garni de tours, comme toutes les
cités persanes. La population y est turke de race, et, si
ce n'est par les employés du gouvernement, le persan y
est peu parlé. Les environs de la ville sont bien fournis
de villages, qui ne sont pas pauvres ; des tribus puis-
santes les fréquentent surtout au printemps et en hiver.
Il se trouvait dans cette ville un moudjtehed appelé
Moulla Mohammed-Aly Zendjany. Il était natif du Mazen-
dérân et avait étudié sous un maître célèbre, décoré du
titre de Shérif-oul-Ouléma. Mohammed-Aly s'était adonné
particulièrement à la théologie dogmatique et à la juris-
prudence; il avait acquis de la réputation. Les musulmans
assurent que, dans ses fonctions de moudjtehed, il faisait
preuve d'un esprit inquiet et turbulent. Aucune question
ne lui semblait ni suffisamment étudiée ni convenable-
ment résolue. Ses fetwas multipliés troublaient constam-
ment la conscience et les habitudes des fidèles. Avide de
234 TROUBLES À ZENDJAN.
nouveautés, il n'était ni tolérant dans la discussion, ni
modéré dans la dispute. Tantôt il prolongeait indûment
le jeûne du Ramazan pour des motifs que personne
n'avait donnés avant lui; tantôt il réglait les formes de
la prière dune façon tout inusitée. Il était désagréable
aux gens paisibles, odieux aux routiniers. Mais, on
l'avoue aussi, il comptait de nombreux partisans qui le
considéraient comme un saint, prisaient son zèle et ju-
raient d'après lui. A s'en faire une idée tout à fait impar-
tiale, on peut voir en lui un de ces nombreux musulmans
qui, au vrai, ne le sont pas du tout, mais que presse un
fond très-ample et très-vivace de foi et de zèle religieux
dont ils cherchent l'emploi avec passion. Son malheur
était d'être moudjtehed et de trouver, ou plutôt de croire
trouver un emploi naturel de ses forces dans le boule-
versement des idées reçues en des matières qui ne com-
portent pas cette agitation.
Il en fit tant que, malgré ses nombreux appuis et
peut-être même à cause d'eux, ses collègues se mirent en
guerre ouverte avec lui, l'accusèrent à Téhéran, firent
agir le haut clergé de cette ville, bien payé pour suspec-
ter tous les instigateurs de nouveautés, et il fut mandé à
la capitale par le premier ministre. On était encore sous
Mohammed-Shah. Hadjy Mirza Aghassy, comme c'était
son usage, causa avec lui, chercha à l'embarrasser, s'en
moqua, lui dit des injures, lui fit des cadeaux et lui or-
donna de se choisir un logement à sa guise, de vivre en
paix, autant que possible, avec tout le monde, mais de
ne pas penser à Zendjân, où il ne voulait pas qu'il re-
tournât.
C'était l'époque oùMoulla Housseïn-Boushrewyèh était
lui-même à Téhéran. Le moudjtehed, mécontent, eut avec
TROUBLES A ZENDJAN. 235
lui des. Conférences et devint bâby du fond de l'àme.
Après le départ de l'apôtre, il se mit en communication
directe avec le Bàb et puisa dans cette correspondance
sacrée un enthousiasme qui ne le cédait à celui d'aucun
des chefs de la secte. Les nouvelles du Rhorassan, puis
celles du Mazendéràn, le remplirent d'une joie qui
allait jusqu'à la frénésie. La gloire, les mérites deMoulla
Housseïn lui parurent dignes de devenir aussi ses mérites
et sa gloire. Mohamme.d-Shah était mort, son ministre en
fuite. Un nouveau règne, de nouvelles maximes lui paru-
rent faciliter ses projets. Profitant de ce que le capitaine
des gardes du palais, Émyr Aslan-Rhan, était nommé
gouverneur de Zendjân,il résolut de braver les défenses
qui lui avaient été faites d'y retourner. Un soir, il ôta son
turban, prit un habit de soldat, se glissa hors des portes
de Téhéran, et, montant à cheval, se dirigea rapidement
sur la ville où il avait gardé toute son influence.
Il y fit une entrée triomphale et telle qu'il ne l'aurait
pas eue quelques mois auparavant. En effet, devenu bàby ,
il vit s'ajouter à tous ses anciens amis ceux de la doctrine
nouvelle. Une grande quantité d'hommes riches et consi-
dérés, des militaires, des négociants, des moullas même,
vinrent à sa rencontre à une ou deux stations de distance
et le conduisirent à sa demeure, non comme un réfugié
qui rentre, non comme un suppliant qui ne demande que
le repos, non pas même comme un rival assez fort pour
se faire craindre : ce fut un maître qui apparut. Dès le
premier moment, il fit appel aux armes. Ne se souciant
ni du gouverneur ni des moullas, il parcourait les rues à
la tête d'une forte troupe d'hommes armés. 11 prêchait
dans les mosquées et les faisait retentir d'accents non
moins véhéments que ceux dont Moulla Housseïn avait
236 TROUBLES A ZENDJÀN.
troublé les voûtes des temples de Nishapour. En peu de
temps il avait réuni sous sa main quinze mille hommes, ^
et en réalité, il régnait.
On avait appris à Téhéran une partie de ces détails,
et comme l'affaire du Mazendérân n'était pas encore ter-
minée, le nouveau premier ministre, Mirza Taghy-Khan, ,
extrêmement inquiet de cet autre commencement d'in-
cendie, expédia à Émyr Aslan-Khan l'ordre de s'emparer
de la personne du perturbateur. Mais il était plus facile
ici de commander que d'exécuter. Le gouverneur comprit
qu'au moindre mouvement suspect de sa part, la lutte •
s'engagerait. Il n'avait rien pour la soutenir ; lui, les moul-
las et le petit nombre de musulmans restés fidèles suc-
comberaient certainement. On se consulta et l'on dut se
résigner à attendre. Il se passa ainsi quelque temps en
observation mutuelle.
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